À travers l’océan, les fenêtres

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Nous voilà parvenus au terme de ce voyage, lequel n’a pourtant pas épuisé l’initiation. Nous avons effectué une révolution copernicienne en regardant à travers et au-delà de l’océan, cet océan dont nous parlions au moment de nous mettre en route. L’océan est la fenêtre, les fenêtres sont l’océan. Au demeurant, ce ne sont ici que les premiers pas d’une entreprise infinie, toujours renouvelée, toujours à recommencer. De l’autre côté de l’océan, il reste néanmoins quelques visions : les fenêtres se ressemblent tellement avec la transparence de leur vitre, la limite de leur cadre et la relativité de leur point de vue. D’ici, de l’océan, il n’est pourtant pas question de relativiser les vérités des fenêtres, cela serait aussi prétentieux que de s’arroger le monopole du seul vrai « point de vue ». De l’océan, on constate simplement, et seulement, la pluralité des fenêtres et la communauté des expériences. C’est tout, c’est assez – à la condition de se mettre en route. Il faut aller, apprendre, s’initier. Avec détermination, disions-nous, et humilité.

Au cours de nos pérégrinations, nous avons pu nous entretenir de l’être humain, de la foi, de la raison, de la tolérance, du respect, de l’universel et de la quête de sens. Mais aussi de la liberté, de l’égalité, de la femme, de l’homme, de l’éthique, de l’appartenance et de l’amour. Dans cet océan, il y avait des sentiers, des chemins, des vallées et des montagnes ; des questions, des doutes, des propositions et quelques thèses. Un horizon large et de nombreux miroirs abordés au gré des rencontres avec les spiritualités de l’Afrique et de l’Orient, les philosophies de l’Orient et de l’Occident et les religions monothéistes. Des expéditions vers des confins éloignés et des retours, cycliques, sur certaines questions ou certains sujets en empruntant d’autres sentiers, en regardant par d’autres fenêtres, ni tout à fait les mêmes ni tout à fait différentes.

Cette initiation est un miroir. L’architecture du texte en est son reflet. Quatorze chapitres qui représentent deux cycles de sept, chiffre du symbole universel, présent dans presque toutes les traditions : les quatre points cardinaux et les trois ordres du ciel font sept, les sept chakras de l’hindouisme, les sept emblèmes de Bouddha, les sept cieux, les sept jours de la semaine, le symbole de l’achèvement dans la kabbale juive est sept, les sept récipients de Jésus et les sept sacrements, les sept versets de l’ouverture (Fātiha) et les sept circumambulations autour de la Kaaba à La Mecque, et tout à l’avenant. Deux fois sept, donc, pour refléter la linéarité, l’évolution et le retour cyclique du même et du différent à travers l’universalité du symbole. Avec des miroirs et des échos : le chapitre premier traitant de la quête de l’universel fait écho au chapitre huit s’intéressant à l’indépendance de l’universalité de l’éthique ; le chapitre sept qui s’intéresse à la femme et à l’homme faisant miroir au présent chapitre, qui parle de l’amour et du détachement. Deux cycles de sept consacrés à des thèmes qui vont et qui reviennent, et entre lesquels il existe des correspondances, des ponts, des échos et des répétitions qui n’en sont pas.

Les pages de ce livre sont un curieux mélange de pensée analytique, de cartésianisme, de rationalisme rigoureux et d’envolées mystiques, parfois bien éthérées. Étrange voyage, en vérité, dans les contrées des philosophies orientales, des religions, des sciences, de la psychologie et des arts : volant de l’un à l’autre, tissant des liens, ouvrant des horizons à partir de l’un et du multiple comme si la présence de l’océan suffisait à ouvrir les fenêtres plutôt qu’à les fermer. S’agit-il donc de l’œuvre d’un esprit oriental ou celle d’un intellect occidental ? La logique l’emporte-t-elle ici sur l’imaginaire, la structure sur la forme, la science sur l’art ? Comment qualifier cette œuvre et définir l’esprit qui l’a pensée et produite : celui-ci doit bien avoir sa fenêtre, à lui, qui permettrait de l’identifier et de le catégoriser ? Quatorze chapitres, « deux fois sept », dont les thèmes et les étapes se parlent et se complètent : est-ce donc le fruit du hasard ou le produit d’une volonté qui a systématiquement planifié la structure symbolique de sa quête ? Ou serait-ce le hasard de l’écriture rencontrant, comme un signe, l’impérative contingence des signes qui font sens ? Contingence découverte a posteriori, certes, mais qui devait bien être là a priori avec ou sans la conscience de l’auteur, dans son inconscient peutêtre ou dans les desseins du Divin. Qui peut donc répondre à ces questions ? Quelle analyse de texte aurait le fin mot de ces secrets qui orientent une conscience, un esprit ou un cœur et qui sont la perle cachée des spiritualités, des philosophies et de l’art ?

Ce voyage initiatique est un miroir, nous l’avons dit. Le lecteur y rencontrera parfois ses doutes, parfois ses espérances et parfois ses certitudes. D’aucuns considéreront que l’architecture est le pur fruit du hasard et qu’elle a bien des défauts. D’autres y verront les expressions d’un déterminisme physique ou psychologique dévoilé par une sublimation nécessairement involontaire. D’autres encore ne pourront pas concevoir que cet ordre n’ait pas été voulu, pensé, et ils trouveront d’ailleurs d’autres correspondances plus profondes enrichissant encore le dialogue du texte avec lui-même par la médiation du lecteur. D’autres enfin n’y verront rien, ou presque rien. On lit un livre comme on lit le monde, somme toute. Il y a ce qu’il nous dit objectivement et ce que nous y projetons subjectivement. Ce qui est et ce que nous voyons, ce que nous voyons et ce que nous espérons.

Nous nous sommes plongés dans l’océan. Nous nous y sommes parfois perdus. Volontairement ou non, c’est selon. Le but de l’expédition était de nous libérer des fenêtres et des points de vue pour faire corps avec le grand large, l’« objet commun observé », et tenter d’approcher les abords de l’universel partagé et de la diversité. Accoster sur les rives de cette philosophie du pluralisme où la différence des hommes, des religions et des cultures est si commune comme sont communes leurs expériences, leurs souffrances et leurs espérances. Loin du « soi » et du « moi », il fut question d’un voyage vers le Tout. L’océan nous a accueillis et à mesure que nous étions emportés d’une vague à l’autre, d’une rive à l’autre, il nous révélait ses secrets : l’océan aussi est un miroir. Nous voyons s’y refléter notre propre image : le « soi » est allé à « soi », le « moi » au « moi » et le voyagemiroir nous a menés aux confins de l’océan-miroir. Et nous nous observons, le moi dans le Tout, au gré des vagues si proches, si éphémères, dans l’immensité de l’infinie surface de la mer. C’est l’expérience de Narcisse : il s’est vu, il s’est retrouvé, il s’est trouvé beau, il s’est noyé, il s’est perdu. Il s’agit ici de ne pas se noyer dans l’image de ses propres certitudes, s’y enfermer, s’illusionner et enfin s’y perdre en croyant s’être trouvé. L’esprit dogmatique confond sa conviction exclusive avec l’océan des quêtes et des vérités humaines. Le dogmatisme est à la pensée ce que le narcissisme est à l’image de soi : une hypertrophie de l’ego qui réduit l’océan à sa fenêtre. Même en voyage, même en route, nous n’en sommes pas à l’abri.

Le temps est linéaire ou cyclique. Les sentiers sont escarpés et sont parfois des montagnes, des plaines et les vastes étendues du désert ou de la mer. On va, pour avancer, ou simplement pour aller, ou pour revenir, et l’on apprend à être, à vivre, à penser et à aimer. À l’intérieur de l’être, il y a cet ego qui parfois nous enferme, nous oppresse et nous rend aveugles avec, en sus, cet attrait du pouvoir qui nous colonise, nous, nos amis, nos ennemis, ou nous tous à la fois. La mort, les souffrances et les séparations de la vie nous blessent, nous brisent ou simplement nous tuent. La misère, la faim, le chômage avec ces chemins de l’exil qui nous rendent étrangers à nous-mêmes, à nos racines et au monde.

Où faut-il donc aller puisque aller ne semble servir à rien ? Le monde est une prison où l’on joue à maquiller nos barreaux. La vie est une prison, la vie est un jeu, faut-il donc se satisfaire de jouer en prison ? Nous regardons autour de nous, nous-mêmes, les nôtres et les autres. Et la tristesse gagne : si peu d’esprit critique, si peu de curiosité, si peu d’amour. Nos convictions reflétées dans l’océan nous donnaient peut-être raison de nous noyer : ne vaut-il mieux pas ne rien voir plutôt que d’observer le spectacle désespérant des interminables luttes fratricides, des ambitions humaines et des relations de domination et de pouvoir ?

De l’horizon, du silence de notre intimité comme de celui des espaces infinis, on entend pourtant le murmure d’autres voix, d’autres espérances. Il faut lever la tête, tourner son visage vers le grand large et sentir naître du tréfonds de son être une autre aspiration. Les profonds silences nous appellent et nous parlent. Il s’agit d’une quête, d’une initiation : il faut se mettre en route. Vraiment. Quitter sa fenêtre, prendre le chemin des questionnements, des vérités, des beautés, des souffles et de l’amour. Chercher, les yeux fixés sur l’horizon, et plonger pleinement dans l’océan. Se retrouver à l’intérieur de soi, se redécouvrir, se connaître et se reconnaître dans les forces infinies et les richesses inestimables de la connaissance, de la communication, du don et de la fraternité. Le regard change, l’univers a changé : extraordinaire pouvoir de ce nouveau regard ! Il y a du sens, il faut donner du sens et donner de soi pour le sens.

Comme il faut savoir résister à soi, aux hommes, à tous les manquements et à tous les excès. Les plus belles paroles peuvent devenir les armes les plus dangereuses entre les mains des êtres humains. La vigilance et l’engagement s’imposent pour protéger la dignité, la justice et l’esprit critique, de soi à soi, de soi aux siens, de soi aux autres. Le souci de cohérence habite la conscience des humanismes nourris par les religions, les spiritualités et les philosophies. Voilà que le grand large fait naître en notre cœur une autre dimension, un autre paysage, un autre regard. Du silence et des rencontres. Les vents donnent naissance au souffle intérieur, à la force de l’intimité qui, lentement, profondément, prend confiance. L’appel provient du monde comme du cœur et ils se font écho. Les expériences de la quête, du don de soi, de la résistance et de la cohérence sont certes accompagnées de difficultés, de doutes, de larmes et de douleurs, mais elles élargissent notre horizon à la diversité, au pluralisme, à l’humanité et à l’universel partagé. Avec la confiance retrouvée, les fenêtres s’ouvrent et la curiosité et l’amour nous parlent de la beauté de l’océan unique et pluriel. De cet océan-miroir qui, en reflétant notre image, nous renvoie désormais celle de l’humanité en quête de raison, ou de Dieu, ou de vérité, ou de bonheur, ou d’amour – en quête de sens, de sérénité et de paix, toujours.

8 Commentaires

  1. Hum… Il est peut être tard (23h00 passée) pour moi pour comprendre ce texte, ou alors le texte est réellement difficile à suivre.
    Je tenterai une deuxième lecture un autre jour, si Dieu le veut, au petit matin.

    • Après relecture, trois passages sont à retenir de ce texte:
      Sur ce livre-océan de 14 chapitres, et la perception de ce qu’il contient:
      « On lit un livre comme on lit le monde, somme toute. Il y a ce qu’il nous dit objectivement et ce que nous y projetons subjectivement. Ce qui est et ce que nous voyons, ce que nous voyons et ce que nous espérons. »
      Sur ce qu’il constate:
      « Nous regardons autour de nous, nous-mêmes, les nôtres et les autres. Et la tristesse gagne : si peu d’esprit critique, si peu de curiosité, si peu d’amour. »
      Et sur son message:
      « Les expériences de la quête, du don de soi, de la résistance et de la cohérence sont certes accompagnées de difficultés, de doutes, de larmes et de douleurs, mais elles élargissent notre horizon à la diversité, au pluralisme, à l’humanité et à l’universel partagé. »
      C’est joliment écrit. Un peu (trop) poétisé à mon gout. Et bien sûr, il faut avoir lu les dits chapitres pour comprendre tout cela. Mais le message est clair.

    • Je voulais revenir sur un mot qui n’apparait pas dans ce texte, c’est « utilité ». Plus que la forme, la structure, les circonstances de l’écriture, les outils de communication, dans quel ordre, ou à quel(s) dessein(s), la question qu’on se pose souvent, après avoir fini un chapitre ou un bouquin, c’est de savoir en quoi ils ont été utiles.
      En quoi ce livre à 14 chapitres se différencie-t-il d’autres livres de réflexions sur la condition humaine ? Quelles réponses apporte-t-il de plus ? Je crois que c’est un livre réconciliateur des pensées produites par l’Homme, un livre qui cherche sa vérité, en s’enrichissant de vérités multiples qu’elles soient reconnues ou rejetées (par d’autres).
      Cette volonté d’éduquer à comprendre l’autre, à chercher le meilleur chez l’autre, malgré l’adversité, c’est ce qui -à mon avis- motive la « quête » de l’esprit réconciliateur, c’est sa raison d’être.

  2. Un texte qui l’instant d’un moment nous aide à nous déconnecter. De nos obligations, de nos devoirs, de nos réalités, de nos émotions. Je vais tenter de rester dans le sujet, m’abstenir du négatif ou l’enjoliver. Je commente non pas le texte de l’auteur mais le texte et les idées.

    C’est en plongeant dans ce texte, formidable océan, que l’on apperçoit en son coeur des réalités et la beauté de la vie et la peine de la vie. Ce texte se veut poétique, parfois évasif, il dénote la part d’émotionnel de l’auteur, semble parfois frôler une certaine nostalgie puis de l’espoir.

    On y perçoit en substance des désirs, des désirs pluriels, dans la collectivité par le miroir de la subjectivité : l’envie d’être heureux et d’éviter la souffrance.

    L’être humain a besoin d’émotions pour se sentir vivant : pleurer pour faire le deuil du passé et rire pour se réjouir du présent.

    Au final, la vie on la découvre tous les jours. Et il est vrai que l’être humain n’a au fond qu’une facette et c’est à travers elle que nous acceptons la fratrie humaine. A jamais duplice, l’être humain est bon/mauvais, aimant/haineux, etc… Il ne convient d’idéaliser personne car l’être humain est duplice, il contient en lui même les deux faces d’une même pièce, éphémère, on ne peut avoir foi en lui.

    Et voilà la vie sur le bateau des découvertes. On doit apprendre à se satisfaire de ce que l’on a et d’améliorer ce que l’on peut. Travail et plaisir doivent être vécus en couple pour ne souffrir ni l’oisiveté ni l’abondance excessive.

    Le bonheur est une combinaison d’émotion, un apprentissage à la rationalisation.

    Nous conclurons en disant que sur terre il y a 2 éléments importants imbriqués l’un dans l’autre : le besoin de la fratrie (complémentarité humaine) comme pierre fondatrice de notre bonheur. Je me suis laissée aller à la lumière de l’architecture de ce texte : par la méthode de l’association libre.

  3. Cet bel article me rappelle les premières pages de l’ouvrage intitulé  » l’Autre en Nous « , un livre très riche en enseignement et plein de sens. Du début à la fin, au travers des lignes et des pages, ledit livre m’emporta dans un véritable voyage à l’intérieur de mon être, pour me découvrir, me connaitre, me comprendre; et par là même, accéder ainsi à la compréhension de l’autre… !

  4. Salam…

    Cette fabuleuse histoire domine en réflexion plus qu’elle ne dirige encore plus haut les espoirs et les regards, autant elle ne manque pas d’élément anthropologique et andrologique, d’ailleurs les paragraphes s’étendent bien constamment à ce que chaque points de vue peuvent, et donc permettent d’, émettre, sur le même horizon, sur la même circonstance, sur la seule réalité, des mondes, et des valeurs.
    Quelques reflets universels parsemés sous les tons presque invisibles mais tant essentiels, même la ribambelle d’obstacles, non inconnue aux bataillons, dispose de chaque métamorphoses très au delà d’une résistance « mélancolique », pourtant, quelle qu’en soit la raison, le sens, le ciel, et même l’âge, comme d’une évidence complètement universelle, une existence dans l’Existence c’est bien dans « leurs » natures, dans « leurs » cultures, et dans « leurs » voyages, que les « hommes » aperçoivent savent et imaginent à travers temps.
    Et dire, pour l’exemple, qu’un cycle de croissance humaine et physique s’évalue en moyenne, à la vingtaine. Mais quelle autre « mathématique » ici de la terre, dans son nombre et dans son ensemble, offre un huit à tout commun, à chaque vie… hublot, hublot, dis moi, dis nous ce que tu vois ! Il y a de belles performances de beaux partages et de grandes idées que les moulins réalisent sans souffrir du silence…

    …KHassan…Salam…merci…

  5. je pense c,est l’introduction de son nouveau livre ( Etre musulman et Europeen )
    Un style poetique, impressionant, seduisant, attirant.
    Quand on maitrise quelque chose perfaitement, on joue avec d,une facon incroyable.

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