La « Grande Interview » du Matin Dimanche

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Ariane Dayer – le 19 juin 2010, 21h00
Le Matin Dimanche

Votre fille aînée, qui a 23 ans, porte-t-elle le voile?
Elle porte le foulard. C’est son engagement à elle, c’est un cheminement qui lui a été personnel. Je ne lui en ai jamais parlé.

 

Mais vous avez été fier qu’elle fasse ce choix?
Non.

 

C’est quand même une reconnaissance de ce que vous représentez?
Pas du tout. Ce que je veux représenter dans le monde musulman, ce n’est pas une façon de se vêtir. Je m’oppose aux familles qui imposent le voile, mais je m’oppose aussi aux sociétés qui imposeraient de le porter ou de ne pas le faire. Je me bats pour le droit des femmes à dire: «Je m’habille comme je veux.»

 

Se voiler n’est-il pas une manière de se couper du monde?
Ça peut l’être, ça dépend comment on le vit. J’ai une fille qui est épanouie et qui a fait anthropologie et développement, qui fait un master sur la condition des femmes, qui a voyagé dans une trentaine de pays. Ce n’est pas dans sa façon de se vêtir que je réalise qu’elle a réussi mais dans la manière dont elle construit ses convictions et son intelligence critique. C’est de cela que je pourrais être fier vraiment.

 

Si elle avait choisi la burqa, vous auriez dit: «C’est ta liberté»?
Je lui aurais dit que je ne crois pas que c’est une prescription islamique, mais, si tu penses que c’est ainsi que tu te réalises, OK.

 

Après le canton d’Argovie, la Suisse est sur le chemin d’interdire la burqa. Cela vous angoisse-t-il?
Cela m’inquiète. Le processus est le même dans beaucoup de pays européens: on instrumentalise le thème à des fins politiques. Quand on n’a pas de vision politique, on construit sur l’altérité, la différence. L’UDC fait son programme sur la stigmatisation.

 

Pourquoi ça marche?
Parce que c’est construit sur trois niveaux. D’abord, sur le plan politique: on lie l’islam à l’étranger et on joue sur l’immigration. Ensuite, on argumente sur la sécurité intérieure et on fait croire que l’islam, c’est la violence. Enfin, on se base sur le fait religieux: des gens très conservateurs et fermés utilisent l’atmosphère ambiante pour réaffirmer l’identité chrétienne.

 

Quel est votre pronostic: la Suisse va-t-elle interdire la burqa?
Je ne crois pas. C’est un jeu politique. Même en France, je pense qu’on va réfléchir. Il y a de telles tensions à l’intérieur de la droite. Il ne faut pas passer par l’interdiction mais par la pédagogie.

 

C’est-à-dire?
Celles qui portent la burqa ont un rapport à l’Occident qui est soit dans l’altérité, soit dans le conflit. Si on leur impose des interdits, ils vont soit les contourner, soit se cacher, donc on n’aura rien résolu. C’est ce que j’ai dit en France à l’Assemblée nationale: «Que voulez-vous: un coup d’éclat ou une solution?»

 

Ne pas passer par la loi mais par le dialogue, c’est un peu angélique: on se met autour d’un feu, on joue de la guitare et on est tous potes?
Non, ce n’est pas angélique. Il faut revenir aux faits. Proportionnellement au nombre de musulmans, celles qui portent le niqab ont diminué. Ils ont augmenté en chiffres absolus. Vous ne changez les mentalités que par l’accompagnement et la pédagogie, jamais par la loi. Il faut un processus d’institutionnalisation. Par exemple en facilitant la formation des imams ici. En mettant de l’argent dans des centres de formation. Les communautés musulmanes ne sont pas riches. C’est pour cela qu’elles vont souvent chercher de l’argent en Arabie saoudite ou dans les Emirats.

 

Faire de la pédagogie, ça revient à dire quoi aux musulmans?
C’est un travail sur trois niveaux. D’abord, il s’agit d’expliquer aux musulmans qu’il ne faut pas confondre les religions avec ce que les cultures d’origine ont pu en faire. Je suis d’origine égyptienne, je sais de quoi je parle: nos cultures sont souvent patriarcales et machistes.

 

Quoi d’autre?
Il faut éviter les lectures littéralistes des textes. Et puis connaître l’époque dans laquelle on est. Certains avancent qu’à l’époque du Prophète on pouvait marier des jeunes filles, oui, sauf que cela se vivait dans une culture tribale. A 14 ans, une femme ne peut pas dire si elle veut se marier ou pas, elle n’a pas son autonomie intellectuelle et sociale.

 

Dire qu’une femme peut choisir librement la burqa, c’est du faux féminisme! Elles sont conditionnées par 2000 ans de soumission…
Vous réduisez ma pensée. Sur la burqa, je pense très profondément que c’est le mauvais choix. Mais j’ai rencontré beaucoup de femmes qui me disent: «C’est mon choix, c’est mon cœur. Tu es un macho de vouloir décider pour moi.» Alors j’essaie de parler à leur intelligence, de revenir aux textes, de leur demander comment elles peuvent, dans cette tenue, revendiquer une égalité au point de vue social. Vouloir, contre leur intelligence, leur faire porter 2000 ans de discrimination ne résoudra jamais rien.

 

Certains disent que l’interdiction de la burqa peut mettre en faillite les bijoutiers de Genève?
C’est sûr que ce sera mal pris. Les princesses qui viennent en Suisse portent la burqa, mais, dessous, c’est un autre univers, une folie de bijoux et de marques. Que fera-t-on? Dans notre hypocrisie générale, va-t-on leur ouvrir les magasins la nuit comme cela se fait déjà? C’est pour cela, pour ces considérations économiques, qu’il ne m’étonnerait pas que le Conseil fédéral décide de ne pas soumettre la burqa à la votation. Les princes et les rois veulent sauver les apparences. Si on les empêche de le faire, ils iront ailleurs et la Suisse perdra de l’argent.

 

L’UDC, c’est 30% de voix. Cela veut-il dire que la Suisse est raciste?
Non, elle traverse une crise identitaire, elle a peur de ce qui l’entoure. Ma réponse de citoyen musulman, c’est de respecter cela: on n’a pas tort d’avoir peur, mais on a peut-être de mauvaises raisons. Simplement, je me lève en tant que citoyen pour dire que l’UDC est dangereuse parce que c’est un parti populiste, qui peut verser dans le propos raciste.

 

Les musulmans doivent-ils se montrer ou se cacher?
Se montrer. Et cesser d’être visibles uniquement quand on parle de minaret ou de burqa. Il faut donner son avis sur l’école, l’emploi, la politique urbaine. Il faut normaliser notre présence.

 

"Le rêve américain"

 

Vous avez donné vos premières conférences aux Etats-Unis après en avoir été banni pendant six ans. Ça vous a fait quoi?
Le sentiment que les choses s’étaient enfin clarifiées. Pendant six ans, l’administration m’avait traîné dans la boue, assimilé aux terroristes.

 

Pouvoir parler après six ans, c’est une victoire?
Non, un acte de justice. J’ai été innocenté de tout. Ma relation avec les Etats-Unis s’est faite par le mouvement noir, que j’ai connu par l’intermédiaire de mon père, qui était proche de Malcolm X. La première fois que je suis allé là-bas dans les années 90, c’est eux que j’ai voulu voir. C’est ça mon univers: les gens qui savent qu’on n’est pas exclusivement dans une relation «Aimez-vous les uns les autres». Derrière le rêve américain, il est aussi question de pouvoir, d’oppression, de 500 ans d’exploitation.

 

Quel lien avec l’islam?
Justement, il n’y en a aucun immédiatement. Je pense qu’on s’enlève les moyens de résoudre les questions sociales en les islamisant toutes. Les problèmes avec les Albanais ou les Kosovars, par exemple, ne sont pas dus au fait qu’ils sont musulmans mais qu’ils sont dans la pauvreté. C’est pareil pour les jeunes des banlieues.

 

Les douaniers américains vous embêtent-ils encore?
La première fois, ils m’ont retenu deux heures. Le New York Times était là à la sortie, au moment où je demandais: «Ça va tout le temps être comme ça?» Depuis, je sors en trois minutes. Mon entrée aux Etats-Unis devient plus rapide qu’en Suisse.

 

Pourquoi est-ce important de donner des conférences dans le pays du 11 septembre?
Ce qui se passe aux Etats-Unis est déterminant. A travers mes enseignements à Oxford, au Qatar, au Maroc ou au Japon, je tiens à établir des liens qui permettent des échanges et une compréhension du global et du local.

 

"Que pensez-vous de : "

 




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