La confiance et la peur 4/4

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Les conditions de l’égalité, on le voit, sont autant légales, philosophiques (et/ou religieuses) que psychologiques. Si le cadre juridique et la régulation des relations interpersonnelles par la loi sont des impératifs incontournables, il faut néanmoins ajouter des conditions liées aux individus comme à l’environnement social. La reconnaissance de la dignité de l’autre, de sa place, de la fraternité humaine suppose implicitement qu’elle est déjà acquise pour soi, ce qui est loin d’être le cas. Un système égalitaire dans le domaine du droit qui prive l’individu de la confiance en soi et de la conscience assumée et affirmée de sa valeur et de sa dignité donne d’un côté ce qu’il reprend de l’autre. Raison pour laquelle l’enseignement moral de l’humanité des hommes, du respect des êtres et de la fraternité humaine est si fondamental en amont du droit : il s’agit de façonner et de nourrir une certaine idée de soi et d’autrui, qui repose sur l’indépendance respective, la dignité partagée et la nécessaire interdépendance sociale.

Accéder à la confiance en soi, ou l’enseigner, est un processus difficile, jamais définitivement réalisé. Il importe d’entretenir une idée, sinon positive au moins sereine, de son histoire, de son origine, de ses racines et de sa filiation parentale. Cela suppose également de bénéficier de l’éducation et de l’instruction afin d’acquérir le savoir nécessaire pour protéger sa propre indépendance intellectuelle et sociale : chaque société doit accompagner cette évolution essentielle pour accéder à la maturité requise qui atteste que l’individu est devenu à même d’exprimer un choix reconnu. Il est alors considéré comme un être social et socialement responsable. La maîtrise de la langue, la connaissance minimale de la loi, l’identification des institutions sont autant de conditions objectives permettant de jouir de l’État de droit et d’espérer accéder à une potentielle égalité de traitement. Encore faut-il aller jusqu’au bout du processus et avoir les moyens de maîtriser la communication et la complexité de l’appareil symbolique qui est la force motrice – et pas toujours apparente – des représentations sociales, de la culture commune, passive et active, et des arcanes de la psychologie collective.

Il est bien sûr impossible que tous les membres de la société développent cette conscience critique, bénéficient de cette formation et acquièrent ce savoir. Il reste qu’une société en quête d’égalité doit penser au contenu réel, idéologique et symbolique de ses enseignements officiels, à la distribution équitable du savoir et à la cohérence quant à l’application de la loi et à l’accès aux postes de représentations officielles et institutionnelles. Un État de droit qui n’assure pas la distribution des savoirs et un égal accès aux représentations symboliques est un leurre et peut, de fait, devenir l’objet de manipulations dangereuses, directes ou indirectes, volontaires ou involontaires. L’égalité est un droit fragile qui se revendique en permanence, à plusieurs niveaux et dans différentes sphères : il faut avoir confiance en soi et en ses droits, confiance en sa capacité à communiquer et à être entendu, confiance encore dans la légitimité de sa résistance, voire dans le caractère constructif de son opposition et de sa contestation. Cette confiance doit être mariée à une lucidité profonde : les discours sur l’égalité qui évitent de prendre en compte la multiplicité des rapports de pouvoir sont au mieux naïfs, au pire machiavéliques en ce qu’ils peuvent transformer, à son insu, le sujet en jouet. La confiance et la lucidité de chacun sont les conditions de l’égalité des droits entre tous. L’État de droit est ainsi profondément lié à l’état des psychologies personnelles et collectives.

La confiance en soi est le plus sûr moyen d’accéder à la confiance en autrui et de lui donner sa place de sujet et de frère en humanité. Nous avons dit combien cela était impératif pour promouvoir l’égalité entre les individus et les citoyens. Ce qui, de fait, peut miner l’ensemble de cette construction philosophique, religieuse, sociale, politique et psychologique est bien entendu la peur et la méfiance. Or, elles peuvent opérer dans deux sphères différentes et à plusieurs niveaux. L’individu peut développer, quant à lui-même, une crainte sur son statut (parce qu’il est pauvre, d’une autre couleur que la majorité, parce que son appartenance culturelle ou sa religion sont publiquement stigmatisées, etc.) et s’enfermer dans une sorte de ghetto mental où il finit par déterminer pour lui-même la logique de son propre isolement. Cette crainte et cette angoisse d’être exposé à ses propres limites, au rejet ou à la pression psychologique, produisent un effet pervers et l’acceptation passive, et d’abord psychologique, d’une inégalité de traitement. La société n’est pas immédiatement responsable du phénomène car c’est bien effectivement l’individu qui s’enferme et vit une autoségrégation en adoptant une attitude de victime : le climat social général reste néanmoins un facteur déterminant influençant les postures individuelles et il faut en tenir compte au moment de l’analyse des phénomènes d’automarginalisation ou d’auto-exclusion résignée.

L’entretien de la peur collective peut également intervenir indirectement sur le droit des personnes et l’égalité de traitement. Pour des raisons nationales ou internationales, économiques et/ou géostratégiques, des centres de pouvoir (politique, économique, militaro-industriel ou médiatique) décident parfois d’entretenir, voire de créer, des menaces et des dangers. Le climat de peur et d’insécurité fait accepter aux citoyens des mesures allant à l’encontre de leurs droits acquis ou encore des traitements différenciés justifiés par la menace elle-même. Le procédé n’est point nouveau, mais sa force s’amplifie avec les puissants moyens de communication contemporains. On crée l’ennemi, on diabolise sa capacité de nuisance et on oriente le public vers les conclusions logiques de la situation : « Vous avez peur, nous allons assurer votre sécurité mais pour cela il nous faut prendre des mesures exceptionnelles… vous surveiller, surveiller l’ennemi et parfois devoir agir contre le droit, l’égalité ou la dignité. » Le caractère exceptionnel de la menace justifie la remise en cause des lois établies : la peur est effectivement l’ennemi du droit. Tous les dictateurs, à des degrés divers, font et ont fait usage de cette méthode pour justifier leur politique. Hitler, avec sa stigmatisation de la puissance d’infiltration de l’« ennemi juif », mais également les fascismes, certains régimes communistes ou les dictatures d’Amérique du Sud, d’Afrique ou d’Asie. Les sociétés démocratiques et libérales peuvent subir des manipulations semblables même si l’ampleur des conséquences peut paraître moindre. Aux États-Unis, le sénateur McCarthy a lancé dans les années 1950 une campagne contre la «menace communiste» qui justifiait le mensonge, les surveillances, les arrestations, les atteintes aux droits fondamentaux et à la liberté d’expression et même la torture. La menace était si « énorme » à l’intérieur (et en relation avec l’empire soviétique à l’extérieur) que cela légitimait les pratiques politiques et les méthodes de renseignement les plus contestables et les plus excessives. Il en est de même aujourd’hui avec la « guerre contre le terrorisme » à laquelle nous assistons. Et les conséquences sont identiques : quand la peur règne, quand la sécurité est ébranlée, remettre en cause les droits, violer l’intégrité des personnes, etc., tout est permis. L’égalité devient un vœu pieux et la majorité de la population soumise à ce matraquage médiatique et psychologique tend insensiblement à en accepter les conséquences orientées.

On entretient des phobies à l’intérieur et celles-ci produisent – et justifient – des racismes qui laminent toute espérance d’égalité des droits, des faits et, bien sûr, du pouvoir. Les dangers sont multiples… cet autre parmi nous, son identité supposée, sa culture, sa religion, ses intentions ou alors tous ces potentiels immigrants à nos frontières qui menacent de nous coloniser et de profiter de nos richesses. Toutes les sociétés riches entretiennent ces mêmes peurs, aussi bien en Europe, en Amérique, en Asie ou dans les pays émergents mais également dans les pétromonarchies. On accepte de plus en plus que les droits des immigrants soient «revus à la baisse» au point de transformer ces derniers en véritables « criminels » ou en nouveaux esclaves. On parle partout de sécurité, la peur se répand, les émotions colonisent les esprits et l’on n’est plus à même de réfléchir posément, raisonnablement, humainement. On assiste à des mouvements collectifs qui sont dus à l’emprise inquiétante de véritables phobies sociales et atteignent les sociétés les plus industrialisées et les plus éduquées : les identités exclusives s’affirment, les appartenances singulières se revendiquent et l’on voit de moins en moins en l’autre l’image de notre propre quête. La réduction de l’autre à l’expression unique de « sa différence » est une des étapes de la déshumanisation et le droit seul ne saurait y remédier – et encore moins le droit à l’égalité. Voici venir le temps des nouveaux « barbares ».

Il faut donc renouer avec l’éthique en amont du droit. Il n’y a pas d’égalité possible sans éducation : apprendre à observer, à écouter, à se décentrer. Apprendre l’empathie intellectuelle et émotionnelle et chercher à accéder, d’abord et fondamentalement, au sens du respect, de la dignité et de la fraternité humaine. Et il importe de se rappeler que l’égalité devant la loi n’impose pas l’uniformisation des compétences mais le droit égal pour chacun d’aller jusqu’au bout de son potentiel intellectuel et humain. Nous voilà revenus aux prémices de notre réflexion. Dans le miroir de cette rencontre, il faut s’engager sur le chemin positif et constructif de la connaissance de soi, de l’assurance intérieure prête à rencontrer et à gérer les insécurités réelles et/ou instrumentalisées. Reconnaître ses peurs et s’engager à les dépasser et à les gérer. Un être sous l’emprise et la domination de ses phobies ne peut pas être libre ni espérer accéder à l’égalité parmi ses semblables. Il est objet et non plus sujet. La route est longue et elle demande de faire un choix conscient et volontaire. Le choix de la fraternité humaine, de la confiance, en soi et en autrui, de la vigilance et de la résistance. Il s’agit donc d’aimer et de respecter les hommes et de savoir parfois, constructivement et sans naïveté, s’en méfier. Les sincérités naïves et aveugles, humanistes et/ou religieuses, ont trop souvent provoqué la terreur et l’oppression. Comme les phobies, la sincérité naïve peut devenir le reflet négatif de l’égalité. Il s’agit de fraternité, certes, mais de fraternité sans illusion ni naïveté.

3 Commentaires

  1. Les dépendances vous font perdre votre conscience , si seulement vous pourriez voir avec mes yeux 7 ! Au bout de 40 jours la priere pénètre dans notre corps , le Coran est une lumière pour l’humanité , vous êtes loin de la vérité , vous délirez , entourez vous de personnes pieuses peut-être gagnerez vous ! La chahada est votre médicament . Cordialement .

  2. Finalement, Mr. Ramadan, avec cet article vous venez de franchir le seuil de la limite que vous vous êtes établis jusqu’á présent, être conséquent et en accord avec votre vérité, sans rompre avec votre bienveillance envers vos lecteurs, qu’ils soient musulmans et surtout non musulmans. Vous mettez en évidence les véritables causes (Les mensonges qui minent notre monde) en essayant de réveiller le peu de conscience morale qui reste à notre pauvre humanité. C’est un article qui se prête indubitablement pour ouvrir un débat très intéressant, inépuisable et très efficace.

    Les déclarations ci-dessous de Mr. Kissinger pourraient être une justification de la politique impérialiste américaine au moyen orient, dans le tiers monde et pays immergeants.
    (a) Dans « les medias mars 1974, il déclara :
    « Le pétrole es une chose trop sérieuse pour qu’on la laisse aux Arabes »
    (b) Dans les médias encore, il justifia:
    « Les grandes puissances n’ont pas des principes elles n’ont que des intérêts »
    (c) Dans un document qu’il rédigea en avril 1974 dans le NSSM200, il conclut :
    « Le dépeuplement est l’axe prioritaire de la politique étrangère américaine dans les pays du Tiers-monde
    Dans son discours prononcé à la conférence de sécurité, appelée « Davos de la sécurité en 2007 le président russe Vladimir Poutine déclara :
    « Qu’il ne devrait y avoir que un seul centre de pouvoir, un seul centre de force et un seul centre de décision dans le monde».

    Citations de l’auteur :
    Le mensonge c’est comme un feu de paille, pour le maintenir vivant
    Il faut l’alimenter sans cesse avec d’autres mensonges plus grands
    Si non, comme le feu de paille sans paille on le sait bien
    Le mensonge sans mensonges s’éteint.

    Vouloir introduire un mensonge dans un cerveau qui raisonne
    C’est comme vouloir enfoncer un clou dans une enclume

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