Pouvoir, vouloir 2/5

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Il faut nous mettre en route sur le chemin sinueux de la liberté qui commence à la périphérie de l’expérience sociale et nous amène insensiblement à l’intérieur, dans l’intimité de l’être. Le romancier français Honoré de Balzac a établi une théorie de la description tout à fait originale. Il tournait autour de ses personnages, décrivait leur ville, leur voisinage, puis leur demeure, leur chambre et enfin, focalisant de plus en plus l’objectif, leurs vêtements, leur physique, leurs mains, leurs yeux, leurs rides et les détails les plus minutieux de leur visage. Cette « description circulaire » ne devait rien au hasard et était fondée sur une philosophie fondamentale : les éléments extérieurs, que l’on choisit ou pas (sa ville, l’agencement de sa chambre, l’expression des mains, etc.), disent quelque chose de soi, de son être intérieur, de sa psychologie et nous façonnent forcément. Ils participent de l’être et de l’identité de la personne. Une réflexion sur la liberté nous révèle quelque chose de similaire : c’est en commençant à la périphérie, par ce qui nous détermine de l’extérieur, que l’on comprend mieux, et de façon plus profonde, le sens et les conditions de la liberté intérieure, en soi et pour soi. La liberté, avec ses multiples dimensions et ses paradoxes, nous invite à une étude circulaire, large, puis de plus en plus rapprochée, afin de mieux analyser ses conditions et ses manifestations potentielles et de savoir, surtout, distinguer entre les réalités et les illusions.

Dans le roman philosophique et fantastique du même auteur, La Peau de chagrin, le jeune Raphaël vit une expérience troublante et révélatrice. Issu d’une famille ruinée, écrasé sous l’autorité d’un père despotique, il ne cesse d’étudier en espérant avoir accès à la liberté sociale. Ambitieux, avide de gravir les échelons de la réussite, il rencontre la riche Feodora – la fée dorée – qui va très vite envahir tout son être : elle représente à la fois l’ascension qui le déterminait avant et l’amour qui l’enchaîne désormais. Le pacte est faustien : la possession n’est pas loin. Perdu, détruit, il songe au suicide quand il rencontre alors un vieil antiquaire qui lui présente un talisman : il lui révèle le secret de la vie. Le talisman, une peau de chagrin, lui permettra d’exaucer ses désirs, mais sa taille se réduira avec la réalisation de chacun : la puissance de cette liberté apparente l’enchaîne et le mène insensiblement à la mort. Le vieil antiquaire lui murmure que le secret de la liberté et du bonheur réside dans la maîtrise de soi et dans le mariage du savoir, du vouloir et du pouvoir. Il faut choisir, même, et surtout, lorsqu’il s’agit de faire face à ce qui semble s’imposer à nous : les conditions objectives de la vie, les aspirations, voire les élans du cœur, etc. Le destin de Raphaël pose la première question majeure quant à la liberté : avant même de savoir ce que je veux, il importe de me demander de là où je suis, dans les conditions objectives de la vie – ce que je peux. C’est cette même interrogation qui, deux siècles plus tard et sur un tout autre continent, traverse l’épopée familiale des Buendía dans le roman Cent Ans de solitude de Gabriel García Márquez : six générations de vies et de répétitions cycliques et de retours invariables du même personnage toujours différent. Livré comme Raphaël à sa solitude, Aureliano comprend enfin que la prédiction des parchemins de Melquiades se réalise avec lui. Il n’avait pu que ce qui devait être.

Le mythe du « bon sauvage », à l’image des histoires de Hayy ou de Robinson, voulait représenter l’homme hors de toute détermination sociale et poser la question première : que peut donc l’individu dans de telles conditions ? Les déterminations étaient déjà nombreuses : les besoins du corps, les instincts et les désirs et, de surcroît, les limites de l’intelligence et de la compréhension. Si Rousseau pensait que l’être humain n’était pas forcément déterminé à devenir un animal social, l’intuition de la plupart des philosophes et romanciers était différente : l’expérience solitaire de Hayy ou de Robinson n’avait de raison d’être que parce qu’elle permettait une étude extrapolée de ce qui en faisait des êtres naturellement et éminemment sociaux. Ce que révélait cette projection imaginaire de l’individu livré solitairement à la nature, c’était la somme des conditions nécessaires à sa réalisation en tant qu’humain. En deçà même de sa capacité à reconstruire rationnellement l’édifice de la vérité, il est donc bien question de déterminer les a priori de son humanité en fixant la somme de ses besoins et en établissant le total de ses capacités. On peut certes décider de maîtriser son vouloir, comme le suggère l’antiquaire à Raphaël, en entretenant un minimum de vouloir (et ainsi trouver la paix), mais s’il s’agit d’être mû par un vouloir que n’accompagne aucun pouvoir, alors il faudra vivre avec une souffrance perpétuelle, presque inhumaine. C’est ce qu’affirment les enseignements bouddhiques en codifiant les étapes de la possible libération des cycles de souffrance. Au demeurant, on veut toujours plus que ce que l’on peut et il importe donc, d’abord, de déterminer les conditions de notre pouvoir afin de questionner, ensuite, la source et l’essence de notre vouloir.

7 Commentaires

  1. Texte plein de sagesse, réunissant tous les ingrédients pour une vie harmonieusement menée, mais malheureusement il ne propose pas de menu.

  2. Cher Professeur,
    J’ai lu avec beaucoup d’intérêt votre article ci-dessus. Vous concluez en hiérarchisant, de façon générale, les notions de vouloir et de pouvoir : il s’agirait d’abord de bien cerner notre pouvoir avant de s’aventurer à questionner notre véritable vouloir. Et tout cela à la lumière du « total de ses capacités ». Il va sans dire qu’une telle démarche requiert de la lucidité, une certaine sagesse et une bonne dose d’humilité. C’est peut-être cette relation complexe qui existe entre ces trois paramètres (intelligence,vouloir et pouvoir) qui a conduit Boileau à affirmer : « Qui vit content de peu possède toutes choses ». Merci à vous pour ces beaux moments de réflexion et d’apprentissage que vous continuez à nous offrir si généreusement.

  3. Excellente analyse, notamment avec le souvenir de la lecture de la Peau de chagrin. On aurait pu citer aussi l’Alchimiste de Coelho.
    Pour regarder avec un autre angle, en France, la liberté de l’individu se réduit petit à petit, comme dans le roman de Balzac, à une peau de chagrin sauf que l’individu n’a pas besoin de déterminer le pouvoir et le vouloir (ce n’est plus une affaire personnelle) car c’est le gouvernement français qui s’en charge lui-même. Notre liberté se restreint sans faire de bruit et sans agiter les foules. Dernière en date, le décret du 24 décembre 2014 permettant aux agents de l’État de surveiller le Net français sans aucun contrôle démocratique (référence article du Point : http://www.lepoint.fr/chroniqueurs-du-point/guerric-poncet/le-cadeau-de-noel-du-gouvernement-aux-internautes-la-surveillance-26-12-2014-1892495_506.php). Le motif avancé pour mettre ce genre de procédure en place : le terrorisme. Cette décision très discrète n’en est pas moins glaçante surtout si ce genre d’outil devait tomber entre des mains extrêmes. Que resterait-il de notre liberté ? Comme Raphaël, nous voudrions arrêter ce grignotage de la liberté individuelle mais de là où nous sommes que pouvons nous réellement faire ? … Effrayant !

  4. Bonjour;
    Je rectifie une erreur qui s’est glissée dans mon précédent message. En effet, la citation exacte de Boileau est la suivante :  » Qui vit content de rien possède toutes choses ».

  5. VOULOIR ET POUVOIR

    Dans vouloir il y a « vérité » en liberté
    Dans pouvoir il y a « paix » à volonté
    Mais…
    Ce vouloir est pillé peu à peu
    Ce vouloir se cache dans chaque isoloir
    Ce vouloir qu’on nous vole, on l’a donné

    Dans vouloir il y a « vérité » en liberté
    Dans pouvoir il y a « paix » à volonté
    Mais…
    Ce pouvoir aveuglé peu à peu
    Ce pouvoir se montre, il devient illusoire
    Ce pouvoir qu’on fait voir est donc limité

    Temir CHAH

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