— Il me semble que nous avons gagné un peu de terrain en incluant dans notre logique la nécessité de nous construire sur ce qui nous est commun, sans pour autant négliger le moindre aspect de la diversité. Il y a peu encore, nous voulions nous enrichir de nos mutuelles différences, sans vraiment les connaître. Le principe avait l’air fécond et suffisant. Il l’était seulement dans la mesure où il nous donnait l’illusion de nous ouvrir en échappant à un individualisme clos. Il s’agissait plus d’un alibi que d’une conviction. Aujourd’hui, Élisabeth Badinter, par exemple, à propos du statut de la femme, affirme que le plus important n’est pas de répertorier ce qui la différencie de l’homme, mais au contraire d’établir ce qui fait qu’un homme et une femme possèdent un patrimoine en commun, de manière à mieux le défendre. En quoi ces deux êtres se ressemblent-ils, sur quoi peuvent-ils se rassembler ? Non plus ce qui dissocie, mais ce qui unifie et en somme égalise. Voilà le premier point sur lequel j’aimerais que vous interveniez : ce qui nous appartient en propre à tous, la nature humaine contre la guerre des sexes…
Edgar Morin: Sur cette question des hommes et des femmes, je ne dis pas qu’il y a d’abord le patrimoine commun. Il y a à la fois la différence et le patrimoine commun. D’ailleurs, on voit très bien que le féminisme a connu deux étapes en France. La première, c’est le « beauvoirisme », qui consiste à dire que les hommes et les femmes sont égaux et identiques (« On ne naît pas femme, on le devient ») ; la deuxième étape a été le Women’s Lib : non, nous ne sommes pas des hommes, nous sommes tout à fait différentes, mais nous voulons les mêmes droits. Je crois donc que la vérité du beauvoirisme doit être liée à la vérité de la spécificité féminine qui, l’un et l’autre, revendiquent l’égalité des droits.
Tariq Ramadan: La question que pose Élisabeth Badinter est capitale dans toutes les religions, mais elle est aussi centrale au cœur de l’humanisme. Le rapport femme/homme est directement lié à la conception de l’Homme. Nous avons affaire à un principe d’unité, de similarité et de différence. Peut-on, au nom de la différence, c’est-à-dire de la diversité, justifier des traitements discriminatoires ? Je viens d’une tradition musulmane où l’on m’a expliqué, pendant des années, que les hommes et les femmes sont égaux devant Dieu et complémentaires au sein la société. Quand vous en venez à vous demander ce que signifie « être complémentaires dans la société », et pour peu que vous ayez lu Hegel, par exemple, vous vous rendez compte que le concept de « complémentarité » est ambigu car, enfin, le maître et l’esclave aussi sont « complémentaires » ! La notion de complémentarité pourrait donc justifier une relation de domination et de pouvoir entre l’« homme-libre » et la « femme-soumise ». Il faut faire attention à l’emploi de certains mots, en apparence positifs, qui peuvent tout justifier. J’aime que vous insistiez sur la question de l’être et de la dignité. Je suis dans la même perspective. La dignité de l’homme, c’est son essence, son être, et il faut que nous affirmions avec force le premier principe, j’entends par là le statut commun de tous les êtres humains, femmes, hommes, noirs, blancs, riches, pauvres. La dignité est ce premier principe. Un verset coranique stipule : « Nous avons donné la dignité aux enfants d’Adam », ce qui englobe l’humanité entière, les femmes comme les hommes, au-delà, en amont de leur diversité de couleurs, de religions ou de cultures. C’est le principe fondateur.
Comment, à partir de là, concevoir cet homme ? Pourquoi dans la tradition chrétienne, par exemple, la conception de l’homme est-elle liée à une considération morale : nous sommes certes tous égaux, mais la femme fut tentée et elle est la tentatrice ? Question centrale quant à la conception de l’homme : commence-t-on par la qualification morale de l’être humain afin de déterminer qui est coupable et de quoi il est coupable, ou part-on de l’innocence de l’homme afin de déterminer quelle est sa
responsabilité ? Nous ne sommes pas sortis de cette problématique, de cette idée que nous avons certes la même dignité, mais pas forcément le même type de rapport à la moralité, au bien ou au mal. C’est le cœur de la critique de Nietzsche vis-à-vis du christianisme, qui fait même remonter le rejet de la science à l’image d’Ève tentée par le fruit de l’arbre du savoir. Ce que je veux dire par là, c’est que tout commence par cette qualification morale de l’essence masculine et féminine : il importe d’avoir un discours qui puisse clarifier non seulement l’égalité, mais également cette commune dignité en ayant le courage de dire : il est une égalité devant Dieu (si l’on croit en Dieu), une identique innocence et responsabilité morale, puis enfin une égalité de traitement devant la loi, parmi les hommes, dans la société. Il faut ajouter aussi, et je le crois profondément, que l’homme, au sens du masculin, doit également pouvoir assumer son caractère masculin, et que la femme, au sens du féminin, doit pouvoir assumer son caractère féminin, sans que cela veuille dire que nous acceptions une discrimination quant au statut, à la moralité ou au plan légal…
— Une discrimination ou une hiérarchie.
Tariq Ramadan: Ou une hiérarchie, en effet. Nous ne sommes pas sortis de ce problème. Dans les sociétés majoritairement musulmanes, on s’y noie encore, c’est le moins que l’on puisse dire. En Occident aussi, mais de façon plus subtile et cachée, semble-t-il. Le fait qu’à l’heure où nous parlons, à compétences égales, peuvent exister jusqu’à 20 % de différence de salaire entre une femme et un homme est révélateur. Nous sommes en face d’un problème qui est loin d’être résolu. J’insiste : la question doit être aussi traitée en amont du fait social.
— C’est un problème de dignité.
Edgar Morin: Permettez-moi d’inscrire tout cela dans une perspective historique. Il faut bien dire que le christianisme, autant que l’islam et le judaïsme dont il est issu, partent du même terreau préchrétien, prémusulman et peut-être préjuif, où s’affirme une domination de l’homme, comme dans toute société tribale, et une subordination de la femme, parfois même recluse dans le gynécée ou dans le harem. Prenez le christianisme, lisez notamment l’épître aux Corinthiens de Paul. Que dit-il ? Deux choses différentes. Premièrement : il n’y plus d’hommes ni de femmes, il n’y a plus de Juifs ni de Gentils, nous sommes tous identiques, tous « enfants de Dieu » ; un peu plus loin, cependant, il dit que la femme doit obéir à son mari, etc. Il y a cette dualité. Dans le fond, je pense que le Coran, qui est né sur un terreau judéo-chrétien, tribal de surcroît, a atténué le caractère de hiérarchie et de domination de l’homme sur la femme, sans le supprimer. Le christianisme, en principe égalitaire, a maintenu une subordination de la femme. Il y a encore des régions de France, au Pays basque par exemple, où les femmes ne s’assoient pas avec les hommes à l’église. Autrement dit, l’émancipation féminine est une œuvre historique très longue, encore inachevée dans nos pays – je pense notamment à la capacité à accéder à des carrières jusqu’à présent réservées aux hommes. Est-ce à dire que l’homme et la femme, c’est exactement la même chose ? Non. Il y a une hormone mâle, la testostérone, qui pousse à l’agressivité plus que chez la femme. C’est ainsi, et c’est là que le problème devient difficile et complexe. Nous avons d’ailleurs assisté en France, encore récemment, à une querelle de sourds – je veux parler de la querelle du sexe et du genre. Les biologistes, bien entendu, disent que les femmes ne sont pas des hommes ; les partisans du genre, pour qui tout est culturel, répondent que ces différences sont produites par la société. Il va de soi que les purs biologistes ne considèrent pas l’impact social et que les théoriciens du genre ne voient pas le fait évident de la différence. Cette querelle porte aussi sur les caractères cérébraux, puisque l’hémisphère gauche, celui des opérations logiques et analytiques, est en général plus développé chez les hommes que l’hémisphère droit, celui des opérations synthétiques et intuitives, plus développé chez la femme. Est-ce inné ou est-ce culturel ? En deçà de cette question, il va de soi que l’homme a tout intérêt à développer aussi son hémisphère droit, d’être plus sensible, plus intuitif, etc., de même que la femme a tout intérêt à développer des qualités analytiques.
Permettez-moi une anecdote. Lorsque, dans les années 1950, je me suis rendu pour la première fois aux États-Unis, j’étais logé chez un couple d’amis, les Plastrick. Un jour, à déjeuner, j’ai vu mon ami, lui, un homme, prendre un tablier, préparer le repas et faire la vaisselle. J’étais complètement ahuri ! Moi, je vivais dans un monde où c’était la femme qui s’occupait de ces tâches-là… Aujourd’hui, je fais moi-même des opérations domestiques ! J’ai vu, à Marrakech, des hommes maternels qui prennent leur enfant dans leurs bras. Je veux dire par là qu’il est bon pour l’homme d’acquérir des caractères féminins et, pour la femme, d’acquérir des caractères culturellement masculins – ce qui ne fera jamais d’eux des êtres tout à fait semblables car, dans la relation d’amour, il y a un peu de ce que Jung appelait l’animus et l’anima. L’animus, le principe masculin, cherche son âme, la féminité – on a besoin de la féminité –, mais pas seulement érotiquement, pas seulement physiquement ; on a besoin psychiquement de cette tendresse, de cette capacité d’amour que donne la femme. Et je pense que la femme aussi a besoin de l’animus, de cette sorte de protection, de fermeté que peut donner l’homme. Il s’agit donc d’une question complexe, mais je ne pourrais transiger sur le fait qu’elles peuvent et doivent avoir les mêmes droits civiques, sociaux et politiques que les hommes.
Tariq Ramadan: Je prolonge vos propos. Vous avez tout de suite réagi en disant : « Inscrivons tout ceci dans une perspective historique », et vous avez parfaitement raison. C’est la question légitime qu’il faut poser lorsqu’on est au cœur d’une tradition religieuse qui s’inscrit dans le temps et affirme des vérités au-delà du temps. Ainsi, dans la tradition musulmane, il y a vingt-trois années de révélation au cœur de laquelle se produit une évolution. Certains comprennent : « Après vingt-trois ans, tout s’est arrêté, les principes étaient énoncés définitivement » ; d’autres comprennent : « L’essence est dans le mouvement, certains principes sont immuables, d’autres changent et doivent garder le sens et la poursuite de l’objectif, dans le mouvement.» L’intelligence humaine doit donc se marier au mouvement historique et le prolonger.
Reste une question légitime : les monothéismes – judaïsme, christianisme ou islam – sont-ils intrinsèquement porteurs d’un message et de principes discriminatoires vis-à-vis des femmes ? Personne ne peut nier que les trois textes, lus dans leur littéralité ou même dans leur historicité restreinte, produisent des interprétations ou peuvent justifier des lectures discriminatoires.
— Cela supposerait d’avoir une bien mauvaise conception de ce qu’on appelle vraiment la tradition, à savoir une conscience historique douée de la faculté d’évoluer en fonction des paradigmes contemporains. La tradition n’est jamais un héritage statique, mais un legs vivant et qui ne peut rester vivant qu’à la lumière d’une interprétation contemporaine, de réactualisations successives…
Tariq Ramadan: Nous sommes bien d’accord sur ce point. Il faut, sur un autre plan, entendre les voix de certaines féministes qui, développant par exemple l’approche du genre, poussent la critique et affirment : « Quoi que vous fassiez de votre tradition religieuse, du simple fait qu’elle fut révélée ou inscrite dans un moment historique, elle vous liera systématiquement à une position qui, en son essence, ne peut qu’être patriarcale. » On ne peut pas négliger ces critiques, elles disent quelque chose de cohérent et posent une question fondamentale. En tant que musulman, à l’intérieur d’une tradition, j’entends ce discours et je comprends ce qu’il implique : avons-nous les moyens de lire nos textes à la lumière d’une contextualisation historique qui nous mène à une lecture critique, à dépasser les influences culturelles et à considérer les notions de dignité, d’égalité et d’autonomie ?
— Cela pose les conditions réelles d’une exégèse.
Tariq Ramadan : Exactement, mais attention ! Certains traditionalistes, des juristes, affirmeront : « Non, jamais vous ne pourrez, au nom de la finalité de la Révélation, mettre en cause ou reconsidérer l’interprétation des textes et des règles. » C’est un débat crucial, à la fois philosophico-légal, parce qu’il pose cette question, et fondamentalement religieux, puisqu’il traite de la question d’une Révélation divine dans l’Histoire humaine.
Vous avez évoqué le débat qui oppose les tenants du sexe à ceux du genre, autour de la question des manuels scolaires. On trouve des théoriciens des deux camps dans le monde entier et les confrontations sont parfois vives et passionnées. La question est complexe. Je pense en effet que nous sommes déterminés et par la biologie et par la culture et l’environnement social. Le biologique comme le culturel nous façonnent, nous orientent et nous déterminent relativement. De ce point de vue, il convient d’analyser dans les différents milieux éducatifs, sociaux, culturels et religieux le type d’usage que l’on fait des notions biologiques du sexe et des notions culturelles du genre. Il faut donc aller plus loin : le genre, en tant qu’il est perçu comme produit d’une construction culturelle, ne protège pas des relations de domination. Ce serait simpliste de le penser. Inversement, se référer à la biologie et au sexe d’un enfant ne revient pas forcément à promouvoir un lien de pouvoir ou de domination intrinsèque. Il faut donc étudier les facteurs qui permettent et justifient ce lien, et ils sont de différentes natures.
Votre réflexion, Edgar Morin, s’inscrit dans une pensée qui affirme : « Je ne me réfère pas forcément à Dieu » (vous m’aviez dit, je m’en souviens : « les monothéismes se réfèrent à Dieu »). Elle nous invite à nous poser de nouvelles questions. D’un point de vue religieux ou philosophique, au sens humaniste, que pouvons-nous apporter au débat contemporain en refusant les simplifications, en acceptant par exemple la complexité du genre et du sexe, en tenant compte de l’interprétation historique et de l’évolution vers les finalités ? Croyants ou pas, quelle contribution majeure pouvons-nous apporter à ces questions ? Quand vous dites : « Au bout du compte, le masculin a besoin du féminin et le féminin a besoin du masculin », vous affirmez, avec bon sens, qu’il faut revenir à certaines vérités simples. Un rationalisme sans âme finit par tout déconstruire, on en oublie les finalités. Comme vous le dites, tout est laminé. On déconstruit, on « sectarise », il n’y a plus de vision. Il faut penser et se penser à partir d’une conception de l’homme. Or je pense que l’homme est un être de besoin, un être qui est toujours dans le besoin de quelque chose. Besoin affectif, besoin intellectuel, besoin spirituel qui explique cette aspiration naturelle vers le divin…
Je te souhaite un joyeux anniversaire. Mes vœux de bonheur, de paix et d’amour.
Bonjour,
« La notion de complémentarité pourrait donc justifier une relation de domination et de pouvoir entre l’« homme-libre » et la « femme-soumise » »..Je souhaite simplement rebondir sur cette notion de complémentarité qui, interprétée de façon abusive, pourrait en effet être très problématique. En effet, poussée à l’extrême, cette complémentarité mal gérée donne tous les pouvoirs à l’homme qui peut être capable du meilleur comme du pire.
La multitude des affaires de meurtres de certaines femmes par leurs époux, rapportées récemment par les média de certains pays arabes me choque profondément. Et je me demande si cela n’est pas une conséquence directe de cette idée de complémentarité validée par toutes les sociétés, et particulièrement dangereuse dans les sociétés orientales où la loi ne protège aucunement les femmes, qu’elles soient musulmanes ou non.
De plus, c’est terrible d’apprendre que des juges femmes trouvent toujours aux hommes meurtriers des circonstances atténuantes, en décrétant que l’homme qui a tué son épouse a été « poussé à bout» par cette dernière. Ces crimes sont peut-être une forme de complémentarité homme/femme dans l’esprit de ces juges ?
En tout cas merci Professeur de soulever cette question à travers ce dialogue fort intéressant, extrait de votre livre « Au péril des idées» que j’ai lu avec plaisir et intérêt.
Que la paix soit sur vous.
Vos propos ne sont pas clairs monsieur Ramadan, à mon grand regret. Vous faites référence à l’islam sans citer le texte qui sert de guide à l’humanité. Il est universel. Une sourate entière est consacrée aux femmes et rien n’en est mentionné. J’ai la triste impression que pour plaire aux occidentaux, vous lissez vos propos. Or la vérité et l’unique vérité se trouve dans le texte même si celle-ci est difficile à entendre ou à accepter.