L’éducation : le choix de la confiance

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Article publié aux Pays-Bas annonçant la remise du premier rapport sur l’éducation dans le cadre du projet « Citoyenneté, Identité et Sentiment d’appartenance », à la municipalité de Rotterdam le 17 avril 2008.Il y a une année et demie, je me suis engagé dans le projet de la municipalité de Rotterdam (Citoyenneté et Identité) car il s’agissait d’un projet-pilote qui était unique en son genre et que je n’avais pas vu réaliser ailleurs en Europe. Il s’agissait d’abord d’établir un pont entre l’université et la cité. Cela a toujours été ma conviction : il faut que les professeurs, les chercheurs, les étudiants et les intellectuels ne soient pas isolés dans une sorte de tour d’ivoire, réelle ou virtuelle, et qu’ils participent aux débats de société, qu’ils s’y engagent pleinement et soient confrontés à la vraie vie, aux questions pratiques, aux quotidiens des femmes, des hommes et des jeunes. Cela est d’autant plus nécessaire quand on aborde des questions comme celles de la citoyenneté, de la diversité culturelle et du vivre ensemble.

Mon enseignement à l’université était ainsi complété d’une immersion dans le tissu social rotterdamois et sa dynamique. Je voulais d’abord écouter et comprendre afin de me donner les moyens de dégager une vision concrète pour l’avenir : il s’agissait d’évaluer les acquis, d’identifier les zones de tension et de proposer des initiatives. Je suis arrivé aux Pays-Bas et à Rotterdam habité par les impressions et la substance des discours politiques au niveau national : après le meurtre de Theo Van Gogh, et d’autres tensions dues à l’immigration, les Pays-Bas paraissaient en crise et la société semblait douter de sa tradition libérale et de son « multiculturalisme ». J’avais rencontré la précédente ministre de l’intégration, Rita Verdonk, et d’autres politiciens de divers partis de droite et de gauche et l’approche me paraissait crispée, tendue et nourrie par la méfiance et la volonté d’appliquer des politiques d’intégration dures, de plus en plus assimilationnistes, préoccupées surtout par la sécurité.

Ma présence à Rotterdam m’a confirmé ce que j’avais pu constater dans de nombreux pays européens comme en Grande-Bretagne après les attentats du 7 juillet 2005 ou en France entre les affaires du « voile islamique » en 1989 et les émeutes des banlieues en 2005. Il y a une très grande différence entre les discours politiques nationaux (et les théories de certains intellectuels ou sociologues écoutés dans les capitales) très alarmistes et pessimistes et les pratiques concrètes que mènent les autorités locales sur le terrain. Le fossé est immense et les réalités bien moins sombres et négatives au niveau des villes et des politiques de proximité. A Rotterdam, j’ai visité d’abord une trentaine d’institutions, d’organisations et d’entreprises et j’ai discuté avec des fonctionnaires, des enseignants, des travailleurs sociaux, des militants associatifs, des parents et des jeunes. Nous avons également établi un groupe de réflexion constitué de femmes et d’hommes de terrain spécialisés dans les questions sociales et culturelles. Le premier bilan était impressionnant : Rotterdam est une ville extrêmement vivante et dynamique, avec un nombre de projets littéralement incalculable tournant autour de l’éducation, de l’inter-culturalité, de l’encadrement social et de l’accompagnement des immigrés, des parents et des jeunes. Une créativité débordante, un foisonnement de projets dont certains sont très originaux et produisent des résultats réels dont malheureusement on ne parle pas ou trop peu.

Au-delà de ce constat positif, il faut néanmoins faire un premier bilan plus critique des réalités locales : la multiplication des projets promouvant la citoyenneté active, le meilleur voisinage et l’encadrement des jeunes ne portent pas les résultats globaux escomptés car les politiques locales manquent de coordination et de synergies. Les investissements financiers et humains sont colossaux pour une myriade d’initiatives mais on ne semble pas avoir établi une vision globale, un sens des priorités, des étapes et des complémentarités. Au niveau local, je n’ai trouvé aucun responsable ni aucune institution capable de me donner un tableau clair de la nature e/ou du nombre des politiques et des initiatives locales et de leur cohérence. C’est là un déficit majeur et nous touchons ici aux difficultés et aux contradictions internes du système politique : les élus locaux sont emprisonnés dans le temps court des échéances électorales et il leur est souvent difficile de penser une politique globale à long terme. Or c’est la seule voie du succès et nous avons désormais besoin de politiciens et d’acteurs sociaux courageux qui déterminent une vision, des priorités et sont prêts à prendre des risques au-delà des calculs politiciens liés aux prochaines élections.

A Rotterdam, dans l’établissement du projet « Citoyenneté et Identité » nous avons décidé d’insister sur le « sentiment d’appartenance » (sense of belonging) et d’engager une réflexion et des initiatives dans trois domaines distincts que nous allons aborder successivement : l’éducation, le marché de l’emploi et enfin les médias. Dans le premier rapport autour de l’éducation (Education : le premier pilier, qui sera présenté au public le 17 avril), je développe une réflexion générale sur le sujet et propose un certain nombre de recommandations pratiques pour faire avancer les choses. Il faut commencer à faire une critique de nos approches, de nos discours et même de notre terminologie. Il me paraît important de sortir du cercle vicieux dans lequel nos représentations et nos discours se sont enfermés depuis quelques décennies. On ne cesse de dire et de répéter que nous avons affaire à des questions culturelles et religieuses et que les problèmes du « vivre ensemble » que quand les femmes et les hommes « issus de l’immigration » ou encore « allochtones » se seront enfin intégrés. On peine à voir que l’intégration religieuse et culturelle est déjà acquise pour de nombreux citoyens. Des centaines de milliers de femmes et d’enfants d’origine marocaine, turque, surinamaise, etc. – et dont la plupart sont musulmans – vivent aux Pays-Bas et n’ont aucun problème avec la législation du pays ni sa mémoire ni encore avec le fonctionnement des institutions du pays. Ils sont de la première, deuxième, voire même de la troisième génération, et ils sont déjà « intégrés » : continuer, pour ces citoyens, à parler d’ « intégration » revient à projeter sur eux des réalités et des craintes qu’ils ont déjà dépassées et surtout cela nourrit dans la société l’idée qu’il existe une « population différente » qui n’est pas encore des « nôtres ». Ceux qui doivent « s’intégrer » sont perçus comme des « étrangers de l’intérieur ». Cette représentation est non seulement fausse mais elle déplace la nature des problèmes. D’abord parce que l’intégration est acquise (ou en voie de l’être très largement) et que le vrai succès de l’intégration – à un moment historique précis du processus – est de cesser de parler d’intégration. Il importe aujourd’hui d’évoluer et d’élaborer une approche et un discours « post-intégration » qui reconnaisse les acquis et le statut à part entière des citoyens quelle que soit la diversité de leur origine. Paradoxalement, mais très concrètement, le sentiment d’appartenance ne peut être acquis et vécu que lorsque le discours sur « l’intégration » a effectivement cessé.

Le discours « post-intégration » doit également nous permettre de ne pas nous tromper sur le diagnostic de la majorité des problèmes auxquels nos sociétés font face. Certes, il existe des individus (et parfois de nouveaux migrants) ayant encore des problèmes d’ « intégration culturelle et/ou religieuse » mais ce à quoi font face les générations nouvelles de citoyens et de résidents n’a rien à voir avec ces difficultés : ils font surtout face à des problèmes socio-économiques qui exigent des politiques sociales adaptées. Il faut donc se mobiliser contre les vrais problèmes qui sont d’abord ceux de la scolarité, de l’exclusion sociale et économique, de la marginalisation, de la ségrégation symbolique et territoriales et enfin de la discrimination structurelle et institutionnelle (écoles, marché de l’emploi, habitations, voire medias, etc.). Il s’agit de ne plus accepter de tomber dans le piège de la « culturalisation », de ou encore de l’ « islamisation » des problèmes socio-économiques.

Le domaine de l’éducation doit ainsi nous permettre d’établir un pont entre les questions culturelles et religieuses et les réalités socio-économiques auxquelles il faut trouver des solutions. C’est la raison pour laquelle nous avons commencé par l’éducation avant de nous intéresser au marché de l’emploi. Dans l’éducation, il faut établir une vision globale des enjeux et établir des politiques multidimensionnelles. Ainsi, dans le rapport susmentionné, je commence par établir un état des lieux systématique et une liste des problèmes prioritaires rencontrés sur le terrain : le contenu de l’enseignement, le profil et la formation des enseignants, les difficultés de communication (entre les enseignants et les élèves, l’école et les parents, les parents et les enfants, etc.), le manque de relation entre les écoles et l’environnement social, le manque de modèles (role model) et de réussites (success stories), etc. C’est à cela qu’il faut faire face et à quoi il faut répondre par un engagement politique cohérent et volontaire : à l’école, dans les familles ou les communautés culturelles et religieuses, il faut travailler sur les représentations, l’amélioration de la communication et une meilleure synergie et coordination des actions de terrain. J’ai formulé un ensemble de quinze propositions concrètes et pratiques réparties dans les trois catégories précitées (que faire pour améliorer les représentations, la communication et permettre une synergie effective des actions ciblées ?)

Il n’est pas possible ici de présenter l’ensemble de l’analyse, le sens et la nature des propositions élaborées mais on peut mettre en évidence un certain nombre de mesures concrètes qui s’imposent. Il faut absolument lutter contre les ségrégations des institutions scolaires et la tendance naturelle à voir émerger des écoles publiques ou privées culturellement monocolores (écoles pour autochtones, écoles « noires », écoles religieuses , etc.) Une politique concrète de mixité sociale (sur le plan de l’habitation autant que sur les populations scolaires) est impérative. Elle ne suffit pourtant pas. Il faut également s’intéresser aux contenus des enseignements et notamment à celui de l’histoire ancienne et récente. La contribution des scientifiques et des philosophes musulmans, par exemple, au développement de l’identité européenne doit être intégrée mais également un enseignement officiel et positif sur la diversité des cultures qui enrichissent désormais la société néerlandaise. A cela s’ajoute la reconnaissance, dans l’enseignement de l’histoire contemporaine, de la participation des pères et des mères (des primo-migrants) à la construction et à la richesse économique du pays aujourd’hui. L’histoire commune enseignée doit être une histoire inclusive des faits et des mémoires. Pour ce faire, il faut aussi penser à la revalorisation du métier d’enseignant, à la formation de ces derniers et, dans chacune des écoles de la ville, à leur profil : il faut qu’elles/ils proviennent de tous les horizons culturels et religieux du pays. La diversité ne doit pas seulement être une réalité parmi les élèves mais également parmi les enseignants : cette évolution sera de nature à changer les représentations en même temps qu’elle offrira des modèles (role model) aux jeunes dans le quotidien et la proximité qui ne soient pas seulement des sportifs, des chanteurs ou des politiciens.

Je propose un certain nombre de recommandations pour améliorer la communication entre l’école, les parents, les jeunes et la cité. Les écoles, qui accueillent les élèves pendant la journée, doivent s’ouvrir aux parents et devenir des lieux de vie. On doit pouvoir y enseigner, en fin de journée ou le soir, des cours de langues et offrir diverses autres activités sociales. L’implication des pères est également impérative. Il convient d’utiliser également les secondes (ou troisième générations) pour aider les premières générations de migrants ou les nouveaux immigrés. Les compétences en matière de communication et de culture des plus jeunes générations ne sont pas assez exploitées alors qu’elles pourraient non seulement être plus valorisées par un engagement civique mais également permettre une installation et une communication plus harmonieuse entre tous les membres de la société néerlandaises et les diverses générations. Les fossés en matière de communication sont innombrables et il importe d’en faire une priorité si l’on veut lutter contre la méfiance, la suspicion, l’isolement et l’auto-ségrégation.

La liste de ces quinze mesures en matière d’éducation n’est ni exhaustive ni complètement originale : de nombreuses initiatives sont menées déjà mais elles sont malheureusement souvent isolées, peu connues, et ne participent pas d’une vision et d’un mouvement d’ensemble. Il faut donc mieux coordonner les actions et dupliquer les projets qui ont prouvé leur efficacité partout sur le terrain. Les activités éducatives et de formation doivent réinvestir la cité : il ne faut pas appeler les citoyens à « s’ouvrir » seulement mais à leur donner le goût d’apprendre et de nourrir en eux la curiosité et la créativité. Cela ne peut se faire que sur le plan local mais surtout pas de façon dispersée et chaotique.

L’exposé ne serait pas complet, au-delà des recommandations faites aux politiques, aux milieux scolaires et à l’école en général, si nous n’ajoutions pas que les citoyens membres des communautés religieuses doivent accompagner ces processus par un engagement également cohérent et effectif. Il faut engager un mouvement qui insiste sur un enseignement religieux qui intègre le néerlandais comme langue officielle et qui prenne en compte la culture et la psychologie collective du pays. Dans les mosquées, les imams doivent de plus en plus être formés aux Pays-Bas et les conseils d’administration des mosquées doivent intégrer de plus en plus de femmes et de jeunes pour évoluer dans le bon sens. La participation des parents dans les conseils d’école, la présence des pères dans l’encadrement des jeunes et la recommandation ferme à éviter l’isolement dans des écoles privées exclusivement islamiques sont des mesures concrètes que j’ai pu par exemple rappeler aux imams et aux cadres associatifs musulmans notamment dans des débats organisés à Rotterdam par l’organisation musulmane fédératrice SPIOR.

Le rapport sur l’éducation insiste sur la vision globale et les synergies de terrain pour permettre de promouvoir un réel sentiment d’appartenance chez les citoyens conscients de la richesse de leur diversité. Mais ce n’est là qu’une étape : il faut encore accompagner ce mouvement d’un réflexion concrète sur les processus de marginalisation et les discriminations, notamment sur le marché de l’emploi. Il faut aussi s’occuper de la représentation et du rôle des médias dans l’accompagnement et l’amélioration effective des dynamiques sociales et politiques. Il ne s’agit pas de chercher des coupables mais de faire un état des lieux sérieux afin de mobilier des citoyens et des partenariats et améliorer ainsi le futur de nos sociétés. C’est cet état d’esprit que, depuis cinq ans, j’appelle l’émergence du nouveau « Nous » citoyen.

1 COMMENTAIRE

  1. Salam,Paix

    Voilà la vraie contribution des musulmans: un service pour tous et dans tous les domaines sans conditinner de contre-partie.
    Il faudrait que les musulmans s’engagent dans toutes les villes européennes.
    C’est comme cela que notre reconnaissance se fera et non pas avec des écrits revendicationnistes en tout genre: livres, articles de presse communiqués,etc…
    Salam,Paix

    • Deux messages seulement pour un aussi intéressant article?

      Certes, il y a eu une interruption du forum.

      Chacun(e) serait-il désorienté(e) par la nouvelle présentation du site? Il suffit de commencer!

      Et sur le fond, un très bref commentaire: expérience à suivre absolument, probablement en effet unique en Europe..

      Pour en tirer néanmoins des idées transférables là où nous sommes, comme associatifs, comme militants, comme intellectuels, comme citoyen(ne)s, musulman(e) ou non… Pour construire ce « nouveau nous », cette société où le faire ensemble nous transformera pour forger l’avenir, dépassant les peurs et tissant les liens, différents, solidaires, enrichis de nos échanges….

      Pour ce qui est de la France une limite évidente est sans doute dans un système scolarisé très centralisé…

      Au fait, aura-t-on accès au rapport au moins en anglais?

      Merci!

      F

    • Salam,

      Face aux differents maux qui touche la communauté arabo musulmane de nos jours depuis les colonisations et jusqu’à aujourdhui voyant les differents flux migratoires qui peinent à s’assimiler ou à vivre un islam dans leur temps,je regrette aujourd’hui l’époque de l’age d’or où l’islam était synonyme de modernité. Je vis en tant que jeune parent un mélange d’angoisse de frustration sans doute à cause de mon identité « déconstruite » française d’origine marocaine marié à un allemand d’origine marocaine. Aussi ,pourriez vous M. Tarik Ramadan lors de vos débats et intervention insister peut etre sur les mots messages et comportements implicite qui induisent les parents en erreur. L’education est certes essentiel pour l’avenir de la communauté sans cesse mis à mal et je ne souhaite pas que nos enfants soient spectateur ou subissent perpetuellement une remise en question de ce qu’ils sont : Des musulmans européens.

      Ps : Serait il possible de diffuser sur le site la partie 6 de la conference qui a eu lieu à casablanca manquante.

      Salam

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