Spiritualité 3/5

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Les tensions intimes et les conflits intérieurs (qu’ils opposent l’esprit au corps ou plus prosaïquement l’amygdale au néocortex) peuvent produire des états dangereux de perte de contrôle de soi ou des sentiments de déséquilibre et de mal-être. Au cœur des enseignements fondamentaux de l’hindouisme, du taoïsme et du bouddhisme se trouve, déjà, cette aspiration au dépassement des conflits et des déséquilibres intérieurs qui font souffrir et enchaînent le soi et la personne humaine. L’état naturel de l’individu est d’être «en tension», de vivre des tiraillements entre sa conscience qui veut contrôler et ses émotions et ses passions qui prennent possession de son esprit, de son corps et de son cœur. La guérison spirituelle passe par la quête de l’harmonie intérieure, l’introspection et la libération du soi. Cette immersion dans le « soi » a plusieurs objectifs : il s’agit d’abord d’entrer en soi en essayant de prendre des distances par rapport à ses réactions émotives immédiates et en cherchant à les identifier, les observer, les contempler pour enfin être à même de les maîtriser. Cette « entrée en soi » est également un dévoilement de l’essence des choses, de la présence au monde et de la présence du monde. Ainsi,s’éloigner du soi en cheminant au plus profond de soi est associé à l’élévation de la conscience au-delà de la dimension physique des éléments dans le but d’accéder à leur sens métaphysique et à leur inscription dans le cosmos. Ce dialogue entre l’intime microcosme et l’infini macrocosme dévoile une troisième dimension qui éclaire l’essence de l’âme, les lumières du cœur et le sens de la mort. L’initiation peut être longue et difficile. Les étapes des enseignements sont liées à la compréhension du soi et au contrôle des émotions qui représentent un palier dans la maîtrise intérieure puis le dépassement ultime – lequel est à la fois une harmonisation, une pacification et un épanchement du soi dans le Tout. Cet état final peut avoir la substance et la forme d’une disposition émotive qui a été orientée par la conscience, éduquée par la raison et finalement maîtrisée et dépassée au cours de l’initiation de l’être. Notre époque semble nous avoir trompés en confondant certains états de l’émotion avec ceux de la spiritualité : il n’y a en effet pas de spiritualité sans émotion. Cependant, alors que celle-ci peut nous transformer en « objet purement réactif », voire en esclave sans volonté ni liberté, la spiritualité nous impose de redevenir des sujets conscients qui cherchent le sens tant du moment instantané de la pulsion que des cycles infinis de la destinée. L’émotion est ce qui s’exprime du sujet dans l’immédiateté réactive de l’être ; la spiritualité est ce que le sujet découvre et exprime à travers l’éducation maîtrisée de cet être.

La philosophie antique avait cette même aspiration. Le dualisme grec opposant l’âme et le corps postule l’existence des deux instances dans leur apparente objectivité et ce qui motive l’ensemble de l’expérience philosophique est bien un travail de réconciliation et d’harmonisation. L’âme, ou l’esprit, ou la raison, doit reprendre le contrôle du corps, de la machine, de l’animal qui est en nous pour faire accéder l’être au degré supérieur de son humanité : d’abord esclave de ses passions, il devient « amoureux de la sagesse » (le sens étymologique de « philosophe ») pour enfin se sentir attiré et appelé par le Beau. Entre la « beauté » physique qui peut soumettre l’instinct, l’émotion et le corps, et la Beauté métaphysique qui appelle l’esprit, le souffle intérieur et l’âme, il y a un enseignement philosophique, un accouchement, un désenchaînement. L’expérience est individuelle et profonde comme celle de cet individu qui, dans « l’allégorie à la caverne », tourne son regard et comprend la nature de l’illusion qui l’enchaîne. Il décide de se libérer, de chercher la lumière, le feu, puis le soleil. Il entre en soi, il sort de soi. Il fut prisonnier, le voilà libre, même si tous les prisonniers, noyés dans l’illusion des émotions spontanées qui les enchaînent, jugent que sa sagesse est sa folie et sa prison.

Les religions juive, chrétienne et musulmane ont également codifié le sens de cette expérience spirituelle commune. Les rites sont les moyens, les exercices éducatifs qui initient à ce retour à soi, à cette réconciliation, à cette quête de l’harmonie. De nombreux enseignements sont identiques mais il existe néanmoins, à l’origine, des différences fondamentales. Le « péché originel » dans la tradition chrétienne révèle « quelque chose » de la nature de l’être humain qui n’est pas très éloigné des enseignements traditionnels de l’hindouisme et du bouddhisme même s’ils viennent de prémices tout à fait différentes. L’état de tension naturelle, la souffrance originelle et consubstantielle à l’être et à la conscience, dans les traditions orientales, semblent répondre au sens de la nature intrinsèquement pécheresse de l’homme dans le christianisme. La souffrance ou le mal sont deux états dont l’homme doit se libérer soit par l’extinction du moi soit par le salut. Dans les deux cas, on attend qu’il fasse le choix conscient de l’introspection et de la maîtrise de soi (que la grâce soit suffisante ou efficace). C’est également ce qu’exige la philosophie socratique qui identifie les émotions au corps et le corps à l’univers sensible, aux vérités relatives et surtout aux chaînes des passions. La tradition islamique est un peu différente sur ce point et considère que le corps et « l’âme dans le corps » (annafs) n’ont pas de qualification morale intrinsèque. Elle dépend de la façon dont la conscience humaine usera soit du corps soit de l’âme : le corps qui exulte sexuellement dans la fidélité à l’éthique peut exprimer une prière comme l’âme qui trahit les principes peut exprimer le mal le plus extrême. De plus, l’état originel de l’homme est celui de l’harmonie de l’être qui porte en lui une attraction naturelle vers le divin qui lui octroiera la paix. C’est le voilement de l’état de nature qui distrait le cœur de cet appel initial en créant tension et mal-être et en rendant le cœur « malade », en quête de guérison. Il n’est point ici question d’une « chute », au sens chrétien, qui aurait besoin d’un sauveur, mais d’un voile qui enveloppe le cœur et qui nécessite une conscience : celle-ci a donc, comme l’enseignent également les spiritualités asiatiques, les moyens de sa libération. La conception de l’homme est ici très différente, mais les enseignements spirituels et les objectifs de l’initiation sont finalement les mêmes : prendre conscience de soi, identifier et maîtriser la nature et le pouvoir de ses émotions et accéder ainsi à l’harmonie et à une forme supérieure de liberté. Contrairement à ce que l’on pourrait penser dans l’expérience de l’émotivité, la liberté ne réside pas dans l’expression spontanée de l’affect mais dans sa maîtrise qui libère la part consciente et raisonnable de l’être. La liberté, nous l’avons vu en parlant de la musique, est au bout de la discipline et de la maîtrise.

Les sciences psychologiques contemporaines, de la psychanalyse, l’ethnopsychanalyse au comportementalisme, cherchent à atteindre les mêmes objectifs : une connaissance de soi, un équilibre intérieur, l’autonomie et la conscience d’être des « sujets » confiants et assumés malgré l’incontrôlé qui nous habite depuis des générations et/ou depuis notre enfance. La spiritualité n’est pourtant pas seulement une quête d’équilibre et de liberté : cette entrée en soi, cette gestion des conflits intérieurs, cette initiation à la gestion rationnelle et raisonnable des émotions est déterminée par la « quête de sens » dont nous avons déjà parlé. L’émotion est une réaction programmée au sens des signaux et des stimuli alors que la spiritualité se caractérise par le fait d’être un choix, une libre décision de déterminer pour soi le sens de son existence, de la vie, de ses amitiés, de ses amours et du cosmos. Des penseurs contemporains, comme Comte-Sponville, ont formulé l’idée qu’il peut exister une spiritualité laïque ne se référant à aucune religion et pouvant être absolument athée : le souffle serait ici celui de la rationalité humaniste qui produit du sens : les objectifs se rejoignent encore. Être soi, être raisonnable, être libre et choisir sa route.

3 Commentaires

  1. Cette article a une importance findamentale en ce sens qu’il donne des indices sur des questions existentielles que nous nous posons tous les jours quelque soit notre confession : qui sommes nous? sur quoi courons nous? Quel a été notre point de départ? quelle est notre destinée?
    L’humanisme est le propre de l’Homme, qui doit s’efforcer de l’être amplement.
    Combler la fossée qui sépare l’Homme de l’Humain est notre voeix de tous les jours, raison pour laquelle cet article est d’une importance capitale pour nous.
    Notre attention a surtout été attirée par les relations entre les entités suivantes: le corps, l’âme, la conscience humaine et le coeur.
    Nous assimilons la « conscience humaine » à la « Raison » qui est unique et universelle et qui est le reflet du sommum de l’humanisme.
    l’âme (annafs) selon le coran a été créé et on lui a insufflé son immoralité ainsi que sa bonté et nous dit on, a réussi celui qui la purifie.
    Le coeur (al khalb) , selon le coran toujour doit être tourné vers l’obéissance (la bonté) et non vers la désobéissance (immoralité).
    Sous cet angle, nous voyons une similitude conceptuelle entre l’âme (annafs) et le coeur (al khalb).
    Nous aimerions être éclairés pour pouvoir faire la part des choses entre ces deux concepts.
    …la façon dont la conscience morale usera du corps et de l’âme… ?

  2. cher Tariq,

    Nous avons l’habitude de ces médias et de ces journalistes qui ne veulent pas être honnête et nous connaissons la valeur des personnes publics dont vous faite partie.
    Ne baissez pas les bras, nous sommes avec vous !!!!!
    Que Dieu vous protéger
    Sabah

  3. Esselamu aleykum ve rahmettullahi ve berakatuhu.

    Cher frère,
    Merci pour ce partage, qui me semble être essentiel comme « synthèse » dans la compréhension du sens de l’existence (?).

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