Discriminations 3/4

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Les interminables débats sur les valeurs et les lois peuvent être intéressants mais ils ne permettent pas de résoudre les vrais problèmes de la vie et du quotidien. Les philosophies théoriques – et idéalistes – peuvent cacher derrière leurs bonnes intentions de véritables manœuvres de diversion. On évite de poser les questions essentielles et d’évoquer les pratiques et les réalités de la vie courante. Il faut donc promouvoir une « philosophie de la vie quotidienne », une philosophie appliquée qui évalue ce qui est dans la loi autant que dans ses interprétations et les projections psychologiques et symboliques. Une philosophie du « nous en activité ». Le tableau est moins édifiant, les couleurs sont plus ternes et les contradictions et les incohérences innombrables. Nelson Mandela avait, à juste titre, relevé un jour que la qualité d’une démocratie se mesurait à sa façon de traiter ses « minorités ». Il plaçait immédiatement le débat sur les plans pratique, politique, concret et quotidien. Le concept de minorité peut être ici à la fois légal et psychologique : le plus souvent c’est à ceux que l’on considère légalement, psychologiquement ou même symboliquement, comme ne faisant pas partie de la société originelle, de sa culture, de sa « psyché collective » que l’on donne, dans tous ces cas, formels ou informels, le statut de « minorité ». Ce peut être aussi une communauté culturelle que reconnaît la loi et dont le nombre restreint de représentants en fait effectivement une minorité.

Encore faut-il faire attention, comme nous le rappellent les sociologues, de Weber à Bourdieu, à ne pas oublier les anciennes catégories économiques et sociales qui restent déterminantes quant au traitement des individus dans les sociétés modernes et traditionnelles. Les discriminations et les injustices restent d’abord, et surtout, une affaire de « classes sociales » même si les discours tentent aujourd’hui de «culturaliser» les débats ou d’en faire des questions religieuses, de les « religioniser » selon la formule anglaise. L’exclusion sociale, le chômage et la marginalisation des plus pauvres et des femmes sont les principaux maux des sociétés contemporaines : si le phénomène n’est pas récent, en revanche notre façon de l’aborder et de transformer cette domination socio-économique et politique en un prétendu « nouveau » problème de différenciation culturelle ou « civilisationnelle » l’est. Le plus troublant reste que des chômeurs et des pauvres adhèrent à cette nouvelle lecture des problèmes sociaux en invoquant le différentiel culturel et religieux qui distingue leur marginalisation sociale de celle des autres au lieu de mettre en avant le destin commun de l’exploitation et la misère. La psychologie et les représentations (sociales et médiatiques) ont le pouvoir de diviser les rangs de la possible résistance. Les facteurs religieux et culturels peuvent se greffer sur les réalités socio-économiques, mais elles ne s’y substituent jamais complètement : ce sont des phénomènes aggravants, la discrimination culturelle et religieuse s’ajoutant et complexifiant souvent l’exclusion sociale. Les théories économiques, politiques et sociologiques qui tentent d’expliquer les mécanismes de l’exclusion restent les premières grilles objectives d’analyse : il s’agit encore de rapports de domination tout à fait classiques.

C’est en gardant à l’esprit tout cela qu’il convient de s’engager dans l’étude des nouveaux phénomènes de discrimination par le culturel et le religieux : ainsi, aujourd’hui, être pauvre, « africain, arabe ou asiatique » (ou perçu comme tel) et « musulman » (ou perçu comme tel), c’est accumuler les tares. Dans le quotidien, cela veut dire faire face au racisme spontané et/ou structurel : mauvais traitement, blocage à l’embauche ou au cours de l’ascension sociale (à partir d’un certain niveau, on considère que le/la représentant(e) de la diversité culturelle a naturellement atteint son seuil de compétence). Les textes de loi disent pourtant le contraire mais les pratiques sont liées, nous l’avons dit, aux représentations, aux projections et aux peurs : le racisme structurel et les discriminations institutionnelles s’installent insidieusement et provoquent à long terme un double phénomène très négatif. Le premier opère chez les victimes – car elles sont réellement victimes de discriminations et d’injustices au quotidien – qui développent une « mentalité de victime », une attitude victimaire tout à fait négative. Tout serait ainsi expliqué et justifié par le racisme et non par le manque de compétence ou l’ignorance des institutions et des codes. Le second s’installe dans les esprits de la « majorité symbolique » pour qui la différence d’origine finit par justifier la différence de traitement : on assiste à une normalisation, à très grande échelle, de la stigmatisation de l’autre, un racisme de masse qui nous rappelle les heures les plus sombres de l’Histoire.

Des femmes et des hommes ont beau avoir accédé aux quatre l (respect de la loi, maîtrise de la langue, loyauté critique et sens de la liberté) qui devraient faire d’eux des citoyens reconnus, ils doivent encore et toujours se justifier et prouver qu’ils sont inoffensifs et représentent un atout pour la société. Les citoyens d’« origine immigrée », aux apparences d’Arabes, d’Africains et d’Asiatiques ne sont pas confrontés à ces problèmes quand ils sont fortunés, jouent de la musique ou pratiquent un sport à haut niveau. L’application de la loi et les représentations collectives les accueillent alors de façon bien différente : « ils sont des nôtres », ils nous représentent quand leur musique nous plaît ou que leurs talents peuvent « nous » faire gagner des compétitions sportives. Nous sommes dans l’ordre du psychologique et des représentations, et ce n’est finalement pas si surprenant que cela à l’ère de la communication globale, de la suprématie des médias et des migrations perpétuelles. Il faut désormais s’habituer à l’idée que les valeurs et les lois ne nous protègent de rien si l’on n’effectue pas un certain travail sur l’éducation, la critique de l’information et la maîtrise des représentations. Les moyens de persuasion massive sont d’une telle puissance que tout est possible : les peuples et les foules, même les plus éduqués, sont de plus en plus vulnérables et représentent une cible potentielle pour les campagnes populistes les plus détestables et les manipulations médiatiques les plus dangereuses. Soixante ans après la ratification de la Déclaration universelle des droits de l’homme, on s’aperçoit que rien n’est acquis : les « règles du jeu » ont changé, a dit un jour l’ex-Premier ministre Tony Blair. Et pour cause ! On tolère les surveillances, la perte de notre droit à la vie privée, les extraditions sommaires, les camps de torture « civilisés » à travers le monde, les espaces de non-droit désormais légitimés, etc. La normalisation de la violence semble nous avoir atrophiés et les traitements inhumains réservés à certains nous laissent de plus en plus insensibles : nous avons souvent, il est vrai, perdu la capacité de nous émerveiller des choses de la vie, par pessimisme ou par lassitude, mais force est de constater que nous avons également dangereusement perdu notre capacité à l’indignation et à la révolte. Nos représentations s’uniformisent à mesure que nos intelligences et nos sensibilités s’atrophient. Les plus belles lois pourront encore nous illusionner mais elles n’auront aucune efficacité en termes de protection ou de promotion du respect de la dignité humaine si nos consciences ne les investissent pas de substance, de sens et d’humanité.

7 Commentaires

  1. Salam,
    Je ne suis pas d’accord sur deux passages:
    « Les discriminations et les injustices restent d’abord, et surtout, une affaire de « classes sociales » même si les discours tentent aujourd’hui de «culturaliser» les débats ou d’en faire des questions religieuses, de les « religioniser » selon la formule anglaise. »

    Parce que les discriminations par la couleur, l’ethnie, langue, religion etc alimentent les différences et écarts des niveaux sociaux, de manière globale. Par exemple, longtemps après leur établissement sur le nouveau continent, les descendants américains sont très « différentiés » par la frontière de la langue et des origines (les latinos, les blancs), plutôt que par la classe sociale. Mais il est clair que les classes sociales peuvent également traverser une même ethnie, ou une communauté partageant la même culture ou la même religion. Est-ce que les discriminations et injustices sont plus accentuées au niveau intra-communautaire, qu’au niveau inter-communautaire? Je ne le pense pas.

    « L’exclusion sociale, le chômage et la marginalisation des plus pauvres et des femmes sont les principaux maux des sociétés contemporaines : si le phénomène n’est pas récent, en revanche notre façon de l’aborder et de transformer cette domination socio-économique et politique en un prétendu « nouveau » problème de différenciation culturelle ou « civilisationnelle » l’est. »
    Ce n’est pas nouveau. Du tout. Du temps des pharaons les Juifs étaient marginalisés (parce qu’ils étaient Juifs), et du temps de l’impérialisme/colonialisme, les peuples d’Afrique ou d’Asie dominés économiquement devaient pâtir de la différentiation culturelle/civilisationnelle. Même l’Eglise avait apporté sa petite contribution en décrétant que le Noir avait une âme noire. C’est dans les choc des cultures et des civilisations que se forme le terreau des nouvelles discriminations.

  2. Le dernier paragraphe m’a fait penser à ce proverbe disant : « celui qui a été mordu par un serpent se méfiera toujours d’une corde ».
    On ne fait pas attention aux dangers, aux dérives de la démocratie si on s’y sent protégé et en sécurité, parce qu’on « croit » en cette démocratie, en ce modèle-là, occidental et issu des Lumières. On a cessé de le questionner (ce modèle), car on pense qu’il est -par sa construction- le garant de la paix, de l’équilibre du monde, et qu’il saura donc répondre à toutes les crises économiques et sociales, de façon tout à fait adéquate, puisque « démocratique ».
    Cependant une personne qui a expérimenté les méchants coups et morsures d’un régime totalitaire restera alerte, sur ses gardes et voudra dénoncer toute dérive de la démocratie.
    Peut-être qu’il faut des piqûres de rappel pour que les gens se réveillent régulièrement et défendent leur dignité, en défendant les droits de l’homme par delà toutes les « démocraties » du monde.

  3. Le grand dilemme reste entier : comment changer ce monde, de plus en plus injuste, avec, me semble t’il (et vous l’avez souligné) finalement deux grandes catégories dans ce monde en perte de sens : les riches et les pauvres. Les autres discriminations n’étant là que pour cautionner un égoïsme grandissant, un repli sur soi qui en est la conséquence, un besoin de sécurité illusoire et matérialiste et la peur…du risque, de vivre, de s’ouvrir, de partager…Et pourquoi en sommes-nous arrivés là ? Parce que nous avons perdu le sens de notre humanité, de ce qu’est le bonheur véritable et l’émerveillement devant ce miracle qu’est la vie… que nous avons remplacés par des valeurs factices qui, de toute façon, ne pourront jamais nous satisfaire. Nous sommes entraînés dans une course folle et tragique, devenus complètement aveugles, où même les pauvres ont perdu leur fierté et ne rêvent que d’être comme ceux qui les exploitent et les volent. L’argent est désormais le dieu unique. L’homme a perdu son âme, l’homme a vendu son âme. Et nos gouvernants ne sont que des marionnettes aux mains des banquiers, tout cela pour un peu de pouvoir…Alors quoi faire, face à cette infinie tristesse qui nous déchire le cœur ? Ma conviction intime, et celle qui donne sens à ma vie, est qu’on doit éradiquer en soi, toutes les graines d’inhumanité, de violence, de peur, de jugement…Car si l’on veut changer le monde, tout de suite, parce que cela ne peut pas attendre, on doit s’engager corps et âme dans un changement personnel radical. Nous n’avons pas d’autres choix. C’est ce que la vie nous demande si on veut bien l’écouter avec une attention aimante. Cette musique là que l’on reconnaît en soi comme notre propre musique, de plus en plus d’êtres humains peuvent l’entendre et s’y accorder. Ce n’est pas un discours d’illuminés. C’est une réalité (une autre, je vous l’accorde) mais une réalité bien vivante avec une inversion radicale des valeurs, à vivre au quotidien. Sans colère mais avec détermination et fierté. Avancer dans le monde et juste témoigner que cela est possible. Conquérir, pas à pas, sa liberté et apprendre à se déposséder de tout ce qui nous aliène. Redevenir pauvre et porter avec fierté et élégance sa pauvreté comme on porterait un trésor. Ne dit-on pas qu’on est arrivé nu sur cette terre et qu’on en repartira nu ? Autant commencer maintenant…Personnellement, j’ai choisi mon camps. Celui des pauvres, des laissés-pour-compte et des minorités ostracisées. Le chemin est encore long jusqu’au dénuement total mais ce qui est important c’est d’être en chemin…Vivre dans la simplicité choisie ou sobriété heureuse selon l’expression de Pierre Rabhi, parce qu’il est trop indécent de vivre autrement aujourd’hui et parce que cela libère des conditionnements imposés par la culture dominante et la pensée unique. Ce qui est paradoxal, c’est que le monde va de plus en plus mal et qu’en même temps, de plus en plus de personnes s’élèvent contre cette violence faite à la vie sous toutes ses formes et incarnent, au quotidien, cette « conscience en action ». Ce sont des « invisibles » (qu’on ne voit pas dans les médias) mais ils sont de plus en plus nombreux. C’est un mouvement souterrain et silencieux qui transforme le monde de l’intérieur et qui travaille imperceptiblement à rétablir l’équilibre. Avec pour maîtres-mots, comme le disait Gandhi, « Sois le changement que tu veux voir dans le monde »

    J’ai foi en l’homme et en tous les humanismes et je suis profondément touchée par l’islam et sa ferveur où je reconnais la mienne, celle des gens simples qui savent se prosterner devant l’infini et ouvrir leur cœur comme des enfants en vivant leur foi au quotidien avec force et naturel…
    Et quand vous dites ‘’il faut promouvoir une « philosophie de la vie quotidienne »…Une philosophie du « nous en activité »’’j’y reconnais la grandeur et la nature même de l’islam. C’est là votre belle et difficile mission pour laquelle j’ai tant d’admiration pour vous, avec ce don si particulier qui vous avez, d’ouvrir le cœur et l’esprit de ceux qui vous écoutent. Je crois en vous et votre capacité à apporter au monde un peu de la paix dont il a tant besoin …

    MERCI du fond du cœur!!!

  4. Salaamou alay koum Mr Ramadan, je suis un étudiant sénégalais qui poursuit ses études au Maroc. Depuis mon arrivée, il y’a de cela huit mois, j’ai dépensé beaucoup de temps à essayer de vous connaître et de suivre quelques une vos différentes interventions un peu partout en France. Aujourd’hui je me fais un honneur de commenter votre article, tout espérant y apporter une contribution utile!

    En faite j’ai remarqué que vous utilisez le terme  » africains  » pour désigner les noir africains et  » arabes  » pour désigner les maghrébins. Dans votre texte vous nous invitez à prendre conscience de la translation de la discrimination des plans sociale économique et politique vers une qualification religieuse ou culturelle de ce phénomène ( d’après ce que j’ai compris 😉 ) qui est fausse. Dans mon entourage beaucoup se plaignent du fait qu’on les appelle par africain car disent-ils comme si le Maroc n’était pas de l’Afrique! Et du point de vu géographique ils n’ont pas tort.
    Dans tout cela où se situe le « mal »! Lorsqu’on parle d’Afrique les mots qui l’accompagne le plus souvent dans les phrases ce sont; pauvreté, famine, sous-développement, et nouvellement venu ébola,…Ainsi lorsque la distinction se fait entre des habitants du même Afrique par Africain et une autre terminologie, il semble comme si être de l’Afrique était être d’une misère profonde, ou d’une société  » inférieur « . Et de la il fallait distinguer ceux qui, malheureusement, sont nées sur le continent et ceux qui le constituent. Par ces derniers je veux dire ceux qui malgré eux forment l’image de l’Afrique faible, affamé,… dont tout le monde parle.
    Je confie pas beaucoup d’intérêt à la manière dont on m’appelle du moment qu’on me respecte., Toutefois dans les têtes, les perceptions sont différentes et certaines peuvent être exagérées et à la limite dangereuses!
    Voila, j’ai essayé de mettre sur écrit mes pensées, j’admets que seul Dieu est celui qui connait Tout, je Lui demande son pardon et je prie pour vous Mr Ramadan!
    Je vous admire énormément, merci!

  5. La plus grande discrimination que je constate à travers le monde est la discrimination faite aux femmes et à leur sexualité.

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