Les acquis

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Pour les musulmans croyants et pratiquants qui auraient pu faire face à des difficultés pour concilier les prescriptions et les interdits de leur religion avec la vie dans les sociétés occidentales, l’évolution de la pensée et des mentalités a été, je l’ai dit, rapide et impressionnante si l’on prend sérieusement le temps d’évaluer le chemin parcouru. Sur le plan théorique autant que pratique, on peut dénombrer un certain nombre de principes établis qui sont autant d’acquis pour aujourd’hui et pour l’avenir.
Il s’est agi d’abord de remettre en cause la traditionnelle et ancienne catégorisation binaire du monde qui séparait « la maison de l’islam » (dâr al-islâm) de « la maison de la guerre » (dâr al-harb). À l’exception de quelques groupes littéralistes, traditionalistes ou politisés, plus aucun savant de référence ni aucune organisation de poids n’utilise ces concepts. On parle désormais de « maison du contrat » (dâr al-‘ahd ou dâr al-‘aqd), de « maison de la paix » (dâr al-sulh) ou encore « maison de la prédication » (dâr ad-da‘wa). J’ai proposé le concept de la « maison du témoignage » (dâr ash-shahâda) qui exprime l’idée que les musulmans, comme d’ailleurs tous les êtres de foi et de conviction, sont appelés à essayer d’être « des témoins » de leur message et de leurs principes par leur présence et par la cohérence de leurs comportements avec ces dits principes. Cette appellation brise le rapport binaire et, au cœur de la mondialisation, elle nous réconcilie avec la dimension universelle de l’islam : c’est le monde entier qui est devenu un espace, une demeure, de témoignage. Le témoin n’est plus un étranger dans le monde de l’autre, il n’est pas non plus lié à un contrat avec cet autre : il est chez lui, parmi les siens, et il essaie simplement d’être cohérent avec ce qu’il croit, de même qu’avec ceux avec qui il vit et construit l’avenir.

Il est clair désormais qu’à partir du moment où les deux droits fondamentaux (la liberté de conscience et la liberté de culte) sont reconnus et protégés, comme c’est le cas dans toutes les sociétés occidentales, les musulmans sont tenus de respecter la loi et celle-ci est contraignante pour eux comme pour tous les autres citoyens et résidents. Les Européens musulmans ont compris que la sécularisation et la laïcité, quand elles ne sont pas instrumentalisées par des idéologues, des courants intellectuels ou politiques contre la présence de la religion, assurent le pluralisme religieux dans les sociétés européennes et protègent leurs droits légitimes. Encore une fois, aucun savant musulman reconnu, ni aucune organisation islamique ayant une crédibilité, ne demande des lois spécifiques ou des traitements d’exception : à l’étude, on verra que ces derniers exigent l’application de la loi et, en son nom, un traitement juste et égalitaire entre les différentes religions. On a souvent présenté dans les medias, ou sur la scène politique, les revendications de certaines organisations musulmanes comme étant problématiques parce qu’elles demanderaient des droits spécifiques : dans les faits, celles-ci n’ont souvent demandé que ce qui avait déjà été octroyé à d’autres avant eux (juifs, catholiques ou protestants) mais les projections sur les intentions des musulmans sont telles et la controverse si rapidement lancée que la demande, par les citoyens musulmans, d’un traitement simplement égalitaire est vite traduite, par les medias et dans l’opinion publique, comme une exigence de traitement singulier .

Des efforts considérables ont été investis pour pousser les citoyens musulmans à faire des études et à s’investir de plus en plus dans la société. Dans les faits, leur nouvelle visibilité représente exactement le contraire de ce que l’on en dit généralement. Les primo-migrants étaient isolés et invisibles : on ne remarquait pas même leur présence. Avec l’apparition de la seconde et de la troisième générations, les choses ont changé : voilà que les jeunes sont visibles partout, dans les rues, sur les campus, sur les lieux de travail, etc. La première réaction naturelle face à cette nouvelle visibilité est de l’identifier comme la présence d’une nouvelle « communauté » apparemment différente, fermée et isolée. Or, il s’agit exactement du contraire : la perception du public, des politiciens et des medias est en retard sur les faits et elle les amène à interpréter ces derniers de façon tronquée. La nouvelle visibilité ne prouve pas qu’il existe une communauté isolée et fermée mais exactement l’inverse : que les nouvelles générations s’ouvrent, sortent de leurs ghettos sociaux, culturels et religieux pour prendre leur place dans un espace et une société qu’ils considèrent à juste titre comme la leur. Cette réalité est un acquis de taille : sur le plan intellectuel, universitaire, professionnel, social, politique, culturel et même sportif, les citoyens de confession musulmane s’engagent. Ils le font de façon individuelle, en suivant leurs aspirations et leurs espoirs, et il n’existe nulle part quelque chose qui pourrait s’apparenter, sur le plan social ou politique, à une position commune et encore moins à une représentation de « la communauté » et de « ses intérêts ». Tout ce qui est dit à ce sujet tient du fantasme ou de l’instrumentalisation de la peur : dans les faits, les Européens musulmans s’engagent partout, et individuellement, et ne se donnent pas pour vocation de « représenter » ou de « défendre » « la communauté musulmane ».

On constate également un processus d’institutionnalisation de la présence musulmane qui s’effectue dans plusieurs directions. Il a commencé naturellement avec la création des mosquées : celle-ci fut et demeure partout le premier acte de l’installation des musulmans dans un nouvel environnement. Puis on constate partout la création d’associations et d’organisations aux buts plus ou moins spécialisés : associations de jeunes, d’étudiants, de femmes, d’activités culturelles et sportives. Dans un premier temps, les musulmans ont naturellement pensé à des organisations exclusivement orientées vers la communauté religieuse. Il s’agissait de répondre aux besoins des musulmanes et des musulmans vivant dans un nouveau contexte. Dans certaines sociétés où le phénomène était établi et reconnu comme en Grande-Bretagne, en Hollande ou en Scandinavie, les musulmans ont commencé à établir des écoles privées islamiques. Il s’agissait ici encore de répondre à deux nécessités : protéger les jeunes (la plupart du temps, les écoles étaient destinées aux filles) de l’environnement occidental et créer des écoles performantes qui ne soient pas des écoles de seconde classe comme c’est souvent le cas des écoles publiques dans les régions ou les cités où se concentrent majoritairement les populations socialement marginalisées et/ou musulmanes . Dans de nombreux pays, la réflexion a avancé afin d’établir des instituts de formations pré-académiques ou académiques, afin de former des cadres, des imams ou encore des leaders ayant une connaissance solide en « théologie » et en droit islamique en même temps qu’une compréhension du contexte. On peut encore ajouter la création de petites et moyennes entreprises autour de l’édition de livres sur l’islam (nouveaux ou traduits), de commerces de la viande « halâl » ou plus largement de services répondant aux différentes attentes provenant de la communauté en terme de consommation. Sur plusieurs plans, on perçoit donc un phénomène d’institutionnalisation très important et qui, lui aussi, s’accélère. Ce qui est également encourageant et positif est le mouvement parallèle d’ouverture vers des organisations extracommunautaires : associations de solidarité, structures sociales, partis politiques, etc., les citoyens musulmans s’engagent aujourd’hui au-delà de leur « communauté » et développent un rapport tout à fait nouveau avec leur société : ils sont citoyens et développent au quotidien un sentiment d’appartenance. Ce fait est palpable partout et il est important d’en prendre l’exacte mesure. L’impact de ce processus multidimensionnel sera déterminant dans et pour les années à venir.

Durant ces dernières années, j’ai rencontré beaucoup de ministres, de secrétaires d’État et de fonctionnaires dans de nombreux pays occidentaux et j’ai partagé avec eux ces analyses et quelques opinions quant à la gestion des questions relatives à la présence musulmane. Je n’ai de cesse de répéter que les choses évoluent et qu’il faudra compter avec le temps. Néanmoins, des stratégies d’accompagnement peuvent être pensées par les gouvernements pour accélérer et faciliter ces processus d’installation, d’autant plus qu’en Europe les communautés musulmanes ne sont majoritairement pas riches (compte tenu de l’origine sociale de leurs membres) : en toutes circonstances, et en respectant le cadre légal de la séparation des ordres (État-religion), les ministères doivent se contenter d’essayer de faciliter les évolutions dans la confiance et non à chercher à les contrôler en entretenant de la méfiance. Toute démarche de contrôle, non seulement, entretiendra de la suspicion et confirmera que les citoyens de confession musulmane ne sont pas traités comme les autres, mais, en sus, ne trouvera aucune crédibilité ni aucun soutien conséquent à l’intérieur des communautés musulmanes.

3 Commentaires

  1. Barakoulah fik Tariq cet article se veut rassurant pour les occidentaux à qui on a entretenu la peur des musulmans et donne confiance aux musulmans pour avancer de l’avant. Milles merci pour la confiance que tu nous donne chaque jour. En effet chaque fois que je t’écoute tu nous donne de l’assurance et tu nous rappel à la voie qu’il faut suivre avec beaucoup de sagesse. Que Dieu nous aide à être courageux et créatifs comme toi.

  2. Merci Mr RAmadan,c’est clair,simple et l’impide.votre engagement au pres de la communaute musulman croyant et pratiquant d’une part et votre investissement dans le combat je cite  » d’integration » des musulman d’origines migrant, dans les societes Occidentaux illustrent parfaitement votre determination pour ,je cite , le » vivre ensemble » et votre sensiblite ou votre humaniste afin de voir évoluer la conscience des citoyens Europenne, sans distinction de Races ou de tributs,ni de religions et tous egaux devant la loie.
    Certe L’islam et les musulmans fussent etranger, aujourdhui elles sont chez eux bien installer prét à repondre a tout les attentes socials , economiques et culturels.

  3. Bonjour et Selam Aleykum,

    Effectivement on parle souvent de commerce dit « Halal », en général cela concerne les boucheries et donc les viandes. Même si le sacrifice est fait dans les règles rituelles, est il éthique de faire abstraction de son élevage qui ne sont pas du tout Halal ? Lorsque l’on voit les prix bas des viandes dans les boucheries dites Halal depuis déjà plus de 20 ans et dans le même temps les émissions de tv avec image à l’appui des animaux mal traités, on peut se demander en quoi cela est Halal? Cette question alimentaire est primordiale et doit être traitée de toute urgence. Faire le silence et ne pas aborder cette question ne peut être pardonnée.

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