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Si l’on suit une Voie de l’initiation et de l’accomplissement, si l’on croit en Dieu et au Créateur, alors l’universel s’exprime à partir de cette Voie et de ce Dieu et est ce qui sera offert à l’être humain de vérités, de valeurs, d’éthique et de règles de comportement. Les philosophies, idéalistes ou rationalistes, construisent un édifice dont l’universalité est plus ou moins abstraite ou concrète en s’appuyant sur les facultés humaines, les données sensibles, la raison, l’intuition et, parfois, l’imaginaire commun à travers les archétypes, les symboles et les signes. Ce sont, comme nous l’avons vu, les deux grandes voies de l’élaboration de l’universel. On peut y ajouter celles qui sont relatives aux facultés humaines sur lesquelles les spiritualités et les religions insistent particulièrement dans le but de révéler la correspondance entre le macrocosme de l’univers et le microcosme de l’intimité de l’être. Par exemple, l’universel des sens, de la conscience, du cœur ou de l’ego, traverse les mystiques et les rituels quant à la question du rapport au savoir, à la gnose, à la vérité et à la libération. On comprend donc que l’universel – qui révèle la cause transcendante du Tout, dévoile les communes et immanentes qualités et valeurs en tout, ou encore identifie les essences similaires des facultés humaines de tous – de ce qui est commun – exprimé au nom d’une foi ou d’un postulat – établit de fait la vérité indiscutée du pluriel, de la pluralité et de la diversité des chemins qui mènent à lui et à sa représentation. Pas d’universel sans diversité : la quête du commun ultime serait inutile sans la reconnaissance des différences initiales, lesquelles expliquent justement le sens de la quête. Sur la route, emportés par nos certitudes ou nos doutes assumés, nous tendons souvent à l’oublier.

Les traditions antiques, les spiritualités anciennes et contemporaines, comme les religions, ont un rapport semblable au réel sur lequel elles projettent un sens, une direction, une destination ou un enseignement. L’Esprit ou les esprits universels, les voies de la libération ou la foi en Dieu enfantent des vérités comprises comme communes et vraies pour tous – universelles, au sens premier. Le rôle de chacune de ces traditions ou de ces religions est d’inciter la conscience à chercher la voie, à faire des choix et à agir en conséquence. Ainsi, l’universel qui appelle à choisir un chemin ne devrait jamais, par définition, nier la réalité autant que la nécessité essentielle – quasi ontologique – des autres chemins. L’existence d’autres vérités est nécessaire : elle donne du sens à ma responsabilité d’avoir à choisir en conscience ma vérité. Sans la vérité – ou l’erreur – d’autrui, ma vérité n’est plus ni mon choix ni ma responsabilité : en s’imposant à moi dans son unicité, elle perd son sens et la justification même de son existence. C’est l’intuition profonde que l’on trouve dans les enseignements hindouistes et bouddhiques et au cœur des messages les plus profonds des monothéismes. Les traditions mystiques et soufies ne cessent de rappeler la diversité des chemins à l’image de ces symboliques versants de montagne sur lesquels les initiés cheminent pour atteindre un même sommet, un idéal, une vérité. La pluralité des voies n’entame en rien la nature de la vérité essentielle. De même que la diversité des chemins de montagne ne nie point la transcendance de la cime, bien au contraire. L’absolu n’est pas relatif aux chemins qui y mènent. Tout n’est pas relatif.

Ce qui importe donc, dans la quête ou l’affirmation de l’universel, c’est de se savoir toujours en quête, en chemin, en aspiration de cœur et de raison. Se savoir sur le flanc de la montagne et demeurer conscient que l’absolu de la cime reste un objectif, un idéal, une espérance. Tel devrait être l’état d’esprit de départ, que l’on soit croyant ou non, philosophe rationaliste ou idéaliste, matérialiste ou mystique. Et même si l’on préfère le symbole du désert de l’immanence à celui de la montagne de l’élévation et de la transcendance, la perspective ne change pas : l’infini commun du désert révèle de la même façon la multiplicité des sentiers pour se chercher ou se perdre. Le désert, apparemment sans
sommet et sans centre, peut aussi dévoiler, à travers l’image de son infini, l’essence de son absolu. Le soupçon de l’universel est ainsi partout et oblige à se méfier de soi et de ses tendances à penser que sa route – ou sa déroute – est la seule voie qui soit. Raison pour laquelle il faut spirituellement et intellectuellement accéder à un troisième niveau de questionnement quand il s’agit de l’universel : que dit mon sommet ou mon désert, que dit ma vérité ou ma Voie sur la vérité d’autrui ? Que dit mon chemin à propos des chemins, et mon universel singulier à propos de la diversité ? Que veut dire, par exemple, pour la conscience musulmane et plus largement croyante, cette affirmation-révélation : « Si Dieu
l’avait voulu, Il aurait fait de vous une seule communauté », si ce n’est la reconnaissance fondamentale de la diversité comme en écho à l’essence des anciens enseignements de l’hindouisme, du bouddhisme et du confucianisme. Se savoir en quête, reconnaître la multiplicité nécessaire des chemins et confronter l’essence du sien aux autres : telles sont les trois dispositions fondamentales de l’humilité. Présentes à l’origine, ces dispositions illuminent le Tout et les chemins ; découvertes sur la route, elles transforment et réforment l’être ; absentes de l’origine et de la destination, elles ont proprement déserté la raison et le cœur emprisonnés par l’arrogance et l’aveuglement.

5 Commentaires

  1. Merci Monsieur Ramadan de ce magnifique texte qui pour moi, Chrétienne est un pas de plus vers ma recherche de l’absolu. Je découvre l’Islam à travers vos textes, je découvre la pensée profonde de l’Islam et je suis toujours apaisée dans ma Foi Chrétienne et la recherche de Dieu par votre Foi, votre Sagesse et ce que vous partagez.
    Je vous remercie profondément de ce texte en particulier.

  2. Merci cher Professeur!
    la quête de la vérité et de l’Absolu, la multitude de chemins nous impose justement, la prudance : il ne faut pas se perdre et/ou se blesser avant d’atteindre l’objectif. Alors. mieux vaut choisir un guide, un G.P.S. Et, dans ce cas , y’en a deux en UN: le CORAN et le PROPHETE MOHAMAD(S.A.W).

  3. Assalâm ‘alaïkoum,

    Barakallahou fik pour cette contribution au ton hautement philosophique. Pourriez-vous expliciter l’idée suivante : il y a une diversité de chemins menant à l’absolu (l’universel). Tout n’étant pas relatif, l’absolu (l’universel, donc Dieu) n’est pas subordonné à la multiplicité des chemins menant à Lui. Je comprends l’idée abstraite sous-jacente. J’aimerais un ex plus concret SVP.
    Parce qu’en fait, seul Dieu est juge au final et est à même de donner un jugement réellement juste, au carat près. Pour prendre l’exemple de l’ijtihad, vous avez une approche très classique des modalités de son accomplissement en insistant sur l’importance que les savants des Textes et ceux du contexte collaborent. Les efforts qu’ils (et elles) fournissent sont récompensés, même s’ils s’éloignent du juste, du vrai divin, car ils ont fourni un effort. Cela rejoint l’idée de quête perpétuelle : en tant qu’être humain nous n’atteindrons jamais la vérité absolue ici-bas. Et la diversité voulue par Dieu est un moyen de reconnaître la vérité et d’en témoigner; c’est aussi l’épreuve des rapports de pouvoir de domination qui restera une constante jusqu’à la fin des temps.

  4. Assalamu aleykum,
    Je lis votre texte et ma raison apprécie la justesse de vos propos, cette juste mesure dans l’expression d’une quête si confuse…je finis le texte et mon coeur est touchée par le 1er commentaire.
    Merci.

  5. Autrement dit l’origine de l’humanité est unique
    l’origine des religions est unique
    tous les enseignements ( des religions ou les traditions anciennes ou les spiritualités etc) ne sont que des chemins, des voies qui nous permettent de nous libérer de notre moi relatif pour accéder à l’universel, l’Absolu càd le tronc commun à tous les chemns et c’est ce qui compte.
    Merci professeur Tariq.

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