Appartenances 2/4

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Il importe de questionner nos religions, nos philosophies, nos cultures et nos sociétés sur le sens qu’elles donnent à nos appartenances. La fraternité qui appelle le cœur et l’égalité qui s’appuie sur la loi ont ainsi besoin d’un impératif engagement critique de l’intelligence : il s’agit d’évaluer nos postulats, nos croyances, notre idée de la vérité et des hommes, voire plus spécifiquement celle de notre philosophie personnelle, de notre nation ou de notre société. Cette attitude consciente et critique est une condition sine qua non pour ne pas nous enfermer dans des appartenances qui nous mèneraient à nier, ou à grandement relativiser, notre appartenance première à l’humanité. Un enseignement moral, de quelque religion, spiritualité ou philosophie que ce soit, qui pourrait nous mener à négliger la commune humanité des hommes, nier la dignité de certains ou établir des distinctions et une hiérarchie ontologique entre les êtres, doit être évalué de façon critique car ses conséquences seraient graves et dangereuses.

De nombreux facteurs peuvent expliquer la naissance de tels enseignements au sein des religions, des traditions spirituelles ou des écoles philosophiques. Ce sont parfois les fondements mêmes d’une tradition qui peuvent poser un problème comme cela est le cas dans la théorie des castes : la critique de Gandhi, dont nous avons parlé plus haut, tient ainsi essentiellement au fait qu’il ne peut imaginer un enseignement qui établisse des hiérarchies définitives entre les êtres humains et justifie des discriminations de fait. Au nom d’une idée supérieure de l’homme, il questionne un enseignement spécifique de l’hindouisme classique ou orthodoxe. Le plus souvent, néanmoins, ce sont des interprétations dogmatiques et réductrices des textes fondateurs qui mènent à des approches exclusivistes, fermées ou inquisitrices. Il se peut que l’esprit fermé de certains savants, des traits culturels spécifiques ou encore des circonstances historiques – position de pouvoir ou, au contraire, expérience de l’oppression ou du rejet – entraînent l’apparition d’interprétations ou de théories qui réduisent les horizons de l’appartenance à sa seule communauté religieuse, à la suprématie supposée de son idéologie ou à un nationalisme aveugle. L’idée même de la communauté humaine est alors remise en cause ou niée. Un travail critique s’impose et il est à recommencer toujours car aucune religion, spiritualité ou philosophie humaine ou politique n’est à l’abri d’interprétations fermées, d’une mauvaise gestion de son pouvoir et de l’instrumentalisation du sentiment victimaire (comme d’ailleurs d’une projection biaisée de l’extérieur). Il faut en permanence que des savants, des théologiens, des philosophes et des intellectuels fassent l’effort de retrouver l’essence de l’enseignement humain et humaniste au cœur de chaque religion, philosophie ou tradition. C’est ce que des rabbins et penseurs juifs ont fait pour expliquer le sens profond du concept du « peuple élu » : il s’agit, selon eux, d’une élection spirituelle qui se traduit par une responsabilité majeure quant à la transmission des valeurs morales à l’humanité. L’élection n’est point alors le privilège arbitraire et exclusif de certains, mais une exigence d’exemplarité et de service pour l’humanité entière. On retrouve cette même démarche dans la tradition chrétienne et les analyses de théologiens proposant une lecture plus large et ouverte de l’idée de l’élection et de la Rédemption (qui ne seraient possibles qu’à travers la seule médiation de Jésus, voire de l’Église, selon la fameuse expression «Hors de l’Église, point de salut!»). Des savants musulmans ont fait ce même travail d’exégèse pour la formule « vous êtes la meilleure communauté établie parmi les hommes » en expliquant qu’il s’agissait d’une élection conditionnée au fait de promouvoir le bien, d’être des modèles et des témoins et d’assumer dans la cohérence les exigences éthiques à l’égard de tous les hommes. Ces interprétations cherchent à renouer avec les enseignements fondamentaux et la raison raisonnable au-delà des tentations dogmatiques et exclusivistes. C’est là une exigence de la foi, du cœur et de l’intelligence : au nom de notre appartenance première à l’humanité, il importe de ne jamais nier la dignité commune et égale de chaque être humain.

Mais la démarche ne peut s’arrêter là et l’on comprend que chacun est appelé à faire un effort sur soi pour passer de l’univers rassurant de sa communauté (religieuse, spirituelle, philosophique, sociale ou politique), avec ses certitudes, ses règles et ses communions intellectuelles et/ou affectives, pour aller à la rencontre de la commune humanité d’autrui, au cœur même de sa différence. Nos traditions religieuses et philosophiques peuvent bien, en théorie, nous appeler à reconnaître le principe de l’humanité commune de tous les hommes, cela ne suffit pas à le vivre dans la vie quotidienne et encore moins à vivre l’expérience de la fraternité humaine. La démarche est en effet difficile, exigeante, parfois perturbante, et elle requiert une disposition intellectuelle et beaucoup de volonté. Il s’agit d’accéder, sur le plan humain, à ce que les psychologues contemporains ont appelé l’empathie, qui est d’abord une attitude de l’intelligence. Tout commence par le travail sur son propre regard : il importe de s’exercer à prendre un recul intellectuel par rapport à soi et à autrui afin d’essayer de comprendre ce qu’il est, son mode de pensée, ses réactions émotives et affectives de là où il se situe et sans jugement préalable. Plus largement que les théories psychologiques contemporaines, il ne s’agit pas seulement d’accéder au « ressenti » de l’autre à travers une empathie strictement intellectuelle et « cognitive » (ce qui peut se comprendre dans le cadre de la fonction du psychologue), mais de reconnaître en l’autre un alter ego et un miroir et de se donner les moyens de comprendre d’où il pense, comment se construit son univers de référence, sa cohérence, voire ses amours et ses espoirs. Chercher à se mettre à la place d’autrui suppose que l’on a reconnu à autrui une place : ce n’est pas rien et, somme toute, c’est le début du processus de reconnaissance, de rencontre et de possible fraternité. Il est intéressant de noter – et ce n’est point un hasard – que les psychologues humanistes comme Abraham Maslow et Carl Rogers, à partir d’une catégorisation des besoins communs (de la faim à l’estime de soi et jusqu’à l’autoaccomplissement), ont déterminé des étapes dans la rencontre avec l’autre : reconnaissance en miroir des humanités respectives, verbalisation – pour soi et pour l’autre – de ce que dit l’autre, pour enfin accéder, dans l’approche de Rogers, à la « chaleur », l’accueil positif d’autrui (comme il est). Si cet exercice est codifié et impose des règles nécessaires au psychologue dans les limites de sa fonction (notamment en ce qui concerne le jugement ou l’engagement affectif), il n’en est pas de même pour les êtres humains dans leur vie quotidienne. Ils appartiennent naturellement à des univers de référence spécifiques (à une spiritualité, à une religion, à une philosophie, à une nation, à un parti ou autre) et c’est cet exercice exigeant de l’empathie avec l’humanité d’autrui, au-delà des appartenances singulières, qui peut leur permettre de ne pas s’enfermer dans leurs certitudes et leurs jugements.

Nous sommes aux antipodes de l’individualisme et/ou de la suffisance due à la paresse ou à l’ignorance : il s’agit d’exiger de soi un effort pour sortir de soi, pour rencontrer l’autre et se décentrer, afin de chercher à accéder à une compréhension intellectuelle intime et respectueuse. Apprendre à observer, à écouter (au sens premier de l’écoute active), à se transporter autant que faire se peut dans l’être de l’autre pour chercher à comprendre, à sentir, à ressentir. La méthode du psychologue praticien s’arrête là où commence l’engagement humain de l’individu libre qui, à partir de l’empathie, ne s’interdit pas la sympathie, voire l’affection, puis, profondément, la fraternité. Sans avoir la prétention de tout comprendre, sans nier qu’il puisse parfois naître des questionnements et des jugements critiques, l’individu entre en communication avec autrui par l’écoute, la nécessaire humilité de celui qui a quitté son ego, le respect de celui qui cherche à apprendre et, surtout, la confiance de celui qui accueille et est accueilli. Une fraternité d’être, une fraternité de destin. On retrouve une des dimensions de l’empathie et de ce dépassement de soi dans la fraternité humaine, dans les enseignements fondamentaux des spiritualités et des religions. Dans le bouddhisme mahāyāna (« grand véhicule »), l’aspiration à atteindre l’Éveil (bodhicitta) et à se libérer de la souffrance passe par la pratique des quatre incommensurables qui sont la bienveillance (maitri), la compassion (karuna), la sympathie (mudita) et le détachement (upeksa). La souffrance étant le lot commun de chacun au cœur des cycles, la compassion n’exprime pas ici un rapport de pouvoir ou de condescendance (envers une potentielle victime dépendante et en besoin), mais bien plutôt le sens du partage, de la communauté de destin et de l’aspiration commune à se libérer, dans l’amour et le détachement, des chaînes de l’éternel retour : la compassion commence d’ailleurs par soi. On reconnaît ici l’essence de l’empathie et les principes de la psychologie transpersonnelle et humaniste contemporaine inscrits au cœur d’une spiritualité dont le principe est l’universelle souffrance et la nécessaire libération par l’Éveil. Ce qui importe, au bout du compte, tient à la volonté de sortir de soi et de reconnaître en l’autre son humanité et ses aspirations communes avant ses choix distinctifs. Ce rapport humain et cette disposition morale à l’égard d’autrui sont le chemin de la fraternité que l’on retrouve dans les monothéismes : le sens du projet messianique, de l’élection spirituelle et du service dans la tradition juive et le Midrash véhiculent, comme le rappelle David Sears ou le rabbin Jonathan Sacks, cette même idée. C’est la notion chrétienne d’amour (et non de « compassion » se référant clairement à l’ordre de la charité) qui traduit le mieux cette expérience de l’empathie humaine. Le verset coranique commande et recommande, dans le sens de notre propos, de s’ouvrir à autrui dans sa similarité et ses différences : «Dieu ne vous défend pas d’être bons et équitables envers ceux qui ne vous attaquent pas à cause de votre religion et qui ne vous expulsent pas de vos foyers. Dieu aime ceux qui sont équitables.» Il est nécessaire d’établir d’abord une relation de cœur et d’affection (al-birr) qui permettra – comme s’il s’agissait d’une condition implicite – une relation vraie et profonde de justice (al-qist). Il s’agit plus précisément d’«équité» qui associe la disposition confiante et raisonnable du cœur et l’application juste et équitable de la loi.

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