Amour et détachement 4/4

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Les spiritualités ont toutes mis en évidence les ambivalences et les ambiguïtés de l’amour. Ses différentes natures et ses deux faces. L’amour est une école initiatique où l’on apprend à progresser, à s’élever, puis à se libérer. L’amour peut aussi être une prison dans laquelle on voit ses chaînes se multiplier, où l’on s’enfonce, se perd pour finir dans la dépendance totale. Les enseignements universels des spiritualités, des philosophies et de toutes les religions se recoupent ici et formulent, au demeurant, les mêmes vérités : l’individu retrouve dans l’amour ce qu’il est venu y chercher car l’amour est autant son miroir que sa révélation. Enfermé dans l’émotion, l’emprise et le besoin de la possession, son amour se retournera contre lui et lui apportera la souffrance du manque et l’enchaînement du cœur. Habité et traversé par la spiritualité et la maîtrise, son amour le sortira du moi et lui permettra d’accéder à la plénitude de l’être et au don de soi.

Ainsi l’amour est-il comme l’éducation, il faut « aller avec » et apprendre à se détacher avec cette conscience toujours approfondie de l’ambivalence des choses et de la nécessité de l’équilibre, toujours si difficile, toujours si fragile. Se connaître, s’aimer assez, aimer beaucoup, apprendre à aimer mieux, à offrir, à s’offrir et à pardonner sont des apprentissages de la vie jamais achevés, jamais accomplis, à renouveler sans cesse. Aimer sans s’attacher et aimer sans attacher sont sans doute les deux dispositions-attitudes qui demandent le plus à l’être humain de développer un discernement aigu et de s’armer de profondes qualités d’être et de cœur. Aimer la vie et l’observer s’en aller, s’aimer sans s’illusionner sur soi, aimer ses amours au cœur du temps qui les emporte : aimer sans idolâtrer, aimer avec la conscience de la relativité de tout. C’est le sens profond de l’amour-compassion qui doit libérer dans la tradition bouddhique ainsi que celui de l’unicité de Dieu dans les traditions monothéistes. Se libérer de ses illusions, de la fausse adoration de ses désirs et des idoles de son intimité pour accéder à un amour-lucidité en quête d’une proximité discernant l’étendue de la distance dans l’absolu. C’est l’expérience mystique qu’al-Jilānī (XIe-XIIe siècle) et Rūmī (XIIIe siècle) ont tenté d’extraire à l’unisson de toutes les expériences spirituelles et mystiques. Le Prophète de Gibran résumait cette sortie de soi, dans l’amour du Tout et/ou de Dieu, en affirmant : «Quand vous aimez, vous ne devriez pas dire : “Dieu est dans mon cœur”, mais plutôt : “Je suis dans le cœur de Dieu.” »

Aimer sans dépendance. Rien n’est aussi difficile. Cela requiert un long apprentissage, exigeant et parfois douloureux. Il s’agit d’aimer sans illusions. Cela est d’autant plus compliqué que l’on a parfois l’impression qu’aimer consiste justement à s’illusionner. Comment s’élever de l’illusion de l’amour à la lucidité de l’amour ? Comment se détacher de ce qui, par définition, nous attache ? Le même Prophète de Gibran affirmait « L’amour ne possède pas, ni ne veut être possédé », mais qu’en est-il des possédés, de celles et de ceux que « l’amour rend aveugles » et emprisonne ? Comment sortir de soi pour se fondre dans le cœur du Tout ou dans la lumière de l’Unique ? L’amour est certes une promesse du bien, du beau et du bien-être, mais cette promesse a toujours été accompagnée de tant de larmes, de tant de souffrances et de tant de douleurs. Vivre, c’est souffrir ; vivre, c’est aimer ; aimer, c’est souffrir. Faut-il donc, pour vivre, finir par aimer sa souffrance jusqu’à ce que mort s’ensuive ?

L’amour qui dépasse l’amour est un amour qui libère. Il offre la plénitude avec le sens de la contingence. Il importe donc d’éduquer son être et son cœur à aimer dans l’absolu de l’instant et dans la conscience du temps : être là et savoir que l’on s’en va. Aimer en apprenant à s’en aller : le plus bel amour n’oublie jamais la séparation, et encore moins la mort. L’amour et la mort forment le couple le plus humain qui soit : le plus profond amour humain ne cherche pas à s’illusionner sur le caractère inéluctable de la mort qui vient. Cette fragilité est sa force. Le pouvoir de l’humilité se cache aux abords de cette conscience – dans l’amour – de la mort.

Revenir à l’origine. Les textes sacrés, les traditions anciennes et toutes les philosophies, de toutes les époques, nous invitent à tourner notre visage et notre attention vers la nature, sa beauté, ses cycles, l’éphémère et l’éternité. Nous savons que nous aimons naturellement. Ils nous enseignent néanmoins à aimer mieux, consciemment, spirituellement et à apprendre à appréhender le sens dans le détachement. Il faut faire un choix, au demeurant, entre la réserve de Kant ou la fougue de Nietzsche, entre la voie de Bouddha et celle de Dionysos, entre l’amour de Dieu et celui du Désir, entre une idée de la liberté et la gestion des besoins, entre l’indépendance et la dépendance, entre le détachement et l’enchaînement. Si on ne choisit pas d’aimer, on peut tout de même choisir sa façon d’aimer. La nature est ce miroir dans lequel il faut regarder dans la proximité et au loin, en sachant que si nous sommes présents, pleinement, aujourd’hui, la terre offrira à d’autres, demain, et sans nous, une même plénitude sur une terre qui aura désormais consacré notre absence. Le miroir du temps et des espaces infinis le reflète, le soi libéré le comprend, l’Unique le répète: aimer, c’est être là, à proximité de l’extraordinaire de l’ordinaire et offrir, donner, pardonner. Aimer, c’est marier la présence des sédentaires et la migration des nomades, les racines de l’arbre et la force des vents. Aimer, c’est recevoir et apprendre à laisser les êtres s’en aller. Aimer, c’est donner et apprendre à s’en aller. Et inversement.

14 Commentaires

  1. Ce que vous essayez d’expliquer ce n’est pas l’amour mais comment renoncer et se détacher . l’amour n’est il pas attachement .on ne pense pas à la mort quand on aime. L’idée de la séparation de l’éloignement vient en dernier .alors aimer et se détacher devient une mission impossible.

    • Salam,
      Il y a souvent confusion entre amour et attachement. L’attachement est relatif à l’enfance et l’amour à la phase adulte de l’individu. Je vous recommande de lire au sujet de la théorie de l’attachement. C’est éclairant sur nos modes de fonctionnement.
      Une excellente journée.

    • Je crois que si c’est possible. Je puise le sens de l’amour sur l »amour Divin, c’est un sentiment noble et un cadeau divin, on ne peut qu’etre conscient de ceci pour finalement se détacher de toute illusion superflue et de toute fragilité humaine. Se détacher de soi pour s’élever vers le grand et unique sens de notre vie.

    • Rim Ben driss: tariq a raison ???? pour qu’une relation amoureuse soit harmonieuse et que l’amour y puisse circuler de cœur à cœur, le non attachement ou plutôt la non dépendance est la clé car la dépendance crée la jalousie maladive et possessivité qui peuvent aboutir à la violence .,,il faut voir l autre avec son cœur et non pas son esprit, il ne faut rien attendre de l autre ! Dans une relation il faut aimer soi même, découvrir soi même pour imbrication aimer l’autre et être aimée et si un jour l autre te quitte, tu ne vas pas mourir, tu continue de jouir de la vie sans avoir de la haine pour lui ! En résumé, il faut avoir confiance en soi même et liberté pour que l amour puisse s exprimer mieux et ne pas vivre une relation étroite

  2. Bonsoir,

    S’il vous plaît n’utilisez plus le Boudhisme comme exemple.Les Boudhistes sont en train de massacrer les Musulmans .

    Plus encore ,ils ne respectent même pas les cadavre de leurs défunts .

    Bien à vous .

    • Salem,

      Attention de ne pas faire d’amalgame entre bouddhistes et Birmans (qui dénaturent complètement la religion bouddhique), comme il faut faire attention de ne pas mettre dans le même sac musulmans et Daesh (qui eux aussi pervertissent le message de l’islam).

      Que Dieu vous protège.

  3. Aimer, Pardonner, pour toi : Quelle magnifique declaration d’Amour! L’Amour est un bienfait de Dieu, qui se vit, au sens noble du terme, au moment il il s offre à nous. Pourquoi chercher à l expliquer? Amour et detachement n est ce pas le sens de l islam au sens large, ce dont vers quoi tend tout musulman : l amour de dieu, la quête de l au delà qui passe naturellement par le détachement de ce bas monde tout en ptofitant des bienfaits de dieu quand ils s’offrent à nous. Pourquoi chercher à l expliquer? Pardonner, c’est s élever, permettre à l autre de s epanouir dans une relation en acceptant son espace de liberté et sa différence et abandonner toute forme de jugement…Aimer c est etre là où l’Autre nous attend…par sa presence, son silence, ses sentiments, un geste affectueux, etre digne pendant les moments difficiles…

    • C’est un peu cela qu’on explique ici, je crois.
      On parle d’un amour libérateur, et non d’un amour qui emprisonne.
      L’amour de Dieu est un amour qui libère. L’amour de son prochain peut libérer de l’emprise de l’égo, libérer des injustices et créer un monde plus solidaire. L’amour de la nature peut libérer l’esprit, et porter et l’imaginaire (arts, culture), et le rationnel (sciences) à explorer et préserver ses richesses.
      Cet amour libérateur est un attachement à l’objet/ l’être aimé, qui, conscient de sa propre fragilité, devient indéfectible, mais ignorant ou oubliant cette fragilité, se brise aussitôt (car il devient un amour qui emprisonne).

  4. Merci Monsieur Ramadan, je dis bien Monsieur car on sent plus l’Homme dans ce texte que le Professeur. L’Homme qui célèbre l’amour, avec ses joies comme ses blessures, ses enseignements, son chemin initiateur (his path), son caractère éphémère. OUI! ce facteur temps qu’on néglige souvent et que l’on a du mal à maîtriser. Mais est cela peut être l’objectif final?
    Je me suis retrouvée dans ce texte et je vous en remercie.

  5. L amour est une école oui si il faut aimer sans s attacher c est l école la plus difficile j aurai jamais le diplôme c est sur,ça me semble impossible !on est des humains,ce qui NS restent de plus beau quand on s en va c est ces partages,ces attachements c est l amour c est pur!pourquoi essayer aller contre nature,on pourrait a la limite dire que nous devrions apprendre a partir et a laisser partir malgres notre ATTACHEMENT pour le bien de l autre si nécessaire ou pour le notre ca c est l amour mais ne pas s attacher malgré notre amour me semble impossible,a moin que si on partage rien ensemble et qu on veut le bien de l autre quand mm on veut qui il soit heureux ds ce cas on peut aimer tout le monde si c est ça aimer mais dans l amour charnel ou maternelle il me semble impossible car pour une mère c est inee c est comme ça on y est attaché et mm pour certaines qui ont pas vu leur enfant grandir, elles y restent attachés cest plus fort que nous ca nous depasse c est DIVIN l amour!lamour charnel,le fait de tomber amoureux c est une alchimie qq chose qu on explique pas encore une fois c est divin,même si on ne voi pas l autre souvent le coeur lui le voi tout le temps le coeur lui y est attache.certe lattachement ne fait pas tout ds l amour mais n empeche qu il en fait parti pourquoi lutter dans les deux cas on souffrirai essayer d aller contre son coeur c est souffrir et essayer de ne pas s attacher c est aller contre son coeur ds le cas contraire s attacher a l autre ca fait souffrir aussi mais autant souffrir en suivant son coeur , de toute facon l ecole de la vie,de lamour comporte le module obligatoire LA SOUFFRANCE!cest la vie, vivre c est souffrir parce que vivre c est forcément aimer et aimer c est souffrir,essayer de ne pas s attacher c est pas être entier,c est être faux QQ partc est ne pas vivre!

  6. Bonsoir,

    Merci M. Ramadan pour ce texte très riche en enseignement. Il est vrai qu’on oublit l’importance de l’amour. Il faut apprendre aimer et faire en sorte que l’on ne soit pas piégé par son amour.
    Ma chère Nadia s’il fallait faire une croix sur toutes les sciences pour causes de mauvais comportements de quelques individus on aurait peu de chose à apprendre. Il faut savoir faire la part des choses.

    Cdt,

  7. On remarque que mr: Tariq Ramadan cherche le sens des valeures dans toutes les traditions principales de l’humanite
    Est ce que ca pour retrouver une dimension humaine partagee par tous, ou chercher une nouvelle methode qui peut regrouper toutes les confessions?
    Cette facon de peesenter les choses ne peut pas etre toujours valide, nottament dans le domaine de la croyance,l’axe qui diffuse tout.

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