Liberté et responsabilité 4/5

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Nous voici parvenus au troisième cercle, celui de l’individu et de son intelligence quand il s’interroge non plus sur le sens de son pouvoir dans l’absolu, comme Raphaël et Aureliano, mais sur la nature de ses responsabilités au quotidien. Les débats et les disputes sont anciens et profondément universels : toutes les traditions spirituelles, les écoles philosophiques et les religions ont fait face à ce rapport complexe et paradoxal entre la liberté et le déterminisme. Vivons-nous une illusion de liberté au cœur de la réalité inéluctable du déterminisme global ? Ou bien est-ce l’inverse ? Sommes-nous fondamentalement libres malgré toutes les apparences d’une destinée qui nous mène et nous enchaîne ? Chaque conscience est, à un moment ou à un autre, habitée par cette question : elle interroge ses choix, son rapport à son passé, à son présent et, bien sûr, à la nature de sa responsabilité au niveau existentiel et social. Qui décide ? Suis-je le seul à choisir ? Suis-je vraiment libre de décider ? Après avoir dépassé les questions de survie dont nous parlions plus haut, voilà que l’intelligence humaine accède à un autre ordre de questions, difficiles, complexes et perturbantes. D’aucuns les vivent en se satisfaisant du constat de leur liberté apparente et ressentie ; d’autres souffrent et se débattent en se heurtant à des doutes, à des événements douloureux ou à des sentiments d’enfermement et d’emprisonnement qui remettent en cause l’idée même de liberté.

On se souvient du jeune poète Rimbaud cherchant les raisons de sa malédiction dans Une saison en enfer. En quête de liberté, de paix et de silence, il se tourne vers ses origines, vers son « Mauvais sang », et constate : « Je suis de race inférieure de toute éternité. » Telle est la raison de son rejet de l’ordre, « des métiers » et de Dieu. Il n’est pas responsable de ce destin, pas plus qu’il n’a décidé – au fond – d’être un poète : hanté par son passé, il est habité par cet autre « Je » qui l’amène à assister, spectateur, à « l’éclosion de [sa] pensée ». Il n’a rien décidé, ni l’intensité de sa malédiction ni l’essence de son élection : il subit, souffre, se révolte et perd enfin courage au point de vouloir définitivement se taire. « Je suis celui qui souffre et qui s’est révolté », écrira-t-il comme pour signifier le sens de son enchaînement. Avec plus de sérénité et d’âge, le poète allemand Rainer Maria Rilke révèle le même sentiment et la même exigence au jeune poète qui lui écrit : l’écriture n’est pas un acte libre, il doit être initié et mû par une nécessité supérieure qu’on ne choisit pas. Jacques le Fataliste, le personnage de Diderot, faisait le même constat de cette illusion de la liberté : « Tout est écrit là haut. » Il se voulait serein, fataliste et raisonnable : pourquoi souffrir et pleurer de ce dont on ne décide pas ? « C’était écrit », « maktûb » selon la formule arabe si connue. Il n’y a aucune raison de souffrir ni de s’apitoyer. Tous les philosophes des Lumières, de l’Allemagne à l’Angleterre en passant par la France, ont cherché à résoudre cette équation existentielle. Le philosophe allemand Leibniz cherchera à concilier un déterminisme global (quant au principe de causalité) avec le pouvoir de l’homme d’agir en son sein. Sa pensée sera caricaturée par Voltaire dans Candide, alors qu’au fond Leibniz faisait un constat objectif et posait la question centrale de toutes les spiritualités, philosophies et religions : la détermination des choses et des événements est indiscutable comme l’est également ma liberté d’agir. Comment marier ces données objectives : où s’arrête le destin ? Où donc commence mon libre arbitre ? De quoi suis-je donc responsable ?

Il n’y a pas de responsabilité humaine sans liberté. Qui n’a pas le choix ne peut être jugé de rien, et en rien. C’est la question qui a colonisé de nombreux esprits dans les trois religions monothéistes : si Dieu sait tout et connaît le passé, le présent et le futur, Il sait donc ce qui adviendra, mes choix, ma destinée. Comment concilier cette proposition avec ma liberté et, a fortiori, ma responsabilité morale devant les hommes et devant Son jugement ? La tradition juive majoritaire, en se démarquant de la conception du péché originel, a clairement opté pour le principe du libre arbitre : l’homme est libre et responsable de ses choix. L’orthodoxie juive et les courants les plus mystiques se rejoignent sur une idée fondamentale qui fait écho aux thèses hindouistes et bouddhiques et se retrouve dans les traditions chrétiennes et musulmanes. Nous y reviendrons, mais rappelons ici les vifs débats sur la question de la grâce et du libre arbitre qui vont traverser toute la chrétienté, le catholicisme comme le protestantisme. La tentative du jésuite Luis Molina, au XVIe siècle, de concilier la thèse de la prédestination défendue par saint Augustin (qui s’était opposé au moine Pélage et à sa défense de la liberté humaine) et l’idée d’un libre arbitre effectif va soulever les foudres de l’ordre des Dominicains. Elle s’oppose aux thèses de Luther et de Calvin qui s’appuient sur ce même saint Augustin pour affirmer que la prédestination est l’essence de l’expérience de la foi. Les jansénistes, au cœur du mouvement de la Réforme catholique, veulent se réapproprier l’héritage de saint Augustin et développent une théorie de la grâce qui, de façon radicale, s’oppose aux théories du libre arbitre : seule la « grâce efficace » de Dieu peut permettre à l’être humain d’assumer son statut et son état marqués par le péché originel. Nous sommes loin des conclusions du concile de Trente (1547), des prises de position des jésuites et, de fait, de la théologie de saint Thomas d’Aquin qui ont cherché à concilier la liberté de l’homme avec le pouvoir de Dieu : par sa volonté et sa raison, l’homme, contrairement aux choses et aux animaux, a les moyens d’agir librement. C’est d’ailleurs, selon saint Thomas d’Aquin, une condition de la religion elle-même car sinon, relève-t-il dans sa Somme théologique, « les conseils, les exhortations, les préceptes, les interdictions, les récompenses et les châtiments seraient vains ». On retrouve ces mêmes débats, sans doute d’ailleurs influencés par la rencontre avec le christianisme, dans la tradition islamique. La croyance au destin (al-qadar) est un des piliers de la foi, mais les écoles de pensée vont s’opposer sur la nature et aux limites de la liberté offerte aux hommes. Les ash’arites, qui défendent l’idée de la prédestination, sont contredits par les rationalistes, mu’tazilites, qui défendent la thèse du libre arbitre. Deux écoles naîtront de ces débats : al-qadariyya qui défend cette dernière thèse et al-jabariyya qui affirme que l’homme est entièrement prédestiné du fait de l’essence même de Dieu qui sait et connaît tout des hommes et de l’avenir. Les juristes musulmans sunnites et chiites tenteront également d’opérer la conciliation entre les deux thèses à l’instar d’Ibn Taymiya qui, au XIVe siècle, distingue les ordres : Dieu est le connaisseur du Tout et de tout et Il a établi l’ordre et les lois de la nature, mais Il a donné à l’homme la liberté de faire des choix moraux, d’agir et ainsi d’influer sur sa destinée. Ce que Dieu sait, l’homme ne le sait pas et il ne doit pas chercher à passer outre les limites de sa connaissance : il doit s’assumer et agir au mieux en être libre et responsable à la lumière des prescriptions divines. Les thèses de saint Thomas d’Aquin et de l’ordre jésuite se rapprocheront, on le voit, de cette position.

Le quatrième cercle est celui du cœur et du mariage paradoxal de la nécessité et de la liberté. Devant Dieu et devant sa conscience, nous l’avons dit, l’homme n’est responsable que si sa liberté est assurée. Mais il s’agit de résoudre de potentielles contradictions et surtout de ne pas se faire d’illusions. Chaque être humain sait qu’il a les moyens rationnels d’agir librement, mais il est difficile de nier les contraintes du corps et, si l’on est croyant, les conséquences logiques de la présence et de la volonté divines. Le paradoxe est profond. Dans cette perspective, il faut noter que les traditions hindouistes et bouddhiques, certaines écoles religieuses, ainsi que des courants mystiques ou philosophiques se rejoignent en affirmant que la vraie liberté ne correspond pas à cette impression intellectuelle de surface, mais qu’elle est une réalité spirituelle à découvrir dans les profondeurs de l’être. Il faut donc opérer une conversion intérieure, entrer en soi et se libérer de l’illusion de la liberté au cœur de la prison des causalités, de l’ego, des désirs et des pulsions. Comme les lois sociales et collectives nous renvoient à la substance de la liberté individuelle, c’est ici l’immersion dans l’être – le soi – qui, au-delà du déterminisme général et des contingences de sa manifestation, va nous faire percevoir l’essence de la loi du Tout, du logos et/ou de ce qui l’anime (au sens de lui donner une âme). Cette initiation à la plénitude de l’être dans le dépassement de soi, de l’ego et de la prison des désirs est une libération, un accès intime à la liberté au cœur du Tout ou dans la proximité de Dieu. Une liberté exigeante, de soi à soi, au-delà de soi : une extinction du moi pour vivre une plénitude sans attaches. Le personnage d’Hamlet, emprisonné dans l’intelligence et les mots, pensait que la seule échappatoire, que la seule vraie extinction de soi et de la souffrance devait être la mort : les traditions susmentionnées disent le contraire en appelant à accéder à la vraie vie, au-delà du paradoxe de la disparition du moi. Il s’agit d’entrer en soi de façon si profonde que, comme le dit la tradition juive, la volonté de Dieu (ou l’ordre cosmique) devient la sienne propre, qu’elles se marient, fusionnent et ne fassent qu’une. Le christianisme développe ce même exercice de la fusion par l’amour de Dieu. Les traditions islamiques évoquent cette proximité dans l’amour et l’exigence qui atteint son paroxysme quand l’oreille entend, l’œil voit, la main tient et le pied chemine dans et par la lumière de Sa présence. Le philosophe Bergson proposait une mystique de la connaissance qui se rapprochait de cette expérience : par l’intuition, il est possible d’accéder à l’idée du temps, d’un temps non intellectualisé, non spatialisé, du mouvant qui est l’essence des êtres et de la vie : le tabernacle de la liberté. Le philosophe, comme l’artiste, sait, sent, pénètre et ainsi, au-delà de son individuation, il peut participer à l’âme du Tout. Par des voies différentes, en espérant des finalités distinctes, les spiritualités, les religions et les mystiques offrent ici le sens d’une même expérience : on a ainsi accès à la liberté intérieure, à la liberté de l’être, non pas en se laissant aller (ou en faisant ce qu’apparemment l’on veut), mais au contraire à l’issue d’un travail exigeant d’introspection, de maîtrise de soi qui ne cesse de questionner les sources du vouloir, les finalités du pouvoir et l’essence de la liberté.

4 Commentaires

  1. LE REPROCHE

    Dans « volonté », dans « comprendre »
    Il y a cette bonté : c’est « reprendre »
    Où recommencer n’est que fendre
    Ces oublis par la science. Tendre…

    Vers l’infini, ce chemin
    Où le début n’est pas maints
    Le début c’est la fin…

    Moïse, ce savant n’avait pas atteint
    Allant vers le « Vert », le feu s’éteint
    Et, auprès d’Adam, il se plaint ?
    Il reproche à Ce père le destin !?

    Temir CHAH

  2. LE REPROCHE

    Dans « volonté », dans « comprendre »
    Il y a cette bonté : c’est « reprendre »
    Où recommencer n’est que fendre
    Ces oublis par la science. Tendre…

    Vers l’infini, ce chemin
    Où le début n’est pas maints
    Le début c’est la fin…

    Moïse, ce savant n’avait pas atteint
    Allant vers le « Vert », le feu s’éteint
    Et, auprès d’Adam, il se plaint ?
    Il reproche à Ce père le destin !?

    Temir CHAH

  3. Votre conclusion invite à l’introspection. J’ajouterai l’expérience à l’introspection pour prendre conscience de notre pouvoir de changer en partie et dans le temps ce qui nous détermine aujourd’hui et semble échapper à notre libre-arbitre et notre volonté.

    On peut s’interroger sur ce qui détermine notre pensée et influence l’évolution de notre corps car dieu (ou la génétique) n’est qu’un facteur déterminant et l’environnement auquel on est exposé au cours de sa vie et de son histoire façonne beaucoup notre corps et notre pensée. Dans quelle mesure peut-on évoluer librement et par notre volonté? Si une partie en nous est déterminée et une autre libre, est-ce ces parties sont immuables et dans quelle mesure et dans quelle proportion peut-on changer ce qui semble déterminé en nous et semble échapper à notre libre-arbitre et notre volonté?

    Il semble évident qu’on ne peut pas changer tout ce qui nous détermine, et que nous avons des limites. Et pourtant grâce à l’éducation (pour la pensée) et l’entrainement (pour le corps), on peut changer notre pensée et notre corps dans cette partie qui semblait déterminée et inéluctable lors d’une introspection passée. On peut s’éduquer et s’entraîner à tout âge de la vie (« car il n’est trop tôt ou trop tard pour travailler à la santé de l’âme » comme l’écrit Épicure dans sa lettre à Ménécée »).

    Et à ceux qui espéreraient le pouvoir total sur les êtres en les rééduquant et les modelant complètement à leur image ou selon leur objectif, il ne faut pas non plus avoir l’illusion qu’on peut tout changer. Il y a des limites à cette transformation dont on peut être le sujet et l’acteur.

    J’observe pourtant souvent des hommes qui n’estiment pas correctement leur propre capacité à changer eux-même et n’estiment pas non plus la capacité des autres à changer.

    La liberté et notre capacité de changer par notre volonté s’acquière au prix de cette introspection que vous mentionnez dans votre conclusion mais aussi de l’expérience de notre capacité à changer dans la durée.

    L’introspection et l’expérience personnelle du changement par la volonté peuvent nous amener à prendre conscience de ce qui nous détermine inéluctablement et de ce qui reste à la merci de notre liberté et de notre volonté.

    Respecter et aimer notre vie, c’est à la fois prendre conscience et accepter les limites de notre liberté et de ce qui nous détermine. Souhaiter la mort comme Hamlet lorsque la vie ne correspond pas à l’idée qu’on s’en fait et qu’on souffre de ce qui est et qu’on ne peut pas changer est une maladie de l’esprit qui mène à la tristesse ou à la mort comme une maladie du corps mènerait à l’affaiblissement ou la mort. Je crois que la guérison est possible et à une vie sage et heureuse, quelle qu’elle soit.

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