Education 1/4

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Éduquer, c’est «aller avec», conduire, guider l’individu «hors» de lui-même, afin qu’il puisse établir une relation consciente avec soi-même et son environnement social.

Nous naissons tous physiquement dépendants de nos parents ou de ceux qui nous prennent en charge à la naissance ; nous avons besoin d’être accueillis, nourris, protégés et accompagnés, afin de survivre et d’accéder aux premiers stades de l’apprentissage. Cette dépendance sous-entend d’emblée un principe d’éducation, avant même que l’individu puisse évoluer naturellement : être un «être humain», c’est d’abord le devenir. Et on ne le devient que par l’éducation, raison pour laquelle elle constitue un droit fondamental et inaliénable que toutes les sociétés humaines doivent garantir : il s’agit autant de la transmission d’un système de valeurs, de normes de comportement et d’éléments de culture que de la transmission de purs savoirs et de savoir-faire liés à ce que l’on nomme plus communément l’enseignement ou l’instruction.

S’il est un principe universel partagé par toutes les spiritualités, les religions, les philosophies, les civilisations et les cultures, c’est bien celui-ci : l’éducation est une condition de l’humanité de l’homme, elle est un droit immuable et inaliénable.

Le contenu de cette éducation dépend inévitablement de la société dans laquelle on évolue, ainsi que du lieu et de l’époque. Les conceptions de l’éducation se distinguent par l’idée même que l’on se fait de la personne humaine et de sa fonction vis-à-vis de l’individu. Les multiples théories transmises par les sciences de l’éducation et les études sur la pédagogie présentent des postulats, des approches et des méthodologies fort divers, parfois même contradictoires. Les études de Piaget, inspirées et influencées par les théories de l’évolution de Herbert Spencer comme par la psychologie génétique de James Baldwin, insistent sur les stades du développement psychologique liés au développement de la relation cognitive entre le sujet et son environnement. Cette évolution de l’intelligence développerait chez l’enfant des « unités élémentaires de l’activité intellectuelle » (des «schèmes») qui lui permettront d’apprendre et d’évoluer au monde, complexifiant ainsi son rapport aux idées en accédant à la logique formelle, à la capacité d’élaborer hypothèses et déductions à partir de la réalité. Les schèmes sont alors organisés, ils acquièrent une forme définitive et permettent progressivement à l’enfant, entre onze et seize ans, d’accéder à l’intelligence autonome.

Nous sommes ici bien loin de certaines théories de la psychologie moderne, et notamment de la psychanalyse. Pour Freud, comme pour tous ses successeurs, disciples, critiques ou dissidents (de Jung à Lacan), ce n’est point le rapport intellectuel, le cognitif qui détermine l’évolution de l’individu et son rapport à lui-même, au monde, à la connaissance et à l’éducation, mais plutôt la dimension affective qui habite son psychisme. Les trois instances de l’appareil psychique opèrent par le jeu de relations de tensions et de régulations mutuelles, toutes liées directement ou indirectement aux affects. Le «ça», l’inconscient, est habité par les pulsions. Il répond d’abord aux principes de plaisir.

Les étapes de l’évolution de l’individu suivent l’évolution de la sexualité, définie de façon très large par Freud (puisqu’elle recouvre justement tout ce qui a trait aux plaisirs). Les étapes de la sexualité infantile, puis l’évolution vers l’adolescence et l’âge adulte, sont déterminantes ; elles permettent à l’individu d’avoir accès à son autonomie. Il ne s’agit pas ici d’acquérir des schèmes, mais de gérer des refoulements, des rapports aux désirs, à la morale et à la société qui décideront de l’équilibre psychique de l’individu et de ses rapports à la connaissance, à autrui et au monde.

Jung a souligné la profondeur historique de l’inconscient, qui dépasse l’histoire individuelle (l’«inconscient collectif») et réfère à d’autres symboliques plus complexes. Puis Lacan a intégré la perspective structuraliste avec, en sus, le processus d’identification («je» et «moi» ; «je, moi» et «l’autre») opéré par le «stade du miroir». Ces apports ne remettent pas en cause, bien au contraire, la centralité du rapport aux pulsions et aux affects qui déterminent la formation de l’individu, avec ou sans l’assentiment de l’adulte (Lacan), de la société et de ses impératifs moraux (comme l’ont exprimé Freud et l’ensemble des écoles psychanalytiques à sa suite).

Certaines écoles de psychologie s’opposent aux réflexions et aux analyses qui dépassent le champ de l’observable. Qu’il s’agisse de l’évolution de la relation cognitive ou des états de l’inconscient et des stades de la sexualité, il est toujours question de projections qui ne s’en tiennent pas à la rigoureuse observation scientifique. C’est l’opinion des behaviouristes (ou comportementalistes) qui, à la suite du psychologue américain John Watson, considèrent qu’il faut s’en tenir au comportement observable. L’étude de la psychologie humaine et des modes d’apprentissage doit éviter toute extrapolation introspective et s’en tenir à la seule relation expérimentale du sujet avec le monde environnant. Ce dernier envoie des stimuli auxquels l’individu réagit et répond, ensuite, par un comportement particulier. Cette double relation entre le stimulus et le sujet, puis le sujet et sa réponse par le comportement observable, est ce qui doit d’abord et essentiellement intéresser le psychologue. À partir de ces observations, ce dernier doit déduire la typologie des relations possibles susceptibles de s’établir entre les stimuli et les réponses produites, ceci afin de déterminer la nature des facteurs de conditionnement.

Au demeurant, on ne distingue rien de spécifiquement humain dans la nature de ces relations. Dans leur Introduction à la psychologie, les comportementalistes Tavris et Wade affirment que les principes élémentaires d’apprentissage sont les mêmes «pour toutes les espèces», du ver de terre à l’Homo sapiens. Au conditionnement classique (ou «conditionnement répondant»), déterminé par Pavlov dans la relation immédiate entre le stimulus et la réaction comportementale, vient s’ajouter la notion du «conditionnement opérant». Cette notion complexifie la relation et intègre la médiation de l’environnement dans les différentes déclinaisons de ce que Thorndike et Skinner ont appelé le «renforcement» ou la «punition». Ainsi opèrent la morale, les «superstitions» et les normes sociales qui vont déterminer le comportement et les modes d’apprentissage.

Éduquer consiste par conséquent à étudier la nature des relations entre les stimuli et les réponses réflexes ou conditionnées (sur le mode «répondant» ou «opérant»), ceci afin d’en prendre conscience aux différents stades de sa maturation intellectuelle et affective. Comme on peut le constater ici, l’individu (le sujet) est tout à fait secondaire dans l’analyse des processus d’apprentissage : nous sommes aux antipodes de la pensée de Piaget et de Freud, elles-mêmes déjà fort opposées.

Derrière les désaccords théoriques et scientifiques que nous venons de relever entre les trois écoles susmentionnées (qui se distinguent par la priorité donnée soit à l’agent cognitif, soit à l’agent affectif, soit, enfin, à l’agent de la réactivité génétique et physique), on conçoit que nous ayons affaire à trois conceptions différentes de l’être humain. La priorité accordée à certains axes dans l’approche des sciences expérimentales et de l’observation d’une part, et dans les méthodes d’analyse d’autre part, révèle dans chaque cas une philosophie spécifique de l’être et de l’éducation, avec ses postulats et ses objectifs. Il s’agit tout à la fois d’une conception de l’homme, d’une théorie de la connaissance et d’une philosophie des sciences : dans l’étude des modes d’apprentissage et des modalités de l’éducation des individus, l’épistémologie est voisine (dans une sorte de proximité inductive) de la métaphysique.

Il est intéressant de noter que les traditions africaines et asiatiques, les spiritualités hindouistes et bouddhistes, comme les religions et les différentes philosophies ont proposé à leurs fidèles un cheminement souvent opposé. En amont, la métaphysique, la cosmologie et le sens du créé déterminent une conception de l’homme, avec une existence, une essence et des finalités à atteindre. Ici, l’éducation – quels que soient les modes d’apprentissage – doit permettre de réaliser au mieux ces objectifs pour le bien et le bien-être de l’humain. Forcément holistique, l’approche ne peut se satisfaire du pôle strictement cognitif ou affectif, ou encore comportemental. C’est l’ensemble de ces dimensions qu’il importe de penser ensemble et d’enseigner concomitamment.

Poussant plus avant notre réflexion, nous pouvons remarquer qu’au-delà de la diversité et des contradictions entre les différentes théories sur les sources et les modalités de l’apprentissage, il existe des points communs et des aspirations similaires. Pour ce faire, il convient de renverser les perspectives et non plus d’approcher la question par les fondements, mais bien par les finalités. Ainsi, il ne s’agit pas de se questionner (ni de se disputer) sur les différentes conceptions de l’homme, mais de se demander – selon les différentes traditions ou écoles de pensée – si l’on considère que l’éducation devrait lui permettre d’exploiter au mieux ses potentialités. Le consensus n’est pas acquis, loin s’en faut, mais les divergences sont d’une autre nature, et les finalités communes nettement majoritaires. Il y a dans ces dernières de l’universel : tout en mettant parfois davantage l’accent sur telle ou telle dimension, l’espérance – au terme de l’éducation dispensée – consiste à voir naître un individu confiant, autonome, curieux, critique, créatif et solidaire, parfois audacieux et fondamentalement optimiste malgré les difficultés et les souffrances de la vie.

Chaque époque génère ses propres défis, l’ère de la globalisation étant une époque de bouleversements. Difficile d’accéder à la confiance, voire à l’autonomie et à la conscience critique, dans un monde où les anciens repères ont volé en éclats, où la peur et le malaise semblent partout régner et où le matraquage de la communication instantanée et de la publicité n’offre que peu d’espace aux débats critiques. Pour notre époque, il importe donc de nous réconcilier avec l’enseignement des spiritualités et des religions, avec l’art et la philosophie : ces trois savoirs de la « prise de distance », en objectivant l’objet d’étude et sa complexité, restituent au sujet son autonomie, son regard et sa propre complexité. L’éducation est ainsi l’acquisition des savoirs et des savoir-faire, mais également l’apprentissage de la distanciation… spirituelle, intellectuelle et esthétique.

10 Commentaires

  1. Assalam aleykum.
    Tres bon article. L’éducation est à mon sens la capacité de permettre à l’autre qui a fait parti de moi de s’épanouir dans sa singularité. Complexe mais pas impossible. L’écoute active, l’empathie font parties des nombreuses qualités nécessaires pour t arriver. Quel beau défi !!!

  2. Goûte au bonheur de sa paix , son infinie miséricorde , et la douceur de sa sagesse sa lumiere nous habite , elle est au fond de chaque cœur ! Affectueusement une douce invocation ….

    bismillah
    86. Sourate de l’Astre nocturne (At-Târiq)

    Au nom de Dieu, le Clément, le Miséricordieux.

    [1] Par le ciel et l’astre nocturne !
    [2] Et quel objet étonnant que cet astre nocturne
    [3] qui transperce les ténèbres !
    [4] En vérité, il n’est point d’âme qui ne soit sous la surveillance d’un ange gardien !
    [5] Que l’homme considère ce dont il a été créé !
    [6] N’a-t-il pas été créé d’un liquide éjaculé,
    [7] jaillissant d’entre les lombes et les iliaques?
    [8] Et c’est assez dire que Dieu a tout pouvoir de le ressusciter
    [9] le jour où les secrets seront divulgués
    [10] et où l’homme n’aura plus ni force ni soutien.
    [11] Par le ciel animé d’une continuelle rotation !
    [12] Par la Terre qui porte en elle le germe de sa dislocation !
    [13] En vérité, ce Coran est un discours de décision
    14] et non point une parole de dérision !
    [15] Certes, les négateurs mettent en œuvre leurs stratagèmes,
    [16] auxquels feront face les Miens.
    17] Accorde donc un délai à ces impies ! Accorde-leur encore un court répit !

  3. Excellent article, Mr Tariq Ramadan, très instructif. Ce que je n’ai pas du tout aimé, c’est l’image le représentant, et l’image éduque aussi. Par respect du Savoir et du Livre, j’aurais aimé voir une famille le portant dans ses mains ou autres, pas se mettant debout dessus. Et cela, pour éduquer la génération à venir au respect du Livre et de son contenu.

  4. Si mes propos ne sont pas très claires alors permettez-moi de bien vouloir m’en excuser. Mon manque de connaissances dans les domaine abordés ne me permettent (pour le moment) pas d’énoncer clairement mes interrogations. En effet les différentes façons d’aborder des sujets limitent ma réflexion ou rendent confus mon raisonnement. Mêler le religieux à d’autre aspect de la question reste un exercice difficile. C’est pourquoi je n’apporterai principalement des interrogations que cet article m’inspire.
    L’environnement paraît être un paramètre fondamental dans l’éducation de l’enfant. En effet, la notion de « tapage médiatique » (que je comprends de cette façon : les médias qui insistent en continue sur les maux de notre société, les drames du monde et le pessimisme quant à notre avenir commun). On peut ajouter l’influence sur notre société des industries véhiculant des valeurs décadentes, les démarches mercatiques de plus en plus agressives nous reprochant de ne pas être conforme au style de vie qu’on veut nous imposer, une éducation parentale remettant en doute la capacité intellectuelle de l’enfant, une éducation scolaire qui confirme le jugement des parents. Tout ceci contribue à la production de pensées négatives de l’enfant qui en devenant adultes a éduqué son esprit, son corps et donc son être,un être en souffrance. En résumer l’habitude du cerveau a produire des pensées négatives a permis d’éduquer le corps à réagir chimiquement permettant au cerveau de reproduire des idées négatives. La question qui se pose est comment changer ses habitudes, plus précisément comment l’esprit peut reprendre le contrôle sur le corps ? Comment éduquer cet esprit ? Peut-on maîtriser nos pensées au point de combattre ces suggestions (ces pensées négatives) que reçoit le cerveau nous encourageant à la procrastination ? On sait que biologiquement les habitudes sont très difficiles à changer. Alors comment agir de manière plus pratique ? Une accumulation de pensées négatives mènerait à l’autodestruction voir le suicide (comme si notre propre esprit deviendrait un ennemi qui souhaite notre mort). Peut-on dire que la simple crainte de Dieu permet d’empêcher la conséquence de ces schémas négatifs de pensée ? La réponse à un être en souffrance serait-elle d’apporter un changement de son environnement, des nouvelles connaissances, de nouvelles valeurs afin d’influencer les schémas de pensées. Ces valeurs résident-elle dans le Coran et la vie du prophète ? Le changement d’environnement peut-il prendre la forme d’une rencontre avec des personnes de cultures différentes, d’apprentissage d’un art, une maîtrise d’un savoir, l’apprentissage d’une poésie, communiquer (par tous les canaux possibles). D’un point de vue totalement pratique, est-ce que la prière est un premier pas vers une maîtrise du corps par l’esprit ? Pour moi (de façon pratique), la prière rituelle est un enchaînement cyclique de mouvements précis exécutées à des moments précis. La fréquence des cycles varie en fonction du moment où la prière est effectuée. On peut donc se demander si l’habitude que l’on donne au corps permettent d’influencer nos pensées et donc notre être. La méditation en complément de la prière n’est-elle pas la réponse spirituelle pour détruire ces schémas négatifs par l’élargissement de notre environnement et donc un élargissement de nos pensées donc une production de nouveau schèmes ?

  5. Lorsque l’intelligence et la pensée éthique se mettent au service de la Religion ou la Foi.
    Allah vous récompense Pr. Tariq

  6. Salam
    Je n ai pas encore lu la suite mais pouvez vous ajouter le principe de résilience dans une éducation défaillante bien expliquée9 par Boris Cyrulnik , aussi pouvez vous abordez l importance du développement par le jeu l imaginaire très peu integree dans les société traditionnelle musulmane avec nos références coranique?
    baraka la ofik pour votre pertinence

  7. Merci Mr Ramadan d’aborder ce sujet passionnant et d’une importance capitale ! Ce premier article introduit très bien le sujet, j’attends la suite avec impatience 🙂

    Les apprentissages (quels qu’ils soient) paraissent bien vide de sens lorsqu’il sont éloignés de la dimension « divine » et de leur finalité réelle. En tant que musulmans sensibles à cette problématique, quelle alternative au système d’éducation actuel peut-on (doit-on) essayer de mettre en place ? Le chantier est bien vaste mais justement, par où commencer, et quelles seraient les priorités ?

  8. Dieu donne le savoir à qui il veut , et celui qui en reçois aura reçu beaucoup de bien ! Bravo Professeur ! quand je vous lis le temps se fige , vous avez un talent divin !

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