L’esprit dogmatique 4/5

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Il y a plusieurs façons de s’approprier l’universel, de s’en attribuer le monopole, puis d’établir une hiérarchie des valeurs, des civilisations et des cultures. Parfois, on l’impose sans détour à autrui, d’une façon ou d’une autre, « pour son bien », cela va sans dire. Dans l’ordre de l’universel, la plus naturelle des attitudes, sans être la moins dangereuse, consiste à réduire l’horizon des possibles à son unique point de vue : ma vérité est la vérité de tous, pour tous, et les valeurs qui en découlent sont, a fortiori, universelles. L’ordre s’impose ici par le haut, l’homme emprunte, pour lui-même et avec assurance, le point de vue de Dieu ou de l’absolu. Toutes les religions ou les spiritualités courent le risque de cette dénaturation : observer la montagne par sa cime, à partir de l’idéal, de l’universel, en niant de fait l’existence des flancs pluriels qui constituent son essence même, sa perspective humaine. En ce qui concerne l’universel construit à partir de la commune faculté de raison, le phénomène est sensiblement différent, bien qu’il produise les mêmes conséquences. En route vers le bien commun des hommes, que l’on croie ou non à l’existence d’une vérité ou d’un sens, on admet par définition l’existence d’une multiplicité de points de vue, de la nécessité des postulats, des doutes, voire des paradoxes de la raison analytique. On peut établir les principes de l’immuable et du changeant à la façon de Socrate ou d’Aristote, fixer un cadre et des hiérarchies de vérités dans la recherche de la réalité première comme al-Kindī et plus tard Ibn Sīna (Avicenne), déterminer une stricte méthode rationnelle et des maximes à la suite de Descartes, ou encore observer d’abord les vérités sensibles comme le postulaient les empiristes Berkeley et Hume… De ces mille thèses et postulats philosophiques on peut construire autant de systèmes de vérités dont la multiplicité dit de fait la relativité. Ainsi, au moment de gravir la montagne, l’on admet que celle-ci ne nous offre qu’un seul de ses flancs à observer. Le risque est alors de penser que, s’il existe bien plusieurs flancs à la montagne, une seule route mène effectivement au sommet : celle que nous empruntons. L’acceptation, en théorie, de la multitude des hypothèses de vérité ne prévient pas du risque, en pratique, de penser sa certitude et sa vérité exclusives. Ou de jeter un jugement définitif sur ceux qui auraient suivi un autre chemin : des victimes de l’« aliénation » selon les catégories de Feuerbach ou des esprits colonisés par la « mauvaise foi », voire des « lâches » ou des « salauds » selon Sartre. Puisque seuls nous parvenons à la cime, armés néanmoins de la faculté de raison commune à tous, il paraît presque logique de penser, en conséquence, que les valeurs que nous découvrons ou que nous élaborons seront naturellement celles de tous. Les termes de l’équation sont limpides : l’universel de la raison s’impose logiquement à tous les êtres de raison. Si ce n’est pas immédiatement, il faudra compter avec le temps et l’évolution historique qu’il est nécessaire de vivre pour se réaliser pleinement : c’est le sens de la théorie des trois étapes (théologie, métaphysique et positivisme) d’Auguste Comte. Pour ce dernier, d’une part il n’existe pas, au fond, plusieurs chemins mais un seul et, d’autre part, certaines civilisations sont simplement en avance sur d’autres: ce que Comte développait en philo- sophie avec le positivisme comme ultime réalisation, Fukuyama le traduit en politique en annonçant « la fin de l’Histoire » avec l’Occident en éclaireur. Il ne s’agirait donc pas d’une question de diversité, mais d’une affaire de temporalité et d’historicité: sur la même route de l’évolution linéaire et du progrès humain, certains sont plus avancés et accèdent à l’universel avant les autres, ni plus ni moins. On ne pourra pas reprocher aux partisans de cette approche de s’être approprié quoi que ce soit, d’avoir établi une propriété illégitime ou de s’offrir le monopole de l’universel : comme Rousseau, ils admettent que les fruits sont à tout le monde, que la terre et la cime n’appartiennent à personne, mais seul leur chemin mène à la terre, aux fruits, à la cime, et ils y sont parvenus les premiers…

Question de point de vue. On a souvent pensé que l’esprit religieux, ou l’être de foi et/ou de conviction affirmée, était le plus exposé à la tentation de l’appropriation de l’universel et à l’affirmation d’en posséder le monopole. Ce n’est pas faux : lorsque l’on croit en Dieu ou en une voie de vérité et d’accomplissement, la tentation de parler pour/ou à la place du Dieu auquel on croit ou au nom de la vérité spirituelle à laquelle on adhère est réelle. L’histoire des religions comme des civilisations nous le prouve suffisamment. Toutefois, on a également vu une multitude de prises de position contraires : des esprits religieux, des enseignements spirituels, tellement conscients de ce risque inquisiteur et totalitaire, qu’ils n’ont eu de cesse de mettre en évidence les valeurs de la diversité, l’écoute, le refus déterminé de la contrainte et le respect de la multiplicité des religions, des voies et des points de vue. À l’opposé, on a vu des esprits rationalistes, ou sceptiques, ou agnos- tiques, ou athées, se présenter comme ouverts et finir par penser que l’idée même de leur propre ouverture d’esprit octroyait une supériorité naturelle à leur statut et à leurs valeurs. Le culte de la raison, à la suite de la Révolution française, a aussi connu ses heures de terreur. Confondant le doute quant à soi avec l’ouverture quant aux autres, certains rationalistes ou sceptiques ont été emportés par la même tentation d’exclusivisme : non pas quant à l’universel en soi, mais dans l’idée qu’ils se faisaient de la seule route qui y mène. C’est là le paradoxe de ceux qui pensent qu’il n’y a qu’une seule façon d’avoir l’esprit ouvert.

Le point commun entre ces diverses attitudes menant à monopoliser insensiblement l’être et/ou les voies de l’universel n’est pas lié à l’objet de la quête, mais plutôt aux dispositions de l’intelligence qui s’y engage. En amont du point de vue, il y a bien l’état d’esprit : le trait commun, ici, tient à la tentation dogmatique qui colonise l’intelligence. En cela, l’esprit dogmatique n’est pas forcément un esprit religieux ou croyant, il peut tout à fait s’agir d’une intelligence très rationnelle. La caractéristique de l’esprit dogmatique est de considérer les choses sous un angle exclusif, figé, absolu : il peut se prendre pour Dieu et juger de haut et au nom de l’éternité, ou alors se penser comme le point de vue absolu (une contradiction dans les termes, dirait Bergson) et le centre unique de ce qui est vu et à voir. L’exclusif est son territoire, sa propriété, l’universel son idéal : seule sa vérité est vraie, seules ses raisons ont raison, seuls ses doutes sont certifiés. En sus, on reconnaît l’esprit dogmatique à une autre caractéristique. On aurait tort de penser que ce dernier ne conçoit qu’un seul point de vue: l’esprit dogmatique est un esprit binaire. S’il affirme que sa vérité est unique, que sa voie est exclusive, que son universel est le seul qui convienne à tous, c’est qu’il stipule, dans le même temps, que tout ce qui ne participe pas de cette vérité, de cette voie et de cet universel est au mieux dans l’altérité abso- lue et au pire dans l’erreur coupable. Il s’agit d’un raisonnement simpliste parfois étonnamment sophistiqué: ce qui est troublant, somme toute, est d’observer – au cœur de la postmodernité et de la mondialisation – la naissance de mouvements de masse, plus ou moins intellectualisés, plus ou moins émotifs, qui façonnent des esprits dogmatiques binaires de plus en plus incapables d’accéder à la complexité des points de vue, des voies et des chemins. Comme si la communication de masse, avec ses pouvoirs colossaux, sa capacité de pression psychologique et la complexité incontrôlée de sa force d’influence, avait façonné un nouvel être humain ordinaire, à l’Est comme à l’Ouest, au Nord comme au Sud. Un être humain de plus en plus universel qui partage avec ses semblables les risques de sa propre simplification: on assiste à la naissance mondialisée de l’esprit binaire, de plus en plus vide d’idées complexes et de nuances, aisément convaincu par les vérités qu’on lui répète, colonisé par des perceptions et des impressions aussi vagues dans son esprit que ses jugements sur autrui sont tranchants et définitifs.

9 Commentaires

  1. Merci Professeur Ramadan,

    Pourrait-on avoir le privilège d’avoir pour chaque type de dogmatisme le nom d’une personnalité afin de se faire une idée précise de ces dérives et de s’en méfier? Un exemple concret est toujours plus instructif qu’un exposé théorique.

    Cordialement
    Ton frère Abdelaziz.

  2. Salam aleikoum M.Ramadan,

    Merci pour cette analyse juste et ponctuée de sagesses. Dans un monde complexe, le « néo-dogmatisme » en quelque sorte nous rassure. Simplifier est un moyen pour l’homme de trouver sa place face à une diversité de plus en plus marquée. Souvent vu comme un apanage religieux, le dogmatisme est une position qui n’a pas d’idéologie mais qui simplifie à l’extrême les idéologies. Le message spirituel de l’Islam est finalement une attitude basée sur des principes clairs, mais animé d’une perpétuelle réflexion sur le monde et l’enchevêtrement de phénomènes extrêmement nombreux. « Pour ceux qui raisonnent ».

    BarakaAllahou fik monsieur Ramadan. Salam. Bonsoir.

  3. J’ai une question: …et la notion de foi, n’est-elle pas source de dogmatisme ? Je veux dire que être dans l’intime conviction, sans doute aucun, pousse forcement à éliminer toute remise en cause, non ?

    • Je me pose exactement la même question. Peut-être aurons-nous la réponse dans la dernière partie de la série.

  4. Merci Professeur. « Le monde », aujourd’hui, est très dogmatique. J’aurais souhaité que vous abordiez largement les attitudes qui poussent à ce dogmatisme. L’orgueil, l’ignorance…

  5. Salam…

    Quand et qui a dit « Je suis dans le temps ce l’eau a le sang et je suis dans le sang ce que l’air somme autant… »

    Dans tout système mesurable et vivant, la première dimension humaine atteste l’égalité des éléments. En deçà et/ou au delà d’une réalité, aucune valeur formulable et vivante ne s’élève en vérité…

    « Le point commun entre ces diverses attitudes menant à monopoliser insensiblement l’être et/ou les voies de l’universel n’est pas lié à l’objet de la quête, mais plutôt aux dispositions de l’intelligence qui s’y engage. En amont du point de vue, il y a bien l’état d’esprit : le trait commun, ici, tient à la tentation dogmatique qui colonise l’intelligence. En cela, l’esprit dogmatique n’est pas forcément un esprit religieux ou croyant, il peut tout à fait s’agir d’une intelligence très rationnelle. La caractéristique de l’esprit dogmatique est de considérer les choses sous un angle exclusif, figé, absolu : il peut se prendre pour Dieu et juger de haut et au nom de l’éternité, ou alors se penser comme le point de vue absolu (une contradiction dans les termes, dirait Bergson) et le centre unique de ce qui est vu et à voir. « (Pr T.RAMADAN)

    D’un seul et même point de vue, naturel et humain, le point commun de la vie c’est la paix et le point contraire c’est la guerre. Présenter le passé ou proposer l’avenir sous le meilleur point c’est entendre et composer le présent sous la meilleure vie vue…

    « Quand par les jours s’écrit l’instant des vies, de la lumière tout l’univers s’assemble aussi… »

    « Il y a plusieurs façons de s’approprier l’universel, de s’en attribuer le monopole, puis d’établir une hiérarchie des valeurs, des civilisations et des cultures. Parfois, on l’impose sans détour à autrui, d’une façon ou d’une autre, « pour son bien », cela va sans dire. Dans l’ordre de l’universel, la plus naturelle des attitudes, sans être la moins dangereuse, consiste à réduire l’horizon des possibles à son unique point de vue : ma vérité est la vérité de tous, pour tous, et les valeurs qui en découlent sont, a fortiori, universelles. Pr T.RAMADAN)

    Comme une bicyclette mène partout mais loin d’une devinette à deux roues, ni l’avant ni l’arrière d’un présent courageux dénaturent la manière ou la façon universelle de la valeur humaine, lutter avec l’universel n’ayant jamais été, (et ne pouvant être), en tout et en nous, ni pour soi ni contre soi…

    …KHassan…Salam…merci…

  6. La grande differance entre les athees et les personnes religieuses: les personnes religieuses croirent en Dieu sans evidence. C’est ca la foi: croire sans evidence.
    Il y en a qui rejettent meme l’evidence qui saute aux yeux, qu’on ne peut pas nier – par exemple la theorie de l’evolution. C’est ca l’ esprit dogmatique.
    Pour les athees, si on leur fournissait de l’evidence de l’existence de Dieu, ils changeraient d’avis.

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