Une voie alternative

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Claude-Henry du Bord: Edgar Morin, vous ne cessez d’affirmer notre besoin de tout repenser, un besoin de formaliser une espérance, de lui donner un nouvel essor, par exemple sur la base du mouvement des « Indignés », qui traduisait cette aspiration à d’autres formes sociétales. Pensez-vous que cela puisse se faire sans fédérer toutes ces volontés communes de changement ?

Edgar Morin: Je considère qu’en dépit des dissemblances, ce qui s’est passé dans les pays du Maghreb et en Égypte, en Syrie au début, tous ces mouvements coïncident plus ou moins historiquement avec les Indignados espagnols, les sit-in de Wall Street et, récemment encore, ce qui se passe au Brésil. L’adolescence, cet âge où l’on n’est plus protégé par le cocon de la famille et pas encore intégré ou domestiqué par la société, est un ferment d’aspirations et de révolte. Pensez aux révolutions de 1830, de 1848, à la Résistance : nous avions vingt ou vingt-cinq ans et nos chefs vingt-sept ou vingt-huit ! Il y a une force explosive dans l’adolescence, une force d’aspiration formidable. Avec l’évolution des médias, de la téléphonie, d’Internet, cela permet des mouvements bien coordonnés. Ils sont d’ailleurs très bien organisés contre, mais ensuite ? Ils n’ont pas de perspective, ou plutôt des perspectives très diverses. Le désastre est qu’il n’existe aucune organisation dotée d’une pensée politique qui montre la voie. Au moment de la crise de 1929 et du déferlement de la menace fasciste, il y avait un Parti communiste, un Parti socialiste, un Parti radical-socialiste, des forces de résistance organisée – je pense au Front populaire en France et en Espagne. Ces forces ont submergées, elles ont vaincues, d’accord ! Mais, aujourd’hui, nous n’avons aucune force de résistance organisée, aucune… À l’époque, il y avait des pensées, mêmes fallacieuses comme celle qui animait le communisme stalinien ; le résidu de pensée social-démocrate, avec sa vision réformiste, était vivant. Aujourd’hui, il n’y a ni pensée ni organisation.

Tous ces mouvements qui manifestent, qui se révoltent contre un monde corrompu, porteurs d’une revendication non seulement économique mais de dignité – d’où le slogan des « indignés » –, ces mouvements sont admirables et nécessaires. Nous voyons qu’un peu partout le monde veut changer à partir de cette force dynamique qu’est la jeunesse, désireuse d’entraîner les autres générations, les autres couches sociales… L’expression « lutte des classes » avait jadis une réalité, elle impliquait des forces organisées – syndicats, partis de gauche – qui rassemblaient une classe ouvrière non encore morcelée. Il y avait un substrat social. Le mythe du prolétariat-messie appelé à sauver la société donnait de l’espoir à la classe ouvrière. Elle est aujourd’hui décomposée, sectorisée. Les niveaux les plus bas sont occupés par des immigrés parfois syndicalisés, mais eux-mêmes morcelés. Il n’y a plus de classe ouvrière organisée. La compétitivité réussit à s’imposer dans les bureaux. Partout règne la résignation. Parfois se produit une explosion qui, lorsqu’elle n’aboutit pas, retombe dans le marasme. Telle est la tragédie de la situation actuelle.

L’inattendu viendra peut-être d’une nouvelle façon de se « relier », comme vous le dites, et de penser ensemble. Malgré tout, ces sursauts semblent condamnés. Quel pourrait être l’élément déclencheur qui réussirait à fédérer ces attentes ?

Edgar Morin: Aujourd’hui, je suis plus sensible au thème postévangélique des hommes et des femmes de bonne volonté, quelle que soit leur situation sociale. Il faut dire que je suis de ceux qui ont cru dans les vertus révolutionnaires des colonisés. J’étais sensible à l’idée qu’ils étaient le vrai prolétariat. Hélas, leur émancipation n’a abouti qu’à la formation de gouvernements plus ou moins nationalistes, mais corrompus. Tout au plus peut-on demander à ces pays de sauver leur indépendance, mais pas de contribuer à l’émancipation collective de l’humanité.
Quel pourrait être le déclic ? Je n’en sais rien. Un déclic survient toujours de façon imprévue. En mai 1968, ce fut l’interdiction faite aux garçons d’aller dans le dortoir des filles à l’université de Nanterre ! Et qui aurait pensé qu’une augmentation de 3 % du prix des transports déclencherait une révolte générale au Brésil ? Le Manifeste convivialiste1, d’abord publié au Brésil, contient beaucoup d’idées justes, mais il reste partiel ; ce que j’ai voulu dans La Voie, c’est rassembler toute une série d’idées qui existent de façon partielle, locale, et montrer qu’en les conjuguant on crée une pensée politique ouvrant sur un avenir possible. Il faudrait des convergences. Je crois que cela peut venir. Déjà l’économie sociale et solidaire se développe, l’agriculture agroécologique aussi. On découvre les méfaits de plus en plus graves de l’industrialisation de l’alimentation et les effets pervers de l’industrie pharmaceutique. De la critique de ce monde en décomposition peut jaillir quelque chose. Il est vrai, si je m’en tiens à ma contribution, qu’aucun politique n’a l’a lu La Voie. Même Eva Joly n’en a pas trouvé le temps ! Nous sommes encore dispersés.

Je conserve l’idée que le surgissement inattendu d’un déviant, ou d’une déviance, fera office de catalyseur. C’est pourquoi je trouve tout à fait remarquable l’histoire des religions, qu’il s’agisse du bouddhisme, de l’islam ou du christianisme… voire du socialisme, car il faut bien dire que ni Marx ni Proudhon n’étaient reconnus par l’intelligentsia ou par l’Académie, ils étaient considérés comme des dingues ! Marx n’a jamais pensé à fonder un parti politique. Les communistes, selon le Manifeste, n’appartiennent à aucun parti, mais au mouvement général. Ensuite est né le Parti social-démocrate allemand, force organisée et premier modèle de tous les partis socialistes. À mon avis, le vrai problème n’est donc pas de créer de nouveaux partis car la formule est mauvaise : ils ont joué un rôle historique, mais ils se bureaucratisent facilement. Aujourd’hui, il faut faire autre chose – ligue, confluence, etc. Je me borne à être un saint Jean-Baptiste, j’annonce la venue de quelqu’un qui ne viendra peut-être pas !

Tariq Ramadan: Nous touchons là à quelque chose d’essentiel pour nos combats respectifs. Vous venez de développer votre réflexion sur l’alternative possible, notamment au sujet du conflit israélo-palestinien. On observe que, du côté des opprimés, la situation se normalise ; on s’installe dans une sorte d’acceptation passive, jusqu’aux prochaines bombes. Nous sommes assez passifs politiquement et très réactifs médiatiquement : face à un conflit, nous savons exprimer nos oppositions, mais nous peinons à être une force de proposition. Engagé dans les luttes tiers-mondistes, je n’ai eu de cesse d’œuvrer à la libération sociale, culturelle et économique des peuples. On disait alors vouloir passer du développement au développement intégré et au développement solidaire. Puis on s’est mis à parler de développement durable, que vous critiquez très justement à mon sens car il intègre le paramètre de la « croissance » comme un dogme. J’en fais la même critique dans Islam, la Réforme radicale2. Plus récemment, on a vu le mouvement « antimondialisation », plus justement rebaptisé « altermondialiste », mettre en branle une dynamique de mobilisation et de résistance. « Un autre monde est possible » était et demeure le slogan, mais le problème reste identique : nous sommes très forts pour critiquer, déconstruire, rejeter le néolibéralisme, mais pour ce qui est des propositions viables, des alternatives réelles, les initiatives sont rares et les apports limités. Même au cœur du mouvement altermondialiste, certains comportements et gestions de pouvoir n’étaient pas sans rappeler les méthodes des systèmes auxquels on s’opposait. Rapports de pouvoir, opportunisme, entrisme, mensonges et manipulations bien peu éthiques : l’« autre monde » ressemblait déjà furieusement à l’ancien…

Sur le terrain, plus tard, on a vu apparaître des mouvements mus par le souffle des « Indignés », inspirés par un opuscule de Stéphane Hessel3. Ce n’était pas son meilleur livre, mais il a eu un impact surprenant et inattendu. Il appelait à la résistance, au refus de la fatalité et à l’engagement pour changer le monde. Il s’agissait, hélas, de démarches trop « émotionnelles », comme l’exprime d’ailleurs la notion même d’« indignation ». Nous avons perdu la bataille des mots, mais au-delà nos résistances allient des émotions et mobilisent des masses qui savent dire « non » et être « contre », vous l’avez dit, mais qui peinent à dire pour quelle vision, quels projets, quelles finalités elles s’engagent. Il y a dans cette résistance bien de l’amateurisme et beaucoup d’émotions ; on se donne bonne conscience au nom du rêve et de l’espérance. On a raison, chacun a le droit de rêver et d’espérer, mais on aussi a le devoir de concevoir des alternatives concrètes et viables. C’est un impératif de la conscience et de l’intelligence.

Cette alternative, quelle est-elle ? Vous dites qu’il y a des voix de résistance, qu’elles sont hélas isolées, que le « liant » manque. Depuis longtemps, je souligne la nécessité d’un mouvement de pensée qui soit fondé sur une analyse approfondie car il ne faut pas répondre à l’ordre du monde par de l’émotionnel simpliste, au risque de faire naître une espérance inversement proportionnelle à la déception que l’on produit. C’est ainsi que nombre de ceux qui y ont cru estiment, en fin de compte, qu’ils se sont fourvoyés. Nous avons entre nos mains la responsabilité du discours d’opposition et de résistance où entrent en jeu la question de la complexité, de la nuance et surtout la conscience que le monde a changé et que le pouvoir politique n’est pas l’axe du changement. Il y a des centres de pouvoir sur lesquels nous devons absolument travailler : le pouvoir économique comme alternative est important, le pouvoir médiatique aussi, sans oublier le pouvoir de l’éducation que l’on ne veut pas repenser et dont on ne veut pas réformer les systèmes. L’éducation, telle qu’elle est pensée et structurée aujourd’hui, est le produit d’une idéologie et pas seulement la conséquence d’une incompétence politique.

En Occident comme dans les sociétés majoritairement musulmanes, je constate une pauvreté des propositions. Dans ces dernières, les laïcs comme les islamistes sont « en panne » de projet. Ces deux courants, comme je l’ai écrit dans L’Islam et le Réveil arabe, ne sont respectivement et mutuellement légitimes que par leur opposition. C’est assez affligeant. Il est impératif de sortir de ces clivages dangereux, contre-productifs, et de trouver les voies de nouvelles pensées, de nouvelles alliances, de nouveaux horizons. Notre responsabilité n’est pas seulement de dire non, c’est aussi de savoir quoi, où, comment le dire, avec qui, et comment construire ces alliances. Il faut être sérieux dans l’exercice du contrepouvoir et dans l’analyse des réalités.
En voici un exemple. Au cœur des sociétés majoritairement musulmanes, mais aussi dans leur expression en Occident, on parle d’« économie islamique ». On affirme qu’« il n’y a qu’à » appliquer les principes islamiques pour éviter les crises économiques et les perturbations de l’économie néolibérale. Dans les faits, on se contente de changer les dénominations. Puisque l’on ne veut pas d’« intérêts », on transforme les données de la spéculation réelle, qui reste pourtant un fait intégré, en la qualifiant d’« islamique ». On change les moyens et les techniques, mais on garde les mêmes objectifs : maximiser les profits. Les finalités de l’économie restent donc les mêmes : dans les faits, on ne propose aucune vraie alternative. On entre dans le système économique global, on s’y intègre, on essaie de protéger des modèles de transactions dits halal – licites – et l’on applique des « charges administratives » qui sont les équivalents des intérêts. Ce n’est pas une alternative, c’est une perversion.

Ce type d’attitude est partagé par nombre de ceux qui résistent à un ordre injuste et meurtrier. Nous n’avons pas encore les moyens d’apporter une alternative. En lisant La Voie, je repensais à deux de mes livres, Les Musulmans d’Occident et L’Autre en nous4, où j’affirme l’absolue nécessité de revoir la compréhension et la traduction de la notion de charia, qui n’est ni la loi ni la loi divine, mais « la voie ». Et que dit la voie ? Que ce sont d’abord les finalités qui doivent être claires et inaliénables, que ce sont ensuite les principes éthiques de ces finalités qui doivent être construits, et qu’enfin la loi n’est qu’un moyen de parvenir auxdites finalités et qu’elle ne doit pas être une obsession. La pensée musulmane, depuis des siècles, a réduit la charia à un corps de lois dont l’origine divine figerait l’intelligence humaine. C’est une approche très réductrice. Quand je m’adresse aux musulmans, je le fais à l’intérieur de leurs références, je m’inscris donc au cœur de racines, dans un univers de sens, et cela a la capacité de mobiliser des énergies.
Mon problème est le vôtre : que faire ? La responsabilité première est de rappeler ou de dire « la voie » ; notre responsabilité secondaire est de dire comment la suivre. Mon questionnement est simple, il consiste à chercher à établir des liens, des correspondances entre la pensée et les livres d’Edgar Morin, par exemple, et ceux de penseurs qui, avec moi, se pensent à partir de leur univers de référence, mais s’ouvrent résolument vers l’universel partagé. Comment y parvenir théoriquement et pratiquement ? Nous ne sortirons pas de cette pensée de la seule espérance éthérée, non encore concrétisée, tant que nous n’aurons pas répondu à cette question.

1 COMMENTAIRE

  1. « Un…, deux…, trois…, non, deux, le troisième racontait… .

    Selon plusieurs différentes et possibles perspectives issues d’un partage fraternel, et donc amical et convivial, deux sages deux personnes ou deux êtres discutaient entre eux/elles et tout, comme une raison cherche paisiblement dans l’équilibre des horizons, ou comme un sens évolue inlassablement dans l’étendue des cycles, pour ce qu’un/une autre ne sait ou ne dirait, encore, sur l’évidence astronomique des compléments de la nature, sur l’existence systématique des rayonnements de leurs postures, autant s’engage le questionnement des images sereines même si souvent incomplètes… .

    Où se réunissent les valeurs communes aucuns savoirs ne pleurent fortunes… . Autant de choses qui donnent, sans regret ni remord, le moindre effet de temps, relatif et constant, et, autant d’autres qui, le puissent-elles, chaque fois, librement, raisonnablement, à leurs vies et à leurs séquences, s’accordent ce sur quoi il faut compter pour le prendre, et l’entendre, en toute égalité et, ou comme, du moindre infini qui se poursuit… .

    Quoi ne s’invente pour ne pas le laisser aux quand des pourquoi, bien des forces et des puissances, parfaitement théorisées, élucidées, appliquées, demeurent invisibles à tout)e un)e chacun)e… .

    Dans leur immense ensemble et pour ce qu’ordinairement il vaut d’y vérifier, les contraires sont impossibles quant il n’existent pas. Comment déceler approuver critiquer la particularité dubitative. Mais, car, aussi, ne rien donner est-ce bien, mal, bien mal concevoir ou supposer la moindre réalité, ou, simple et second questionnement, pour chaque évidence et de par toute existence, quelle vitesse, quelle mesure, quelle seconde est, serait invérifiable, ou contestable… .

    Effectivement et constamment, quand tout se porte dans l’équité, la dignité, civile et culturelle, rien ne s’y mesure sans vérité, sans humanité, réaliste et universelle… .

    Un peu, beaucoup, tellement, surtout comme la paix n’a cesse de le rappeler, au fil du ou des temps, quant il naît chaque fois l’estime éclairé réciproque et tolérant de sa simple et réelle volonté… . »

    Constamment et naturellement, tous les progrès ni n’existent ni n’abondent, ni d’ailleurs ni seulement de la capacité humaine et créative, alors ou dès lors, de toute et chaque authenticité pérenne et objective, à leur faculté, première ou, puis, secondaire, d’âge ou d’étape, la complémentarité est, serait indissoluble et bénéfique, et au temps et à la vie… .

    … »

    …merci…

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