Éducation et enseignement 2/4

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L’éducation des enfants n’a jamais été un défi aisé. Comment aimer, protéger et transmettre, tout en offrant la liberté et l’esprit critique, et en acceptant parfois le refus des valeurs reçues, voire de l’héritage parental? Comment octroyer la confiance en soi, la dignité et la curiosité? Comment faire naître le courage et le sens de la solidarité?

À l’heure de la mondialisation, alors que les traditions n’offrent plus de repères sécurisants et que les enseignements religieux structurent de moins en moins les relations entre les générations, il apparaît difficile de s’appuyer sur un cadre déterminé ou de faire référence à des normes collectivement acceptées. Nul n’ignore que les enfants ont besoin de communication, de limites, de références et d’orientation, mais on ne sait plus très bien comment s’y prendre pour écouter, orienter ou exercer une autorité qui guide sans oppresser.

Dans les familles partageant un héritage et une préoccupation d’ordre spirituel ou religieux, la tâche est d’autant plus ardue. En effet, comment transmettre le rapport à soi, la relation à Dieu, une morale, une éthique, le goût de l’introspection quand la culture des loisirs, de la consommation et de la communication de masse semble tout balayer sur son passage? Les parents hindouistes, bouddhistes, juifs, chrétiens et musulmans partagent avec les dépositaires des traditions ancestrales d’Afrique et d’Asie cette même angoisse : comment transmettre, comment éduquer? Comment vivre le sens que l’on s’est choisi sans l’imposer à nos enfants, comment aimer sans étouffer? Le défi est de taille et aucun modèle ne semble se présenter à l’horizon : le temps manque et les dangers se multiplient. On ne sait plus comment gérer son autorité de parents dans les sociétés contemporaines.

Le pendule semble balancer d’une extrémité à l’autre. Chaque parent tâtonne et expérimente, souvent avec les meilleures intentions. D’aucuns veulent être à l’écoute de l’enfant, comprendre ses besoins et répondre à ses attentes. Ils pensent qu’il est important de communiquer et de négocier avec l’enfant les moyens et les exigences autant que l’autorité et les finalités. L’époque nécessite de gérer les espaces et les revendications de liberté. Telle est la thèse défendue par Simon Soloveychik dans L’Éducation parentale pour tous (Parenting for Everyone, 1977), qui insiste sur la «pédagogie de la négociation», avec pour objectif de former un «homme libre». Approche à la fois intéressante et paradoxale, du fait de son postulat : l’essence de la pédagogie n’est pas la psychologie, mais l’éthique. Simon Soloveychik entend ainsi se démarquer de la multitude des nouvelles écoles de pensée «psychologisantes» qui se perdent dans les méandres de l’intériorité. Il faut certes écouter, accompagner et négocier, assure-t-il, mais il importe de déterminer un but et des limites : une éthique pédagogique.

Se distinguant d’une telle approche, les milieux traditionnels entendent résister et maintenir l’ordre du respect et de l’autorité de façon plus stricte et conventionnelle. Les cadres étant fixés et les normes connues, l’enfant doit comprendre les règles et les attentes des parents, autant que celles des enseignants. Il faut «oser discipliner», selon le titre du livre de l’évangéliste américain James Dobson qui associe la désintégration des mariages et des familles à la perte du sens moral, du respect des règles et de l’autorité parentale. Dans les sociétés et les cultures du Sud, comme dans les familles immigrées en Occident et les familles fortes d’un héritage spirituel et religieux, l’autorité reste l’arme qui protège des dérives d’une époque perçue comme en perte de valeurs et de principes. On en arrive souvent à imposer ce que l’on attend des enfants, à commencer par le «respect» ; la place est alors restreinte pour la liberté et l’esprit critique.

L’un des ouvrages de référence pour les communautés musulmanes en Occident, Meeting the Challenge of Parenting in the West (Relever le défi de l’éducation parentale en Occident), dû aux époux Ekram et Mohamed R. Beshir, se propose de résister à la dérive autoritariste. Encourageant le dialogue et la concertation, il offre une approche plus équilibrée. Par réaction, et parfois au nom d’un amour exclusif, on protège l’enfant de lui-même au moyen d’une relation d’autorité qui, de fait, nie son autonomie – alors qu’il conviendrait, ici encore, de trouver un équilibre entre le respect et l’esprit critique : le vrai respect doit être critique, et la critique rester respectueuse.

L’éducation est affaire de distance et question d’équilibre. Si les éducateurs et les psychologues se disputent sur les priorités, les méthodes et parfois même les objectifs, ils reconnaissent tous qu’il est bien difficile d’être parents. Et ce d’autant plus que nos rythmes de vie, les choix des gouvernements et l’organisation sociale dans son ensemble ne font pas de «l’éducation» une priorité : éduquer un enfant n’est pas rémunérateur et ne représente pas un investissement immédiatement rentable. D’ailleurs, quand la logique économique s’empare des affaires familiales, le résultat se révèle souvent désastreux.

En Occident, les modes de vie changent rapidement. Le temps manque et l’encadrement institutionnel des familles reste problématique : on finit ainsi par avoir de moins en moins d’enfants. Les populations vieillissent et les vieux parents se muent en enfants de leurs enfants. Les courbes démographiques des sociétés les plus riches et les plus industrialisées en disent long sur l’évolution du rapport à soi, aux enfants et à l’éducation au sein d’un monde et d’un quotidien qui semblent sans merci.

La catégorisation traditionnelle des rôles voudrait que les parents transmettent le sens des valeurs et le bon comportement, alors que l’école et les enseignants inculqueraient des savoirs et des savoir-faire (dans les faits, les fonctions respectives ne sont heureusement pas aussi schématiques ni aussi étanches). Dans le domaine de l’enseignement, on constate la même désaffection que dans celui de l’éducation parentale : le maître d’école et l’enseignant semblent avoir perdu de leur prestige d’antan.

Hier, le maître détenait le savoir et l’autorité, il était le gardien de la norme. Or voici qu’aujourd’hui on ne lui reconnaît plus de statut particulier ni de véritable autorité morale : on raille son «salaire trop élevé», compte tenu de son «temps démesuré de vacances». La valeur n’est plus dans la noble fonction de transmettre du savoir ; il passe désormais par la comparaison des paramètres économiques de la force de travail et du marché de l’emploi. Il ne s’agit pas exclusivement d’une réévaluation du salaire toujours trop important de l’enseignant, mais de celle de l’ensemble du système scolaire, établie à l’aune de la compétition économique.

Ainsi, l’école n’est plus une chasse gardée du service public, dépendant du financement de l’État et pour laquelle il s’agit d’investir prioritairement. On ouvre la porte aux investissements privés, aux financements consentis par les multinationales, les grandes entreprises et les grands groupes financiers, afin que ceux-ci suppléent aux carences de l’État. Or ce n’est pas seulement de la privatisation (dangereuse) de l’enseignement qu’il est question, mais de la remise en cause de la fonction même de l’école publique, chargée d’offrir l’instruction à chacun et surtout de veiller à protéger l’égalité des chances. Le choix de la logique économique ne peut produire que le contraire de cette exigence : il s’agira toujours de stimuler la compétition, de financer l’élite et d’identifier les «meilleurs»… plus rentables sur le marché de l’emploi. Tel fut, par exemple, l’esprit des conclusions du Conseil européen de Lisbonne en 2000. Les termes choisis ne peuvent être plus explicites, l’objectif étant de promouvoir d’ici 2010 «l’économie de la connaissance la plus compétitive et la plus dynamique du monde, capable d’une croissance économique durable, accompagnée d’une amélioration quantitative et qualitative de l’emploi et d’une plus grande cohésion sociale[1] ». La logique et la terminologie économiques sont passées par là.

Des campagnes de résistance à cette évolution ont été lancées aux États-Unis, en Europe comme en Afrique. Alors que le système américain est déjà fortement privatisé, des campagnes et des débats intenses, associant les enseignants, les parents et des pédagogues, ont eu lieu à New York pour protester contre le transfert des écoles publiques à une entreprise de gestion (Edison). Les mêmes motivations ont provoqué en 2003 la grève des enseignants français refusant une décentralisation ouvrant la porte à la privatisation accrue des établissements et des enseignements. En 2006, on a également observé de massives résistances politiques, syndicales et populaires au Nigeria, lorsque le gouvernement a annoncé son intention de privatiser les «écoles de l’Unité» (Unity schools), projet annulé en 2007. De l’Amérique du Sud à l’Asie, en passant par l’Afrique, à la suite de recommandations de la Banque mondiale, des réactions et des contestations similaires ont pu être observées.

L’école est devenue une entreprise, jusque dans les sociétés les plus défavorisées où les meilleurs éléments pourront bénéficier de la «discrimination positive» qui consistera pour le Nord à choisir les esprits les plus brillants du Sud, ou surtout ceux dont il a le plus besoin selon les secteurs. Le Sud continuera à produire des esprits à perte. Hier, la matière première était exploitée et spoliée, tandis qu’aujourd’hui c’est la matière grise dont ont besoin les sociétés vieillissantes du Nord.

La «perte de statut» des enseignants et les politiques de désinvestissement des États en matière d’enseignement sont deux facteurs qui révèlent la profondeur de la crise des systèmes éducatifs à travers le monde. Il faut pourtant effectuer un choix : «les écoles ou les marchés?», selon le titre judicieux d’un ouvrage collectif sur les conséquences des privatisations aux États-Unis, paru sous la direction de Deron R. Boyles (2004).

Nous sommes pourtant tous conscients de l’importance de l’éducation et de l’enseignement. Les familles qui implosent, la violence dans les écoles et dans les rues, l’absence de normes, l’autorité bousculée ou niée sont autant de phénomènes qui transforment les enseignants en éducateurs improvisés, voire en suppléants des parents. Les uns et les autres se rejettent parfois la faute des manquements : les parents ne font plus leur travail! les enseignants sont paresseux! Pendant ce temps, les politiques tiennent des discours généreux et les réformes «structurelles» de l’enseignement se multiplient, mais les sociétés se retrouvent dans une impasse, incapables de se libérer de ce cercle vicieux qui entretient à la fois la mauvaise image des enseignants, la culpabilisation des parents et le manque d’investissement public pour l’école, lors même que l’on peut sentir une grande partie de la jeunesse nous échapper et que les inégalités sociales se creusent.

Les discours contradictoires se multiplient : on aimerait une école «publique et égalitaire» pour tous, mais sur le terrain le système scolaire étatique lui-même est déjà à plusieurs vitesses. En dépit du dévouement de nombreux enseignants, certaines écoles sont des institutions de seconde classe où les élèves savent pertinemment qu’ils n’ont pas grand espoir d’avenir. Dans un tel contexte, il n’est pas étonnant que des écoles privées, laïques, religieuses ou communautaires voient le jour, tentant à leur façon de compenser les inégalités. On ne peut ainsi introduire la logique économique de la performance dans le système public et s’offusquer de la privatisation des écoles sur des bases philosophiques, religieuses ou culturelles. Les États ne donnent plus guère le choix à leurs administrés.

Notre rapport à la parenté et à la scolarité révèle de façon singulière nos contradictions profondes au cœur même de l’économie et de la culture. On parle de protéger les familles et de démocratiser l’enseignement, alors que, dans les faits, les logiques de productivité et de performance nous imposent des politiques familiales et sociales exactement opposées. Le père ou la mère au foyer (qui donne de la valeur et du temps à l’éducation), l’enseignant (qui transmet le savoir), sont des statuts désormais considérés avec quelque condescendance. Les enfants des familles les plus nanties et les mieux protégées n’auront guère de peine à acquérir la confiance en soi, l’autonomie, l’esprit critique et la curiosité qui leur permettront d’avancer et de se réaliser. Sans doute leur manquera-t-il l’inclination solidaire, mais fut-elle jamais nécessaire pour gravir les échelons de la réussite sociale? Les enfants des familles plus modestes, quant à eux, vivront doublement la difficulté de leur statut : à l’école comme dans la société. Les injustices s’enchaînent et s’accumulent.

Les sociétés contemporaines ne pourront résoudre les problèmes de notre époque si elles refusent de faire face aux crises qui les traversent. Une approche sérieuse – et complémentaire – de l’éducation et de l’enseignement commence par prendre au sérieux le rôle des familles et par revaloriser le statut de l’enseignement. Il est urgent de dépasser la réforme obsessionnelle des méthodes et des structures d’enseignement : l’époque moderne nous interpelle sur la substance de la matière enseignée comme sur les priorités de l’éducation familiale. L’enseignement, domaine et produit du service public, devrait immanquablement être pensé en fonction de ces objectifs, à la lumière de la justice sociale et de l’égalité des chances. Chacun a droit à la confiance en soi, à l’autonomie, à l’esprit critique, à la curiosité et à la créativité : c’est ainsi que l’individu devient un citoyen libre, une conscience autonome comme le veulent ses parents, un être responsable comme l’espère la société. Il s’agit d’un choix éminemment politique, et toutes les démissions face aux sirènes des logiques économiques (et face aux facilités offertes par les grandes multinationales) ne pourront produire que le contraire : une éducation pressée, un enseignement «efficace» avant tout, une «production» de machines à gagner bien plus que la formation d’êtres humains ouverts au partage.

[1] . Christian Laval, «L’Europe libérale aux commandes de l’école», 8 décembre 2004, http://institut.fsu.fr/chantiers/education/laval_ thelot.htm#_edn10

5 Commentaires

  1. un monde malade produit des individus malades. Ce n’est pas seulement l’éducation au sens scolaire ou intégré à la sphère familiale , mais plus largement les enseignements offerts collectivement dans notre monde, du Sud au Nord ou du Nord au Sud. Notre génération n’a plus d’objectif de sens, seulement des objectifs de production et de consommation. Avoir une situation, un travail qui rapporte tant a l’individu qu’au marché ne peut être une finalité en soi. Réapprendre à l’individu que l’avoir sans l’Être n’amène jamais au cheminement qui conduit au respect, à a confiance, aux sens et à la paix est le travail le plus fondamental que doit mener notre espèce si elle ne veut pas s’ auto- détruire pour de bon .

  2. Tout d’abor il faut distinguer éducation et instruction : l’instruction releve du systeme scolaire (lire compter,
    mathématique , chimie , mécanique). L’éducation releve des parents qui transmettent valeurs et traditions.

    Avant d’apprendre la liberté il faut apprendre la soumission à Dieu (Allah tout puissant) et pas à autres choses. Nous avons été créeer pour adorer Dieu et pas autre choses. C’est la base de notre éducation musulmane. C’est éclairer par la lumière divine et (pas autres choses) qu’on peut penser librement c’est-à-dire orienter sa pensé vers la recherche de la vérité balisée par Allah tout puisant. On peut ainsi user de son esprit critique pour percevoir que ce monde est emplie d’illusion, qu’il faut s’émanciper de la Dounia (que les défenseurs de la démocratie massacrent des pauvres gens, que les tenants de la liberté de l’expression musellent ceux qui ne sont pas d’accords avec eux, la pudeur est devenu rétrograde et la nudité valorisée, que des faux savants se multiplient pour subordonner la religion aux sciences modernes alors qu’au dessus de tout trone le message de Dieu, Sciences modernes et technologiques qui asservissent aliènent nos jeunes et moins jeunes qui créeent du chômages, qui polluent notre environnement : (il s’agit de cette science sans conscience)
    Aujourd’hui les enfants ont deux types de parents les biologiques censés être leur éducateurs mais absent et des parents énormément présent : la télévision comme seconde mère et les jeux vidéos comme second père. Or la télé n’est pas neutre ceux qui la dirigent transmettent des valeurs travaillent l’esprit des gens fabriquent de nouvelles normes (qui choqueraient plus d’un si nous étions tous sain d’esprit). Elle enseigne que l’homme est devenu la mesure de tout chose alors que c’est Dieu.

    Pour les musulmans qui vivent en Europe ils ont l’opportunité d’user de leur esprit critique à l’endroit des sociétés occidentales popur éviter de reproduire leurs erreurs : comment la France considérée comme la fille ainée de l’Eglise est devant le porte drapeau de l’athéisme, quelle processus a conduit ces européeens à déserter leur religion, leurs églises. A faire de leurs croyances une coquille vide pour ceux qui ont un peu de foi.
    Car cette décadence et dégénérescences menacent (ou plutôt a commencé a faire son oeuvre ) les musulmans :
    Parmi les Signes annonciateurs de l’Heure: les mauvaises personnes seront honorées, les bonnes rabaissées, les actes et pratiques se feront rares tandis que l’on parlera beaucoup.
    Quand les hommes se satisferont des hommes et les femmes des femmes.
    MAIS surtout
    A la Fin des Temps, il y aura des dévots ignorants et des connaisseurs pervers.
    « Quand vos savants apprendront en vue de gagner Dinârs et Dihrams…
    Suivant Al Daylami dans hadith transmis par Ali : Parmi les conditions de l’heure il y aura la multiplication des prédicateurs (khutaba) sur les minbars, la sujétion des savants aux gouvernants si bien qu’ils déclareront interdit ce qui est licite et déclareront licite ce qui est interdit et leur donneront des fatwas conformes à leurs passions.

    e crains pour ma communauté des imams qui les égareront ! Et si le sable s’abat sur ma communauté, il ne s’arrêtera plus jusqu’au jour du jugement. L’heure n’aura pas lieu tant que des tribus de ma communauté n’auront pas rejoint les associateurs et que d’autre n’auront pas adorés les idoles. (Abu Dawud, Ibn Maja)

  3. Assalamu aleykum wa rahmatullahi wa barakatu,
    Il s’agit d’une question technique. Serait-il possible de lire sur votre site l’article 3/4, s’il vous plaît ?
    Merci

  4. Salamoualeikoum.

    Merci et barak Allah fik Mr Tariq Ramadan pour ce constat et point de vue qui nous font réfléchir sur notre propre éducation. Nos parents ont travaillé dur pour notre éducation, à nous d’analyser les point positifs et négatifs de cette éducation en prenant en compte le contexte dans lequel ils ont vécu.

    Ne pas refaire les mêmes erreurs et perfectionner les points positifs qu’ils nous ont légués.Et atteindre des objectifs qui nous permettent de nous éduquer et d’éduquer nos enfants incha Allah.

    L’éthique et la morale sont la base de nos actions et Allah aime les bienfaisants.
    Alors réfléchissons tout le temps en se posant des questions et en gardant notre ligne de conduite qui est l’agrément d’Allah et le comportement du messager d’Allah.

    Salamoualeikoum.

    Filali Brahim.

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