Tariq Ramadan: «Attention aux ghettos»

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ROYAUME-UNI. Engagé par le premier ministre Tony Blair pour l’intégration des musulmans, l’intellectuel genevois s’exprime sur l’islamisme radical.

    Engagé pour travailler à l’intégration des musulmans au Royaume-Uni, Tariq Ramadan livre son analyse sur les attentats déjoués du 10 août dernier en Grande-Bretagne et ne se prive pas de critiquer le discours de Tony Blair.




Le Temps: Le 10 août dernier, une vingtaine de musulmans, nés en Grande-Bretagne, sont soupçonnés d’avoir voulu faire exploser plusieurs avions. Un cas de figure qui rappelle les kamikazes des attentats de Londres de juillet 2005…



Tariq Ramadan: Nous n’en savons pas beaucoup sur ces attentats déjoués. Parmi les personnes arrêtées, certaines n’étaient pas impliquées et d’autres n’avaient tout simplement pas de passeport. Il n’empêche. Cet événement montre que des individus continuent à promouvoir la stratégie visant à répandre la mort et à s’en prendre à des innocents.



– Quel est le profil des suspects arrêtés?



– Contrairement à ce qu’on a pu dire et lire, comme les auteurs des attentats du 7 juillet 2005, il s’agissait de gens souvent éduqués, bien intégrés, qui ne pratiquaient pas ou très peu l’islam. Ils semblaient plutôt en marge de la communauté musulmane. Ils ne fréquentaient pas une mosquée en particulier, mais se sont rencontrés notamment dans des fitness. Certains buvaient de l’alcool et sortaient en boîte. A travers le travail réalisé en un an dans le cadre de la task force constituée par le gouvernement Blair, nous avons constaté que ces groupes radicalisés n’ont même pas de liens entre eux. Il n’y avait pas de lien entre les attentats du 7 juillet et ceux du 21 juillet 2005 dans les transports publics londoniens. Chaque groupe se constitue à partir de rien, ou presque, sui generis.



– Comment prévenir ce type de dérive?



– Ce profil est déroutant. Il est très difficile de savoir comment agir sur ces personnes une fois qu’elles ont basculé dans le terrorisme. Mais je pense qu’on peut et doit s’intéresser à ce que j’appelle la zone grise, à savoir ces gens, jeunes et moins jeunes, qui peuvent être attirés par cette rhétorique et suivre la même voie.



– Qui trouve-t-on dans cette zone grise et pourquoi?



– Il y a tout d’abord des gens qui ont une mauvaise connaissance de l’islam et qu’ils interprètent de façon littérale et radicale. Ils refusent le discours de la société dans laquelle ils vivent et prennent des positions extrémistes et violentes. Ils sont certes intégrés socialement, mais ils souffrent d’une non-intégration psychologique, d’une crise identitaire. Leurs représentations et perceptions de la société incitent à la rupture. C’est ici que les associations et les référents musulmans doivent agir.



– Certains musulmans du Royaume-Uni se disent en premier musulmans et ensuite britanniques au point de ne plus se reconnaître dans l’Etat-nation.



– Des attentats comme ceux du 10 août ou de juillet 2005 démontrent que leurs auteurs ont des idéaux. Pour eux, en Irak ou en Afghanistan, on tire sur leurs «frères». Il y a un phénomène d’assimilation symbolique au statut de victimes.



– Face à ce phénomène de radicalisation, que peut faire la société occidentale?



– La Commission fédérale contre le racisme a mis en évidence un fait crucial. Si la société occidentale perpétue l’idée que les musulmans ne s’intègrent pas en les sommant, encore et encore, d’avoir à prouver la réalité de leur intégration, alors cette prophétie de non-intégration pourrait s’auto-réaliser. La société européenne devrait avoir un discours beaucoup plus intégratif en reconnaissant que l’islam est une religion européenne: il importe de créer un nouveau sentiment de citoyenneté dont les musulmans peuvent se réclamer. Il faut établir des espaces de confiance en cette époque de méfiance profonde. Ce serait un excellent début.
– Vous faites partie de la task force créée au lendemain des attentats de juillet 2005. Un an après, on a l’impression que peu a été entrepris. Des 65 recommandations émises, seule une a été retenue…



– Cette task force a été créée immédiatement après les attentats du 7 juillet. Il fallait prendre une mesure rapide et tangible. La recommandation retenue est celle qui est la plus facile à exécuter: envoyer les penseurs ou savants musulmans dans les lieux à risque pour prôner une pratique modérée de l’islam. Les autres recommandations nécessitent une politique à long terme. Il faut ainsi réformer les manuels d’éducation, la formation des imams, créer une plate-forme qui rende compte de la diversité de la communauté musulmane. Le problème, c’est qu’une telle politique à long terme bute sur un processus électoral basé avant tout sur le court terme. Mettre en œuvre les mesures que je viens d’indiquer implique une prise de risque et surtout une volonté politique. On est actuellement loin d’avoir une approche globale du problème.



– Les attentats perpétrés au Royaume-Uni mettent-ils en lumière une spécificité britannique?



– Le modèle britannique et anglo-saxon reconnaît l’appartenance à des communautés religieuses et culturelles. Cela permet dans un premier temps de trouver ses marques plus facilement qu’ailleurs. Mais l’appartenance au projet national commun est beaucoup plus difficile. Après les attaques terroristes du 7 juillet, on s’est demandé ce qu’était la Britishness, la britannité. Cela montre qu’on vit côte à côte, sans vraiment se connaître et les ghettos culturels sont une réalité.



– Faut-il dès lors privilégier le modèle britannique?



– Londres montre une réelle mixité sociale. Des projets de communauté citoyenne y abondent. Mais en Grande-Bretagne, Londres est plutôt l’exception. Bradford ou Leeds ne présentent pas le même profil. De plus, les musulmans sont beaucoup mieux représentés en politique, au parlement national, qu’ailleurs. Un risque de ghettoïsation culturelle est néanmoins réel. En France en revanche, le cloisonnement est moins d’ordre culturel, il passe davantage par le porte-monnaie. Dans les banlieues françaises, ce n’est pas l’ethnicité qui fait que des Arabes, Noirs et Africains se regroupent, mais leur statut social et économique. C’est la réalité historique qui pèse encore et qui fait qu’on parle toujours de Français «issus de l’immigration». Toute société, même en Suisse, n’est pas à l’abri du danger de ghettoïsation. Il n’y a donc pas de modèle à idéaliser. Chaque société doit se mobiliser, mener des politiques concrètes d’intégration en maintenant une cohérence entre ses principes énoncés et les pratiques appliquées sur le terrain. Aucun pays ne peut se targuer d’avoir trouvé la solution idéale: l’humilité, l’engagement critique et les réformes s’imposent partout.



– Les discours mystico-religieux de Tony Blair n’ont-ils pas accru le risque de ghettoïsation culturelle?



– Certains des discours de politique étrangère tenus par Tony Blair sont inaudibles pour les musulmans britanniques. Son engagement aveugle derrière les Etats-Unis, son silence sur la Palestine et le Liban ont des conséquences graves. Il joue parfois sur un registre politicien qui nourrit l’idée qu’on assisterait à un choc des civilisations.


 


 


 


Source : Le Temps

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