« Héritage » par Bouchra Nechad

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« La position prise dans le texte est celle de son auteur et pas forcément celle du site qui l’accueille et la publie »

Aussi loin que remontent mes souvenirs, cet homme au caractère bien trempé, fut pour moi un modèle d’intransigeance, un havre de bienveillance, une encyclopédie de jeux de mots, et surtout un océan de générosité – la vraie générosité. Sa seule présence signifiait donc un rappel à la discipline, une exigence du meilleur de soi-même, aussi bien qu’une sérénité et un sentiment profond de sécurité. Ses jeux d’esprit me faisaient questionner l’ordre établi, le sens des mots, le sens conféré aux choses. Pour cet homme-là, l’essentiel pour l’existence ici-bas et au-delà, dont ces jeux, devait être naturellement partagé avec ses enfants. C’était mon père.

Aussi loin que remontent mes souvenirs, les faits et gestes quotidiens de ce père revêtaient la simplicité, la précision et l’aisance d’une pratique mille fois exécutée, et me donnaient à penser qu’un long apprentissage a dû être entrepris pour y arriver. Il répétait cependant que rien ne fut, n’est et ne sera jamais facile. Pour lui, tout relevait de l’effort sur soi, donc tout est jihad. Il était parti tôt de son village natal, se prendre en charge, et prendre en charge sa grande famille ; puis il s’était marié, a eu trois filles et avait continué ses études pour obtenir un diplôme d’ingénieur, dans un Maroc des années 80 où le niveau de technicien ne suffisait plus à faire vivre la famille qui s’agrandissait. Pour lui, c’était encore un jihad que de se lever chaque matin, faire la prière, se rendre au travail, ramener de quoi subvenir aux besoins d’une famille de six enfants, et toujours aider ses parents, frères, neveux… cela, sans jamais trahir ses principes. Aider son prochain, donner aux autres en étant lui-même dans le besoin, pour lui c’était un devoir, une affaire d’honneur -ce qui pour le commun des mortels et les gens aux logiques différentes relevait de la naïveté ou de la bêtise. C’était cela le jihad de mon père, que ma mère a su soutenir également, contre tout et envers tous.

Aussi loin que remontent mes souvenirs, cet homme a accusé les coups de la vie avec force et humilité. Force de conviction que le pire peut venir et le meilleur aussi, si Dieu l’ordonne, si Dieu le veut, mon père l’accepte. Il a pleuré son jeune frère emporté par la guerre, il a pleuré son père, puis sa mère, puis une de ses sœurs. « Nous sommes à Dieu et à Lui nous retournons » étaient ses paroles en ces moments difficiles, mais elles n’en finissaient pas de transparaître dans son comportement, chaque jour ordinaire, et enveloppaient son attitude à chaque instant. Il mettait du cœur à servir les intérêts communs : maintes fois des différends ont éclaté entre les membres de la famille de mon père ou entre les gens du village ou les collègues au bureau, et à chaque fois il a tenté d’apaiser la situation et régler ces différends, ce qui réussissait souvent. Ces mêmes personnes, peu reconnaissantes, pouvaient se retourner contre lui, devenir blessantes, carrément ignobles, il ignorait cette attitude, et attendait l’occasion de refaire la paix avec elles. L’intégrité et l’honnêteté sont deux principes qui faisaient passer cet homme -et son épouse- pour des simples d’esprit, face à des gens encore aux logiques différentes. Quant aux pratiques désastreuses, couramment rencontrées dans les services publiques, chez les entrepreneurs, les administrations -un peu partout en fait, et qu’il ne pouvait évidemment pas changer, il ne pouvait pas s’y résoudre et refusait de s’y plier, s’en retournait vers Dieu pour qu’Il guide ces hommes ou ces femmes vers le droit chemin. Il pouvait être fier par exemple, et je le suis aussi, de n’avoir jamais versé un seul pot de vin, le moindre bakchich, ni accepté le moindre pot de vin.

Aussi loin que remontent mes souvenirs, je n’ai jamais vraiment eu l’occasion de le lui dire, ni lui de me le dire. C’est bizarre pour des personnes qui aiment jouer avec les mots, d’avoir cette retenue avec certains mots, par pudeur ou par respect… Aujourd’hui j’aimerais le dire en ta mémoire papa, je t’aime à l’infini. Ton héritage inestimable nous accompagnera toujours, mes frères, mes sœurs et moi. Merci pour ce que tu as fait et ce que tu étais. Puisse Dieu t’accorder Sa miséricorde et t’ouvrir les portes de l’éternel paradis.

« La position prise dans le texte est celle de son auteur et pas forcément celle du site qui l’accueille et la publie »

1 COMMENTAIRE

  1. In memoriam Abderrahman Nechad

    Le texte ci-dessus, écrit un mois après le départ de feu Abderrahman Nechad disparu le 30 mars dernier, a été rédigé dans le but d’honorer sa mémoire.

    J’ai essayé de dire avec des mots simples ce que la plupart de nous -nous : sa femme et ses six enfants- voudrait se rappeler de lui, et ce que nous enfants, nous pouvions ressentir.
    La séparation était très dure pour nous tous, chacun ayant été touché de manières différentes. Alors, ce texte devait nous aider à nous rappeler de lui tel que nous l’avions connu, ou perçu, et à faire notre deuil tout doucement.
    Père, nous te reverrons encore et toujours comme dans un rêve, souriant, chaleureux… (des paroles que m’a soufflées ma soeur ainée, je n’aurais pas trouvé mieux !)

    Enfin, je voulais remercier le comité de lecture de l’avoir publié.

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