Besoins et pouvoirs 3/5

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L’être humain est traversé d’aspirations contradictoires : sa volonté d’affirmer sa singularité s’exprime avec autant de force que son besoin d’accéder aux vérités communes, à l’essence absolue qui transcende la diversité et les différences. Si le cœur semble désirer un amour qui ne ressemble à aucun autre, la raison aspire à découvrir l’essence commune de tous les amours. Le singulier est universel et l’universel est commun : les contradictions et les paradoxes ne sont toutefois qu’apparents. L’universel est un besoin autant qu’une nécessité : les philosophies modernes ont beau déconstruire les systèmes et les ordres, penser la postmodernité du relatif et de la multiplicité des points de vue et des vérités, la conscience individuelle et collective revient toujours au besoin de sens, de certitude et de communauté de cœur et/ou d’intelligence, voire de destin. Les Esprits révèlent « l’universel langage de la nature », dit une tradition africaine qui fait écho à la spiritualité des Indiens sioux s’efforçant d’être à l’écoute du langage de la Terre à laquelle les humains appartiennent universellement. Selon la sagesse des Sioux, les « Blancs » sont ainsi atteints d’une illusion d’optique et de propriété lorsqu’ils pensent que c’est elle, la Terre, qui leur appartient. De Socrate à Kant, de l’hindouisme à l’islam, de Nietzsche, constructeur de ponts, aux structuralistes de la déconstruction, le besoin du commun qui révèle une vérité (ou celui de l’essence, ou de l’immuable, qui signifie et structure) est constant. L’universel concret est l’axe de l’origine, comme l’universel abstrait marque les repères sur la route : respectivement ou ensemble, ils produisent du sens. Le besoin d’universel est l’autre nom du besoin de vérité : non plus ici en tant que valeur mais au sens d’un savoir assuré et définitif. C’est pourquoi, par ailleurs, l’intelligence humaine cherche inlassablement à formuler les valeurs universelles qui permettent d’expliquer la réalité a priori ou qui sont le fruit d’une construction rationnelle. Les partisans de chacun des deux universels défendent leur thèse avec des arguments de poids : s’il est un Dieu, alors Il sait mieux que l’homme singulier dire la vérité universelle de l’homme. En revanche, si l’homme est livré à lui- même, alors il doit s’appuyer sur la faculté qui est commune à tous les hommes, la raison, pour espérer déduire des vérités universelles pour tous. Saint Augustin ou Luther, esprits pourtant si différents, stipulaient par la foi l’évidence de la première thèse alors que les philosophes des Lumières concevaient que seules leurs lumières pouvaient faire parvenir à la lumière des vérités communes. À mi-chemin entre ces deux positions, Abū Hāmīd al-Ghazālī (dans sa recherche de la « délivrance des erreurs »), tout comme saint Thomas d’Aquin (à travers sa relecture averroïste d’Aristote) ont cherché à concilier les deux horizons de l’universel – celui de l’Être transcendant et celui de la raison immanente, les deux ordres de l’universel concret et abstrait – en affirmant qu’il existait des points fondamentaux de correspondance et d’intersection.

Reste la question du pouvoir. Alors qu’il s’intéresse à l’« origine de l’inégalité parmi les hommes », et donc aux relations de pouvoir, Jean-Jacques Rousseau imagine un événement marquant la naissance de la propriété dans l’Histoire. Il affirme : « Le premier qui, ayant enclos un terrain, s’avisa de dire “Ceci est à moi”, et trouva des gens assez simples pour le croire, fut le vrai fondateur de la société civile. » Puis il ajoute : « Que de crimes, de guerres, de meurtres, que de misères et d’horreurs n’eût point épargnés au genre humain celui qui, arrachant les pieux ou comblant le fossé, eût crié à ses semblables : “Gardez-vous d’écouter cet imposteur ; vous êtes perdus, si vous oubliez que les fruits sont à tous, et que la terre n’est à personne.” » On retrouve ici les idéaux de partage des spiritualités africaines et sioux ainsi que les critiques de la propriété présentes dans la pensée de Marx, d’Engels et du socialisme scientifique ou utopique. Ce que Rousseau décrit ici, à savoir la prise de pouvoir par l’appropriation injustifiée, est au bien commun ce que la revendication du monopole de l’universel est aux valeurs. Saint-Exupéry affirmait, avec un singulier optimisme, que « le culte de l’universel exalte et noue les richesses particulières » ; or, il se peut que cette célébration confonde malheureusement le culte de l’universel avec celui de soi. D’aucuns n’hésitent pas à s’arroger des valeurs universelles et à affirmer avec force, et arrogance, « ceci est moi » et aux miens. D’un besoin, la quête de l’universel s’est parfois – trop souvent – transformée en une propriété close et exclusive, en un instrument de pouvoir et de domination à l’origine de guerres et de morts, de croisades, de jihād offensifs et expansionnistes, de conversions forcées, de missions civilisatrices, de colonisations et tant d’autres « misères » et « horreurs ». Pour éviter cela, il aurait fallu rappeler que ce qui est universel (et s’oppose, par définition, à son appropriation) tient en cette formule simple: « les fruits sont à tous », « la terre n’est à personne » et ces valeurs en tout, et en nous, sont le bien et le droit de chacun.

1 COMMENTAIRE

  1. Parler de l’universel ne doit pas exclure les vérités dérangeantes et tout autant universelles : l’humain est égoïste, de nature assez belliqueuse, souvent hypocrite, et il est pourvu d’une mémoire étonnamment sélective (il ne retient que très peu de leçons du passé). Ce genre de « valeurs » est partagé par tous les humains… Je ne pense pas qu’on puisse « s’approprier » l’une ou l’autre valeur. On intègre une valeur ou une série de valeur et on en fait son cheval de bataille le temps d’une vie, ou d’une étape dans la vie (avant de retourner sa veste, par exemple, ou de passer à autre chose), car on en a besoin pour avancer, s’affirmer, réaliser ses projets… etc.

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