Interview au journal burkinabé « Le Faso » à propos du SIDA

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    C’est une grave injustice. Des milliers de personnes qui meurent de Sida en Afrique. Des médicaments de substitution qui auraient pu leur sauver la vie. Des multinationales pharmaceutiques qui, pour préserver leurs colossales intérêts, bloquent à coup de brevets la distribution de ces médicaments.


Des individus, des ONG et même des Etats qui se sucrent sur le dos des malades… Le professeur Tariq Ramadan, philosophe suisse, grand intellectuel, soulève dans cette interview, les draps sales de la lutte contre le Sida. Il appelle aussi les religieux à redéfinir leurs démarches par rapport à ce qu’il qualifie de « l’un des plus gros scandales de notre époque ».


 


 


« Votre Santé » : Comment appréciez-vous la lutte contre le Sida en Afrique ?


 


 


Tariq Ramadan : C’est l’un des combats majeurs de la société africaine. Les chiffres ont certainement évolué depuis les huit derniers mois, mais à cette époque-là, il y avait 2 200 000 morts et 15 millions d’orphelins du Sida en Afrique. L’augmentation exponentielle du nombre de malades sur le continent révèle l’un des plus gros scandales de notre époque : il y a des médicaments de substitution à bon marché, qui auraient pu sauver des vies en Afrique mais qui ne sont pas disponibles à cause de la mainmise de multinationales pharmaceutiques. Ces dernières bloquent à coup de brevets la distribution des médicaments pour préserver leur extraordinaire marge bénéficiaire.


 


Aujourd’hui, la lutte contre le Sida passe aussi par la lutte contre cette espèce d’attitude immorale des multinationales qui perpétue la mort en Afrique, de façon absolument phénoménale. Certaines zones, notamment la Côte d’Ivoire, l’Afrique du Sud et le Togo sont plus touchés que d’autres. Mais de façon générale, l’Afrique de l’ouest est très touchée.


 


La lutte contre le Sida doit être un combat de l’ensemble des citoyens et citoyennes de l’Afrique. Il faut puiser dans nos ressources éthiques, nos ressources de militants, de travailleurs sociaux, dans la proximité des populations, les références, les prises de conscience et le travail dans un front uni. Nous pouvons dire que nous sommes tous frères, que le dialogue interculturel et interreligieux sont de bonnes choses. Mais cela n’aura pas de sens si face à un ennemi commun comme le Sida, nous ne sommes pas en mesure de faire preuve de fraternité dans l’humanité, dans les valeurs. C’est le projet qui fait la communauté de la résistance transversale.


 


Un autre problème, c’est que dans la résistance des religions, il y a un discours de principes qui s’est construit, qui n’est pas du tout réaliste. Dans la religion chrétienne, ce qui est mis en évidence se résume à ceci : « Non à la contraception, non au préservatif, oui à la fidélité ». La tradition chrétienne ne dit que cela. Il n’y a pas de lien entre la réalité et le discours. Du point de vue musulman, on a vu apparaître un discours qui était un peu de cette nature. On répète les principes : la lutte contre le Sida est synonyme de « fidélité et abstinence ». Tout cela est vrai.


 


Mais le problème aujourd’hui, c’est que quand on a un discours sur les principes qui est totalement en décalage par rapport aux pratiques des gens, il y a véritablement problème. Parfois, certains pratiquent leur religion mais sont infidèles. La polygamie peut être un facteur de confusion quand elle est mal gérée. Aujourd’hui, l’abstinence n’est pas une réalité, l’infidélité l’est. Il faut donc une alliance objective face aux réalités, pas une alliance objective qui répète les principes.


 


La réalité, c’est que des milliers de chrétiens et de musulmans sont dans la non abstinence et dans l’infidélité. Comment gérer cela ? Faut-il répéter les principes et s’aveugler sur les réalités ? Ou faut-il à la fois répéter en permanence les principes et prôner, dans des situations données, l’utilisation du préservatif ? Il ne s’agit pas de légitimer l’infidélité et la non abstinence. Il s’agit de dire aux gens d’utiliser le préservatif quand ils sont en situation de rapport sexuel.


 


Toutefois, il faut rappeler que la vraie réforme vis-à-vis de la réalité, ce sont nos principes. Le fait que des religieux puissent dire cela parce qu’ils sont en appréhension du réel et qu’ils montrent qu’ils comprennent le réel, est extrêmement important. Car quelqu’un qui est loin de sa religion a souvent la capacité de revenir aux principes par le fait que celui qui parle de la religion n’est pas loin de la réalité. Un exemple : beaucoup de discours que je tiens ont emmené des gens à se re-questionner sur les principes de l’Islam parce que ce discours est en adéquation avec leurs réalités.


 


Or, notre discours musulmans aujourd’hui s’illusionne dans l’idéalité et produit de la mort dans la réalité. Si vous ne dites rien sur le préservatif, le fait de produire la mort se répand. Non, nous ne devons pas faire ça. Il faut avoir un discours moral et un discours réaliste pour savoir comment on gère la morale.


 


 


Faut-il comprendre que même si on investit des milliards de francs CFA, si on ne va pas au-delà des aspects théoriques, des principes donc, la lutte est inutile ?


 


 


TR : Non. On ne dépense pas des milliards de francs pour rappeler les principes religieux. On les dépense pour l’éducation, les campagnes préventives. Cependant en Occident, les campagnes ont d’abord porté sur la question de la fidélité mais on ne parle plus de cela ; il s’agit maintenant de faire en sorte que les gens utilisent le préservatif.


 


Certes, il faut investir de l’argent mais il faut des campagnes selon nos références, qu’elles soient chrétiennes, musulmanes ou même dans la tradition africaine la plus solide ; c’est-à-dire des campagnes qui disent une conception de l’amour, de la relation sexuelle, de l’éthique. Il faut investir dans la manière d’accompagner le fait de ne pas tomber aussi facilement dans des pratiques qui sont considérées comme étant contraires à la morale. Mais en même temps, il faut tenir un discours réaliste. Il ne faut pas s’évertuer à construire seulement un discours de culpabilisation du genre « tu vas mourir du Sida parce que tu as fait une faute », alors qu’il y a des médicaments, l’accompagnement, la prévention, etc. C’est un discours très culpabilisant et absolument irréaliste.


 


Je pense qu’il faut investir beaucoup d’argent dans les campagnes de prévention pour l’acquisition des médicaments, dans le sens d’un discours qui tient compte des réalités et qui s’y engage. Au Togo, une jeune femme médecin est venue me voir et m’a dit : « Moi, j’ai un énorme problème ; j’ai des gens qui viennent parfois me voir mais c’est évident qu’ils ne s’abstiendront pas, c’est évident que certains sont infidèles. Mais les imams me disent de leur dire de s’abstenir ou d’être fidèles ». C’est absolument irréaliste. Elle les envoie à la mort.


 


Alors que par une attitude de médecin qui prend cette position de rappel d’un certain nombre de principes, qui montre qu’elle comprend, qu’elle sait la souffrance, qu’elle n’est absolument pas aveugle par rapport à la difficulté de l’abstinence dans notre société, qu’elle a une capacité d’empathie affective et intellectuelle, et qui dit « Voilà, je te préviens et tu t’assumes » mais pas « Je te préviens et je n’assume rien ». Dans notre position, dire « Je n’assume rien », c’est envoyer celui qui n’est pas équipé à la mort.


 


Et puis, il faut accompagner ceux qui sont atteints par le Sida. Il y a une espèce d’hypocrisie, de mensonge. Dans certaines familles, on ne parle pas de quelqu’un qui est atteint du Sida jusqu’à ce qu’il meure. C’est la peste absolue ou quoi ? La personne concernée est-elle la pire rédemption possible ? Le Sida est présent dans la communauté musulmane. Le nier est un mensonge ; cacher nos morts l’est aussi. Or, nous les accompagnons coupables et ils meurent coupables. C’est de l’hypocrisie et c’est très grave.


 


 


Plusieurs malades se plaignent que les fonds destinés à la lutte contre le Sida sont souvent détournés. Quel regard portez-vous sur ce phénomène ?


 


 


TR : Ceux qui détournent de l’argent destiné à sauver des vies sont des criminels. C’est pourquoi, il faut mener une campagne beaucoup plus large, une croisade contre la corruption au plus haut niveau des Etats africains et au sein des ONG. Parmi ces dernières, certaines sont totalement corrompues. D’autres utilisent la lutte contre le Sida à des fins missionnaires. Il y a aussi des gens qui détournent l’argent pour des fins propres.


 


Il y a également des Etats qui reçoivent de l’argent au nom de la lutte contre le Sida et qui ne font rien. L’argent que certains ont dans les banques occidentales équivaut à la dette de leur pays. Ce sont des voleurs, des criminels. Il y a une corruption profonde qui gangrène les sociétés arabes et du Tiers-monde et qui se manifeste dans tous les secteurs.


 


 


Il semble que certaines firmes occidentales ne veulent pas que le Sida disparaisse un jour, parce qu’elles engrangent de gros intérêts…


 


 


TR : Je ne sais pas si à la tête des multinationales et des firmes pharmaceutiques, il y a un tel cynisme. Certains sont allés même jusqu’à dire que le Sida, par rapport à l’explosion de la population, était un agent régulateur. Ce cynisme peut exister chez certains. Mais est-ce que cela motive les politiques de certaines multinationales ?


 


Je préfère humainement penser que ce n’est pas possible, me battre avec toute l’énergie de ma pensée et de mon quotidien contre les conséquences de leurs politiques mais ne pas arriver à penser que leurs politiques pourraient être motivée par un tel cynisme. Je n’ai jamais rencontré quelqu’un qui puisse tenir ce discours mais j’ai vu des politiques qui sont similaires à ce discours. Je préfère donc me battre contre les conséquences sans présupposer des intentions.


 


 


Qu’auriez-vous aimé dire pour conclure cet entretien ?


 


 


TR : Quand je suis allé à l’Ile Maurice, je suis allé voir tous les responsables des différentes traditions religieuses. Je leur ai dit qu’il y a deux fléaux dans cette société : la pauvreté et le Sida. Nous avons lancé un « Djihad » dans le pur sens du terme, contre ces deux fléaux. C’est-à-dire l’effort et la résistance farouche contre l’expansion de la pauvreté et du Sida. C’est un peu ce que disait l’Abbé Pierre en déclarant que « je suis en guerre contre la misère ».


 


Mais un « Djihad » suppose qu’on ne répète pas seulement les principes, mais qu’on ait une compréhension du fléau, qu’on ait une stratégie, une patience, une persévérance, des étapes, etc. De l’autre côté, c’est un cercle vicieux : la pauvreté entraîne des pratiques sexuelles qui ne sont pas protégées et les pratiques protégées font que le Sida se répand parmi les plus pauvres et au sein des sociétés les plus pauvres aussi.


 


Il faut donc une révolution au sens littéral, d’un cercle vicieux et à un cercle vertueux. Nous nous sommes engagés dans ce sens. Quand je suis allé voir les communautés chrétienne, hindoue, musulmane, il y a eu un accord selon lequel c’était une bonne idée et que c’était un projet qui pouvait unir nos forces. C’est cela aussi l’exemple de la possible union autour d’un projet plutôt que la simple réunion autour d’une table.


 


 


 


 


Propos recueillis par Hervé TAOKO


 


SOURCE : LeFaso.net

    

7 Commentaires

  1. encore une fois je suis bluffée par votre sagesse qui va au delà de tout .Les gens qui vous attaquent ne vous lisent jamais ss doute …
    pour les personnes qui ne peuvent se rendre en Afrique ,il faut voir « le cauchemar de Darwin » .Doc terrible mais réaliste sur l’Afrique

  2. salam aleicoum!
    SIDA il faut faire le commerce égal comme toutes maladies.
    Informer un enveloppe ses causes et conséquence.
    Laisser une possibilité de prévention à une portée de tous et toutes, comme dépêche(partie) de santé et une culture sexuelle, indépendante de religion de chaque et l’un. Tout de suite il(elle) suit un déroulement de conscience religieuse.de halaly et haram.Siempre y aura des gens plus infirmiers et moins infirmiers de toutes religions. Au moins ainsi la contagion sera évitée et une naissance des enfants malades de mères contaminées avec le virus de SIDA Il faut séparer un adultère comme un péché et une maladie comme sa conséquence, bien qu’ils puissent être unis mais il(elle) n’est pas toujours, l’adultère cause.

    Dans ce laisser-aller des peuples(villages) africains, outre les investigations et des découvertes sur SIDA il y a beaucoup d’hypocrisie et racisme. Les Européens ont à sa portée la prévention et la médecine contre SIDA, alors que pour des Noirs de l’Afrique, il(elle) vaut qu’ils(elles) s’abstiennent d’un adultère et ainsi ils seront sains.
    S’ils(Si elles) tombent malade, c’est que le Dieu les a punis, il n’y a de rien de plus pour faire.
    Des américains et des Européens aussi le Dieu punira-t-il par adultère ?

  3. Salam aleikoum,

    Je suis tout à fait d’accord avec ce que vous dîtes dans cet article. Il faut trouver des solutions qui correspondent à la réalité et avoir un discours qui tienne compte du vécu réel de la population. Il faut trouver des compromis éthiques et réalistes.
    Et je trouve que c’est bien qu’un religieux comme vous s’exprime sur ce sujet, car cela fait tomber les tabous.

  4. Salam,positionement audacieux,qui semble aller puiser dans les objectifs de la sharia.Il sera important aussi que les musulmans s’engagent,en faveur de la recherche pour soigner les maladies rares,dont les firmes ne s’aventurent par manque d’argent à la clefs.Il faudra dire aussi queleques chose du lien entre médecins et patiens qui est un véritable problème,en occident(ailleurs je ne dais pas),on ne traite pas un etre humain malade comme un objet à soigner,la place du lien humain est central,à l’heure ou certain font médecine pour gagner de l’argent ou pour la notoriété,Allahou Alam ,Salam

  5. Les représentants religieux rappellent comment doit se comporter quelqu’un qui veut se libérer d’un travail de surface et se satisfaire d’une oeuvre solide. Par conséquent, il est normal qu’ils tiennent un tel discours. Leurs fonctions au sein de la cité réside précisément là et doit s’y tenir.
    Que certains croyants s’imaginent que l’étiquette suffise constitue un égarement et non des moindres car ces hommes volages vivent selon leurs pulsions, leur libido et ne cherchent pas à les transcender. La oumma est indispensable pour évoluer mais il ne doit pas y avoir d’ambiguité sur la pratique de la fornication car elle est l’ennemi de toute relation sociale solide et vraie.
    Que des associations monothéistes convoquent le principe de respect des particularités culturelles pour justifier ses actes irrespectueux et irresponsables (Combien de femmes doivent éduquer leurs enfants seules avec tous les risques que comportent le manque d’autorité paternelle effective. Rappel : En Occident, les couples homosexuels ne peuvent pas adopter d’enfant car les psy doutent de la qualité d’un tel environnement unisexuel. Pourtant, aucune étude ne vient explorer les conséquences des familles monoparentales.) est indéfendable d’autant qu’il ne solutionne rien.
    Ceci dit, le soumis doit s’engager dans la défense de tous les individus car nous savons que Dieu est Seul Décideur de l’heure de départ la plus propice. En celà, nous nous devons, effectivement, d’être de ce combat : des soins médicaux pour tous mais aussi du discernement.
    Salam

  6. De voir jusqu’à quel point on peut magouiller à tout va…

    Quand il y a pognon sur table il va de soi que la (conscience?) de certains hommes disparaît… Qu’il y ait mort d’homme à volonté (par quelque moyen que ce soit)…

    Il fait gris chez moi dsl…

    Merci M. Ramadan pour ce que vous faites ^^

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