Esthétique du sens 5/5

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Nos émotions nous sclérosent alors que la spiritualité est souffle et quête de liberté. Des spiritualités anciennes aux psychologies modernes, en passant par les religions et les philosophies, les enseignements sont les mêmes : prendre conscience de ses propres fonctionnements individuels et collectifs, établir une distance critique entre soi et soi, de même qu’avec l’univers alentour, apprendre à écouter, à dire et à communiquer, appréhender enfin positivement la complexité de soi et d’autrui. Cela peut paraître étrange et paradoxal, mais le premier acte de libération spirituelle réside dans l’attitude initiale qu’adoptera le sujet. La spiritualité vécue exige du sujet humain trois conditions majeures que l’on retrouve transversalement dans toutes les traditions : l’autonomie du sujet (par opposition à la dépendance à ce qui l’affecte), la responsabilisation de la conscience (par opposition à la mentalité de victime) et, enfin, une disposition optimiste et constructive (par opposition au désespoir, au défaitisme ou au nihilisme qui ne croit pas le changement possible). Si l’émotion peut être subie, la spiritualité exige un acte premier (et déterminé) de la volonté qui affirme sa liberté ontologique où que se trouve l’individu. En sus, il doit assumer sa responsabilité fondamentale quant à sa propre transformation et enfin nourrir la conviction profonde que tout est possible, toujours, pour le meilleur.

Il s’agit, on l’aura compris, des trois conditions de la confiance en soi. Comment donc, à notre époque traversée par les peurs et les obsessions sécuritaires, acquérir cette confiance en soi individuelle et collective? La spiritualité libère et donne du sens. Elle se fonde sur une initiation et une éducation à la prise de conscience, à la maturation, à la responsabilisation et à la transformation progressive. Les mystiques juive, chrétienne et musulmane n’ont de cesse de rappeler les étapes archétypales de cette élévation de l’être: elles ont traduit, pour l’initié, ce qui représentait, somme toute, l’expérience la plus naturelle et la plus banale pour le commun des mortels. Face aux stimuli et aux signaux qui viennent de l’extérieur et qui peuvent prendre le pouvoir à l’intérieur du cerveau et/ou du cœur de l’homme (et de sa conscience), il importe d’apprendre préalablement à maîtriser ses réactions. C’est le moyen de rester libre et humain. L’éducation commence donc à la périphérie (apparente). Les sens et les perceptions sont les canaux par lesquels passent les premiers stimuli et forment les voies de la réactivité émotionnelle. Il faut donc enseigner aux enfants et aux adultes à voir, toucher, écouter, sentir et goûter, mais aussi à prendre le temps de réfléchir et de méditer sur les sentiments qui nous envahissent à la vue de certains paysages, de personne que l’on aime (ou que l’on déteste), à étudier le sens de l’écoute et les façons d’entendre, à apprendre à mieux toucher, goûter et sentir la matière, les parfums, la nature et les êtres humains. Il faut insuffler (au sens d’emplir de souffle) du sens à nos sens et spiritualiser ainsi nos perceptions afin de ne pas les subir au détour de l’instantané d’une émotion-réflexe, mais les accueillir avec la confiance de la conscience qui s’est enrichie, a su se dompter et s’est ainsi libérée.

Dans l’univers de la communication et de la culture globales, l’éducation des perceptions – à la périphérie – impose de renouer avec les enseignements fondamentaux. Il paraît nécessaire effectivement que chaque conscience puisse acquérir quelques connaissances des principes et de l’histoire des spiritualités et des religions, maîtriser des notions de philosophie et avoir une connaissance élémentaire des arts et de leur évolution. Religions et spiritualités, philosophies et arts sont les quatre disciplines qui devraient faire partie du cursus imposé à chaque intelligence si l’on veut lui offrir les moyens de son autonomie, de sa liberté et de sa responsabilisation. Que l’on soit croyant ou non, il est impératif de connaître les principes fondateurs des spiritualités et des religions du monde. Ces dernières sont parfois l’horizon de l’épanouissement des êtres ou le refuge de leurs angoisses, mais elles font sens et donnent du sens. Chacun est libre ensuite de choisir sa route, mais ce doit être en connaissance de cause. Affirmer que l’on offre la liberté de choix à un individu alors qu’on l’a privé de connaissances est un mensonge : la liberté dans l’ignorance est une illusion. La philosophie façonne la conscience et l’esprit critique : elle impose à l’intelligence d’observer, de savoir questionner et de prendre son temps. Rien n’est simple et même le simple est complexe : l’apprentissage de la philosophie devrait être une école de la prise de distance et de l’humilité qui enseigne aux individus à suspendre leurs jugements. Les philosophies arrogantes, qui ont le fin mot de la vérité, jugent et méprisent les vérités d’autrui, ne sont pas des philosophies mais des idéologies. Il est bon pour chacun d’entre nous d’accompagner un philosophe jusqu’à l’instant qui précède ses conclusions et ses certitudes : l’exercice intellectuel consiste à se rappeler que la première partie est bien une quête philosophique et la seconde une série d’hypothèses et de postulats. Telle est la destinée intellectuelle de l’homme : sans le questionnement critique il n’accède pas à son humanité ; en assénant ses vérités comme étant « la vérité », il outrepasse avec arrogance les limites de son humanité. De même, il est important de s’initier à l’art, à la créativité et à la capacité des hommes à explorer les voies du Beau. La beauté donne du sens et l’esthétique, de fait, est une double quête : celle du sens et celle du Beau. Socrate pensait qu’il existait un lien continu, une unité de genre, entre la beauté physique, celle des corps, et la beauté métaphysique, celle des essences et des idées. Il s’agissait de s’élever par l’exercice appliqué de la philosophie : ainsi le Beau est le mariage de la philosophie, de la spiritualité et de l’art. Toutes les spiritualités associent la rencontre avec le sacré ou le divin à la proximité du Beau, du dépassement qui, par l’esthétique de la forme, rappelle le sens de la substance. «Dieu est Beau et Il aime la Beauté», dit une tradition prophétique islamique qui synthétise la portée de ces enseignements communs. Les arts, avec ou sans sacré, appellent l’homme à découvrir en lui les ressources de son dépassement par un imaginaire capable de lui donner du sens et du souffle. Le poète romantique John Keats, qui fit inscrire sur sa pierre tombale qu’il était celui «dont le nom était écrit dans l’eau», chanta le dépassement de soi dans la proximité de la Beauté : «La Beauté est Vérité, la Vérité Beauté». Sur cette terre, sur laquelle nous passons, «c’est tout ce que nous savons» et le poète en rencontrant le Beau dit le sens qui est l’éternité au bord de laquelle sa finitude vient accoster. Le poète s’en ira comme la vague, et tous les artistes avec lui. Il restera l’océan, les œuvres d’art, la Beauté et le Sens : comme si la belle déesse de la Lune (Séléné), s’étant baignée dans l’océan et veillant sur la beauté du berger (Endymion), ouvrait la voie de l’éternité et du divin. « La Beauté est Vérité », la Beauté est à proximité du sacré.

Éduquer le cœur, l’esprit et l’imagination afin de se former à mieux voir, mieux entendre, mieux sentir, mieux goûter et enfin mieux toucher, est une exigence de l’autonomie et de la liberté au centre de la modernité, des technologies avancées et de la globalisation des moyens de communication. À l’ère de l’information tous azimuts, celui qui n’est pas formé à la critique de l’information devient un esprit vulnérable, fragile, objet de toutes les potentielles instrumentalisations. Encore faut-il avoir le temps de prendre de la distance, d’analyser les situations, d’évaluer de façon critique ses perceptions. Rien n’est évident : il s’agit d’un exercice spirituel de première importance parce qu’il donne du sens aux actions les plus élémentaires de la vie : voir, entendre, toucher mais également penser, prier, créer. La spiritualité consiste en ce supplément de sens qui habite l’agir humain dans sa simplicité et cela peut être de la foi, de la pensée, de l’art ou de l’amour, mais il s’agit toujours d’un choix, d’un acte de la volonté libre, par opposition à l’émotion qui est une réaction subie, imposée et parfois incontrôlée. Un océan de différences. L’émotion est à la spiritualité ce que l’attirance physique est à l’amour.

10 Commentaires

  1. Bonjour M. Ramadan,
    Votre texte à rempli mes yeux de beauté et mon coeur de sagesse. Merci d’aider chaque jour les êtres humains qui vous écoutent à garder le cap et de tourner leur visage vers le meilleur d’eux-même et le meilleur des autres, de nous motiver à la maîtrise de nous-même et à notre responsabilisantion. Se remplir du bon, du beau permet à mon sens d’avoir davantage de douceur vis à vis de soi et des autres. Cela permet également de briser parfois les effets des flux d’informations malsaines.
    Je trouve vos conseils forts appropriés pour traverser dignement cette époque.
    Au plaisir de vous lire,
    Anaïs

  2. Merci M.Ramadan pour ce que dégage cet article en terme d’harmonie chez l’être humain, je me reconnais dans votre texte qui renforce ainsi mon chemin de vie, que dieu vous préserve et stimule votre précieuse réflexion, si indispensable à notre monde contemporain.

  3. Je vous lis beaucoup et j’aime le réalisme avec lequel vous abordez les choses métaphysique et Spirituelle . Je ne suis pas Musulman mais, je me reconnais en vous et dans vos écris. Que Dieu vous remplisse davantage de ses Grâce. Bien à vous

  4. Bonjour Professeur,
    Votre texte est plein de beauté et de spiritualité.
    Merci de nous aider à être la meilleure version de nous même.
    Mounia

  5. Bonjour,

    Ce texte est bien sur fort intéressant et j’y adhère assez, puisque, effectivement, la maîtrise et le contrôle de soi sont gages d’une meilleure compréhension de soi et des autres. Cependant, je m’interroge sur les limites à trouver dans ce travail spirituel : à trop maîtriser nos émotions, ne prendrions-nous pas le risque de nous « refroidir », de ne plus sentir, ressentir, aimer ? De nous perdre finalement ?

    Car nos émotions sont parfois salutaires et peuvent nous amener à plus de douceur vis-à-vis d’autrui. N’avez-vous jamais ressenti, face à une personne que vous n’appréciez pas vraiment, un sentiment de tendresse, simplement parce qu’elle aura eu un geste, prononcé une parole qui vous aura touché, parfois même sans que vous puissiez l’expliquer ? Faudrait-il combattre un tel sentiment ?

    Ce qui est sur, c’est que ce texte ne peut laisser indifférent. Il suscite chez moi beaucoup d’interrogation, ce qui est très positif.

    Merci donc,

    Sylvie

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