Dogmes et postulats 2/4

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Il n’existe donc pas d’être humain qui vive sans aucune foi, aucune croyance, ni raison. Hormis la folie et l’ivresse la plus profonde, chacun croit en quelque chose et cherche toujours à comprendre et à maîtriser le principe de causalité. C’est un minimum. Dans l’agir, le quotidien est ainsi traversé d’actes de foi et de raison même si l’on n’en est pas toujours conscient. Ainsi, il importe de faire un pas en arrière et de s’intéresser un instant à la question du savoir et de la vérité. Que nous enseignent la foi et la raison dès lors que nous cherchons à dépasser les perceptions sensorielles ou l’ordre de l’instinct ? Dans les plus anciennes traditions spirituelles et religieuses, la raison est intégrée dans un système qui, en projetant du sens sur l’expérience humaine, va opérer une double influence : dire le « pourquoi » des choses avant d’en observer le « comment » – et en cela l’observation objective des éléments peut être dénaturée –, mais également déterminer des principes premiers et des vérités légitimées par le système et non par la rationalité analytique.

À l’origine, il est donc toujours des vérités impossibles à prouver ou à vérifier : dans l’ordre de la foi, qui permet, selon la formule de l’œcuménisme chrétien, d’être vécue comme « une mise en route », la raison sera invitée à reconnaître ses limites, à accueillir dans ses élaborations le sentiment, l’intuition, le discernement spirituel, puis plus globalement le mystère, le dogme ou la destinée. L’exercice de la raison peut être plus ou moins libre : ce qui importe c’est que tout ce que la raison affirme sur le « comment » des choses soit intégré à ce que la foi et la croyance révèlent de leur « pourquoi ». Croire en une voie spirituelle, avoir la foi en Dieu, ou en un système de valeurs a priori, produit un rapport forcément particulier à la rationalité, à la connaissance, au savoir : la compréhension du monde est mariée et éclairée par les valeurs énoncées, la science des faits s’intéresse à la science des fins, le savoir tient à servir l’espérance. L’autonomie de la raison ou l’objectivité de la raison peuvent bien sûr être ainsi mises en danger, et ce fut parfois le cas dans l’Histoire comme nous le verrons, mais le risque n’est point toujours avéré. Il se peut d’ailleurs, comme à l’époque contemporaine, que ce soit l’absolue autonomie des sciences qui impose que l’on reconsidère le mariage de la raison analytique et de l’éthique appliquée. La raison analytique n’admet aucun dogme, aucune donnée a priori de la croyance et de la foi en une Voie, un Dieu ou une révélation.

En l’absence de foi, la raison n’a point besoin de composer avec des intuitions, des mystères, des dogmes, des espérances ou des textes révélés. Elle observe ce qui est et cherche à établir pour elle-même ses propres vérités. Le doute hyperbolique de Descartes est une tentative de construire l’édifice du savoir et de la vérité à partir de certitudes rationnellement établies. C’est avec cette volonté qu’il affirme que les « idées claires et distinctes » sont vraies et qu’il établit par étapes la substance du cogito : le « Je pense donc je suis » du Discours de la méthode, puis le
« Je suis, j’existe », nécessairement vrai, des Méditations métaphysiques. Kant, Nietzsche, puis le phénoménologue Husserl, entre autres, établiront la critique tant du premier principe que de la méthode elle-même. Ils verront dans le cogito un premier postulat discutable là où Descartes établissait une première vérité. Le rationalisme, à son origine, avait déjà relevé les limites potentielles de la faculté de raison. Cette dernière pouvait-elle affirmer établir un ordre absolu du savoir? Peu de philosophes, ou de scientifiques, ont soutenu cette thèse de façon catégorique, mais beaucoup, et de plus en plus, ont revendiqué, au moins, l’autonomie de la raison dans le champ du savoir scientifique. Dans le prolongement, ils ont voulu protéger la liberté de l’exercice critique quant aux certitudes et aux dogmes établis par les spiritualités et les religions lorsque ces dernières ont, directement ou indirectement, une conséquence sur les analyses scientifiques. La raison, même appuyée sur des postulats, a le droit de questionner les systèmes, les religions, les textes sacrés, les mystères et tous les dogmes. Si la foi peut risquer d’enchaîner la raison à un ordre imposé par un système de pensée ou une religion, il est clair que, a contrario, une raison libre et libérée du questionnement du sens et des finalités peut exercer son pouvoir d’observation et de maîtrise scientifique et technique surtout le réel et sur tous les humains, sans limite et sans éthique. L’époque contemporaine nous apprend non seulement que le risque est réel mais que les excès sont déjà patents. « Science sans conscience n’est que ruine de l’âme », affirmait Rabelais comme pour prévenir les divorces et les négligences.

On s’aperçoit que la pensée dualiste qui s’est établie avec la pensée grecque a parfois clarifié les ordres, mais également provoqué les ruptures qu’elle voulait pourtant empêcher. L’ordre du savoir chez Socrate, Platon et Aristote devait forcément trouver sa cohérence dans l’ordre de l’agir. Le philosophe, comme le religieux et le pratiquant, devait savoir pour agir et agir à la lumière de son savoir. Tel était le sens de la sagesse grecque. Néanmoins, le paradoxe, c’est qu’il s’agit bien d’une pensée dualiste, de deux ordres de savoir qui sont liés grâce à la raison du philosophe et seule son intelligence dialectique établit des correspondances. Nous sommes loin des traditions spirituelles du tao, de l’hindouisme ou du bouddhisme dont l’approche par l’être intérieur, le microcosme reflétant le macrocosme, ne se traduit jamais sur le mode intellectuel dual.
Ce qui compte, ce n’est pas de considérer la tension entre l’âme et le corps, mais d’opérer en soi la correspondance avec le Tout de l’univers. Le rationalisme grec, dont nous sommes encore si tributaires, établit l’individuation et la multiplicité des rapports de dualité (monde des Idées et monde sensible, âme et corps, esprit et instinct, sagesse et passion, etc.) alors que les spiritualités anciennes pensent que la liberté consiste proprement à se sortir de l’ego individué, à se penser dans l’interdépendance de relations intimes et multidimensionnelles qu’il faut harmoniser (mais jamais seulement intellectuellement).

Les religions monothéistes n’ont pas subi de la même façon l’influence grecque : sans doute est-ce le christianisme qui a le plus emprunté à la logique hellène – dans l’exposé même de sa théologie et de son humanisme – alors que le judaïsme et l’islam ne se retrouvent pas forcément dans ce dualisme fondamental. Le christianisme lui même, avec la centralité de la « foi qui est amour », est parvenu à maintenir une approche décalée de sa propre théologie dualiste : la rationalité paradoxale sur l’être de Dieu où le mystère et la Trinité sont traversés par les élans de l’amour de Dieu, en Dieu et par Jésus qui enveloppe l’expérience spirituelle dans une aspiration proche des spiritualités anciennes. On retrouve chez Bergson cette volonté de sortir du dualisme, de se libérer des contradictions de l’intellect et de la langue – qui spatialisent le mouvant, codifient et relativisent ce qu’ils affirment transcender – en s’appuyant sur la faculté de l’intuition qui pénètre l’objet de l’intérieur. On comprend que la question n’est pas seulement l’objet du savoir et la somme que je peux en acquérir, mais bien l’ordre des facultés et leur recension : que me transmettent mes sens, mon esprit et mon cœur avant même que je m’intéresse à l’ordre et au sens du monde ? Ce qui est fondamentalement différent entre la foi, la croyance et la raison, c’est ce que ces modes de connaissance, pris séparément ou en commun, disent sur le sujet lui-même, en amont de l’objet.On le voit, de la foi qui éclaire à la raison qui critique, il existe des revendications, des espérances autant que des risques à étouffer par le dogme ou à dominer par la raison technicienne. Au fond, à partir du moment où le rapport entre la foi et la raison se pense dans la dualité (la confrontation, ou l’intégration de l’un à l’autre, ou encore, selon les termes, d’un mariage du cœur et de la raison), il est normal d’observer des tensions, des luttes, un rapport de force.
Une question de pouvoir, encore.

5 Commentaires

  1. Merci monsieur Ramadan, j’aime beaucoup tout ce que vous dites et écrivez. Mais c’est un peu savant ! Sur la liberté, C’est beau et profond .

  2. Pour pousser l’analyse un peu plus loin sur la question de la foi,la religion,et sans tomber ds les pieges des croyances aveugles commençons par des questions simples genre l’origine de la religion !!! pour aboutir à l’essence meme de l’être humain.
    La science quoi qu’à ces débuts révele des vérités choq

    uantes pr
    l’esprit humain!!!

  3. Je voulais juste vous dire à chaque intervention que vous faites télévisuelle je vous a précis , ne lâché rien nous avons qu’une seule vie et vous êtes un personnage de nôtres temps. Vous avez à mon sens le devoir de parler à la place des minorités musulmans et que dieux vous guide incha allah. M. Megherbi Ali

  4. Salam…

    Depuis des connaissances naturelles et terrestres, consistantes et importantes, communes et authentiques, les valeurs des sommets, d’où qu’elles soient, et toutes aussi logiques que parfaites en la demeure et au demeurant, ne sont pas les plus interchangeables en leurs desseins, certes, mais ne laissent-elles pas opérer librement, finalement, les valeurs descendantes saisonnières et renaissantes d’une résilience majoritairement nobles et bénéfiques, se modifiant, se conformant, se réalisant en toute et bonne hauteur, profondeur, et même couleur, au fil du temps, au cœur des natures…

    La conscience, la mémoire, l’esprit, d’un ensemble unifié, composé, ou en aparté, ne destitue(nt) donc nullement l’intelligence* et les renaissances* qui se peuvent comme se doivent d’être alertes composables et renouvelables en toutes flores, en toutes faunes, en chaque raisons, de toutes façons, puisqu’elles* estiment et produisent du même combat, de la même lutte, de la seule paix, comme du seul possible et nécessaire visible et vivant d’une conscience réaliste et spectatrice, et donc humaine…

    La Spiritualité, de tout âge, de tout renouveau, de toute sensibilité, ne peut se soustraire à ce genre de processus immense et infaillible, et tant d’autres domaines, philosophiques, politiques, scientifiques,… se résolvent, (même si pas toujours aussi simplement), à chaque fois au devant de cette providence caractéristique, certainement universelle et bien fondée des constats honorables et équitables de la vie qu’elle offre encore, et toujours…

    Parvenir à concilier tous ces ensembles, tous ces éléments, toute cette vie, c’est sans doute apprécier et accorder à chacun(e) la même définitude, la toute amplitude, la seule complétude de « survie » d’un système quel qu’il soit, la raison ne pouvant être considérer comme un endroit obscur, une source fermée, un signe aléatoire au devant de chaque opportunité bienséante, à l’Humanité…

    …KHassan…Salam…merci…

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