Loi et pouvoir 3/4

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Ce que l’individu doit acquérir au plan personnel – c’est-à-dire le sens de la commune dignité et de la fraternité humaine , les collectivités et les sociétés doivent l’organiser à travers le droit et les lois. Chaque individu doit être traité de façon égale devant la loi sans discrimination de sexe, de couleur, de religion, de statut social ou autre. Nous avons autant affaire à un principe universel qu’à un idéal : certaines philosophies et/ou certaines interprétations de traditions spirituelles ou religieuses établissent parfois, nous l’avons dit, une distinction de statut entre les individus (en leur sein ou par rapport à des fidèles d’une autre tradition) qui légitime des discriminations de fait. Dans les démocraties contemporaines, l’application de l’égalité des droits est bien imparfaite et confine parfois à une pure vue de l’esprit pour les plus pauvres, les populations marginalisées ou perçues comme étrangères. De fait, cet idéal impose une approche critique permanente de la gestion du droit dans les sociétés. La loi n’est pas une abstraction qui s’applique à des individus socialement «libres» et politiquement «neutres»: les rapports socio-économiques, les relations de pouvoir et de domination, la maîtrise de l’appareil symbolique et des moyens médiatiques sont autant de données qui influent sur l’application égalitaire du droit.

Au-delà de la complexité des analyses et des prises de position, deux thèses fondamentales s’opposent : d’un côté, on trouve ceux qui pensent que l’égalité sociale – si elle implique un traitement identique devant la loi – ne doit pas empêcher les individus d’aller au bout de leurs potentiels et de leurs capacités. L’égalité ne peut s’imposer en niant les spécificités individuelles. De l’autre, on entend les voix de ceux qui – à l’image des thèses marxistes – donnent la prééminence à la collectivité et considèrent, au nom de l’égalité de tous, qu’il faut exercer un contrôle sur les aspirations de chacun ou, au moins, les orienter vers les besoins prioritaires de la société. Même si les fondements idéologiques de cette dernière thèse semblent avoir perdu de leur attrait au cours de l’histoire récente (notamment après l’érosion générale des systèmes communistes), il n’en demeure pas moins que la question subsiste encore : comment défendre l’égalité de droit en même temps que la reconnaissance des spécificités et des potentialités individuelles sans perpétuer, bon gré mal gré, les inégalités naturelles ou structurelles qu’on affirmait vouloir dépasser ? Nietzsche ne voyait dans cette défense de l’égalité qu’une sorte d’égalitarisme de la médiocrité produit par des êtres jaloux et amoindris surtout désireux de s’emparer du pouvoir. Sans aller jusqu’à ces extrêmes, Karl Popper, qui voyait en Platon, Aristote, et Marx les précurseurs de la pensée totalitaire, propose une société et une démocratie «ouverte» où l’indéterminé est la règle et dans laquelle l’individu, libre, doit avoir le pouvoir d’aller jusqu’au bout de sa liberté et de son potentiel.

À l’opposé de cette image idéelle et volontairement «antihistoriciste» proposée par Popper, Michel Foucault non seulement réintègre l’Histoire, mais identifie aussi – avec la projection des mécanismes sociaux dans le temps et leur distribution à travers les différentes sphères d’autorité – des relations de pouvoir qui orientent, désorientent et minent les rapports d’égalité. Dans la relation entre les institutions et les individus, les rapports sont toujours sujets à des prises de pouvoir et l’on a pu assister, dit-il, à l’émergence d’un véritable «biopouvoir» : la politique prend en charge l’existence entière de l’individu, des loisirs à l’affectif et jusqu’à la productivité économique. De plus, on aurait affaire non plus seulement à des lois communes et socialement neutres, mais à l’établissement de normes dont la teneur est soumise à la force du discours (un «micropouvoir») qui leur donne leur autorité. Ainsi, même si les lois étaient égalitaires, celui qui tient le discours et possède le pouvoir de donner existence et sens aux normes est le vrai maître du système égalitaire : selon Foucault, le processus historique et l’ordre complexe du système social détermineraient des compétences et des pouvoirs qui ne sauraient nous illusionner sur la vraie nature de l’égalité sociale. Pierre Bourdieu, en développant ses théories du « capital » et des « champs », montre que les pouvoirs s’exercent en parallèle et en interaction et qu’il n’est jamais question d’une pure relation de l’individu à la collectivité et/ou aux institutions. Sans compter, de surcroît, que l’«habitus», cette «structure structurée prédisposée à devenir une structure structurante», détermine naturellement les potentialités du sujet humain dans l’histoire et au cœur de la société. En d’autres termes, la loi, que l’on imaginait réguler les relations interpersonnelles et permettre l’accès à l’égalité, serait en fait elle-même un instrument potentiel de pouvoir s’exerçant à partir du «capital» et de l’imbrication des «champs» politiques, économiques, religieux, symboliques, etc., qui leur sont liés. Une réalité bien complexe ! Des rapports de domination s’installeraient immanquablement et établiraient, légitimeraient et reproduiraient des hiérarchies sociales se vivant à travers une «violence symbolique» particulièrement efficace puisqu’elle s’exercerait parfois à l’insu de ses victimes. Un univers bien complexe…

La loi est censée réguler les pouvoirs, mais il est déjà un pouvoir effectif dans le fait de penser, de maîtriser et d’appliquer la loi. Avec la profondeur historique, l’organisation du système légal et social, la réalité des pouvoirs structurels autant que symboliques, on comprend que la réponse légale ne peut pas être la seule quant à la gestion de l’égalité des citoyens. La réalité de l’inégalité au cœur des lois démocratiques (et prétendument égalitaires) commencerait dès l’école : de multiples études confirment les intuitions de Foucault et de Bourdieu. Malgré toutes les lois égalitaires sur l’école, celle-ci reproduit les inégalités au lieu de les effacer. L’étude de Jeannie Oakes sur les écoles américaines, comme les recherches de tant de pédagogues européens, tire les mêmes conclusions concernant les sociétés modernes et traditionnelles : les systèmes scolaires reproduisent et légitiment les inégalités entre les classes et les races. Les discours célébrant la démocratie, la liberté et l’égalité des chances tendent à cacher parfois la violence symbolique des rapports de domination s’exerçant à l’intérieur même de l’ordre du droit. Il faut donc aller plus loin encore : comme nous l’avons vu, une loi sans sens moral a priori, sans rapport à la fraternité est vide alors qu’une loi, sans conscience des rapports de pouvoir qui s’établissent a posteriori, peut devenir inopérante, voire dangereuse par les illusions qu’elle entretient. Le principe d’égalité ne peut avoir d’existence réelle que par la conscience et la critique continuelle et systématique des rapports de pouvoir au sein de la société, qu’ils soient symboliques (langage, communication, médias, etc.), structurels (écoles, emplois, espaces sociaux, etc.) ou culturels (codes, vêtements, religions, etc.). La loi est un moyen, jamais une fin, et l’égalité est un idéal bien exigeant.

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