Un étrange renversement de situation

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Irak, dix ans plus tardIl y a plus de 10 ans, tout a commencé par le mensonge et le cynisme. Le président George W. Bush avait envoyé son Secrétaire d’Etat Colin Powell mentir aux Nations Unies et au monde : Saddam Hussein, l’ancien allié, possédait des armes de destruction massive et entretenait des relations avec le réseau d’al-Qaïda désormais installé en Irak. Il fallait intervenir. Contre l’avis des enquêteurs des Nations Unies sur les armes de destruction massive, dont Hans Blix, contre l’avis des institutions internationales, les États-Unis ont lancé une guerre avec leur allié britannique qui a provoqué la mort de centaines de milliers de personnes. On avait promis la liberté aux Irakiens, ils ont vécu l’horreur, la désolation et la mort. Saddam Hussein était bien un dictateur sanguinaire et un monstre mais – allié comme ennemi – il aura surtout servi à réaliser les cyniques desseins d’une administration américaine sans état d’âme.

Dix ans plus tard, le nombre de morts s’alourdit tous les jours au gré d’une effrayante normalisation de l’horreur. En termes politiques, l’opération s’apparente à un échec, à un désastre. Les divisions se sont approfondies entre les différentes traditions et sectes religieuses. Sunnites et chiites se méfient les uns des autres et s’entretuent quotidiennement; le système politique, basé sur les appartenances religieuses et les équilibres ethniques, est artificiel et très fragile. Une élite politique et une caste d’entrepreneurs et de financiers se protège, au sens propre comme au sens figuré, des péripéties politiques dans une aire sécurisée de Bagdad : ils protègent leur vie et continuent d’en retirer des bénéfices énormes grâce aux transactions commerciales relatives, notamment, aux ressources pétrolières irakiennes. Le bilan politique et humain est un désastre et pourtant les bénéfices géostratégiques et économiques sont immenses. L’allié israélien fut l’un des soutiens les plus déterminés à l’élimination de Saddam Hussein, à l’affaiblissement de « son pouvoir de nuisance régional » ainsi qu’au maintien du pays sous contrôle. L’opération en ce sens est une réussite. C’est encore davantage le cas en termes de bénéfices économiques : les ressources pétrolières sont sécurisées et les contrats ont assuré un accès direct à la production irakienne de pétrole et aux chantiers de reconstruction. Les armées américaines et britanniques ont quitté l’Irak de la guerre et de la violence meurtrière; leurs entreprises et leurs entrepreneurs sont restés pour tirer profit de l’Irak du pétrole et des affaires. Un contrôle économique renforcé derrière la fragilisation politique et des semblants de progrès démocratiques.

En 2003, le Président Bush avait promis de libérer l’Irak avant de démocratiser le Moyen-Orient. Le monde l’a entendu, le monde a souri : il s’agissait de George W. Bush dont l’intelligence paraissait inversement proportionnelle à sa capacité de mentir. Il semble néanmoins qu’il décrivait bien une vision, une stratégie de l’administration américaine, qui a bien commencé avec l’Irak et dont le scénario se réalise et se confirme dans plusieurs pays de la région. Dans les faits, il s’agit de sécuriser, de se réapproprier et de s’assurer des gains géostratégiques et économiques en soutenant directement ou indirectement les processus de démocratisation politique au Moyen-Orient.

En analysant la situation en Lybie, on ne peut qu’être frappé par certaines similitudes. L’intervention française, américaine, britannique et qatari, avec les forces l’OTAN, a éliminé le tyran Kadhafi (qui avait pourtant été réinvité, comme un partenaire désormais respectable, au sein de la communauté internationale deux ans auparavant). La résolution des Nations Unies sur la fermeture de l’espace aérien a été instrumentalisée et l’intervention armée a permis de faire d’une pierre deux coups : contrôler le pays et empêcher une mainmise chinoise et russe sur les ressources pétrolières. La situation politique est loin d’être stable, la violence est quotidienne, les clans et les tribus s’entretuent, la démocratie réelle semble une vue de l’esprit. Il reste néanmoins que les ressources pétrolières libyennes sont bien sous contrôle, que les multinationales travaillent librement et que les contrats se sont multipliés : du commerce des ressources minières à la reconstruction du pays…. Le pays est politiquement et humainement dévasté alors qu’économiquement il reste une source de profit inestimable. Sans oublier l’accès possible aux ressources minières potentielles en Mauritanie voisine, au Nord du Mali et au Niger.

Chaque pays a son histoire et sa dynamique et il faut rester prudent quant aux comparaisons trop hâtives. On ne saurait pourtant rester aveugle aux forces de la nouvelle mise sous tutelle du Moyen Orient. La lutte que se livrent les États-Unis et les nouveaux acteurs – comme les pays du BRIC (Brésil, Russie, Inde et Chine), sans oublier la Turquie, voire même l’Afrique du Sud – n’a que faire des régimes et de leur démocratisation. Le réveil arabe n’a pas été, dans les faits, un réveil de la conscience des grandes puissances quant à la liberté et à la dignité des peuples et des nations du Sud. Le combat est économique et géostratégique. La Tunisie et l’Egypte ont vécu deux années de transition difficile : les peuples se sont soulevés et ont fait tomber les dictateurs. Deux ans plus tard, les deux pays voient le processus démocratique ébranlé : les divisions, les tensions et la violence menacent de mettre à mal les acquis. Des forces intérieures et étrangères jouent à déstabiliser les deux pays (sans négliger le jeu trouble de l’armée en Égypte). La situation est alarmante. Sur le plan économique, les dirigeants islamistes n’ont pas d’autre choix, pour devenir politiquement reconnus et respectables (autant que pour mener à bien les réformes urgentes), que d’accepter les politiques économiques imposées par le FMI et la Banque Mondiale. Les deux économies sont sinistrées et aucune force politique ne peut, seule et en l’état, proposer une alternative politique ou un repositionnement stratégique. Au cœur des troubles et des tensions politiques perpétuelles, les islamistes au pouvoir en Tunisie, en Égypte comme au Maroc se voient obligés de devenir les partenaires dociles de grandes puissances qui hier soutenaient les dictateurs qui les réprimaient. Étrange retournement de l’Histoire. Le Moyen Orient ne doit pas se lire et se comprendre à la lumière des appartenances idéologiques, au demeurant très malléables, mais bien plutôt au pragmatisme des acteurs qui peut être parfois l’autre nom de la compromission.

Le Moyen Orient est fragilisé et instable. Tout est possible et il est devenu encore davantage l’objet d’appétits insatiables. C’est à la lumière de ces luttes d’influence et de ce cynisme qu’il faut, à notre sens, comprendre la passivité des grandes puissances face aux horreurs quotidiennes en Syrie. L’instabilité régionale, la division entretenue et nourrie entre les sunnites et les chiites, l’isolement de l’Iran, les tensions au Liban et l’engagement partisan des pays pétroliers, comme le Qatar et l’Arabie Saoudite, est apparemment un désastre et un objet de dépit. Apparemment. L’Histoire nous a appris que le cynisme politique n’a point de limite. Le « conflit de basse intensité » syrien peut bien être humainement une horreur, il apparaît géostratégiquement comme « profitable ». Le Moyen-Orient politique se perd au gré de ses divisions et perd encore davantage son potentiel d’autonomie économique démantelé par ses prédateurs. Pour un temps, les grandes puissances, autant qu’Israël, n’ont point à craindre la volonté et l’espérance des peuples : la conscience de ces derniers s’est certes réveillée mais leur marche vers la libération a été muselée. L’Histoire n’est point finie, pourtant on ferait bien de méditer les péripéties irakiennes si l’on veut espérer voir un jour un Moyen Orient libre et libéré.

Dix ans est une séquence très courte de l’histoire des Hommes même celle-ci s’accélère et est pleine d’enseignements. La libération future des peuples se mesurera aussi à leur capacité à penser et dépasser les aliénations et les emprisonnements du passé. Il n’existe point de liberté sans mémoire, il ne peut y avoir de libération sans penser son Histoire. Le Moyen Orient ne fera pas exception.

1 COMMENTAIRE

  1. Merci Tariq pour cette analyse. Une petite remarque : a un moment donné, vous faites allusion au manque d’alternative sur le plan économique pour tous ces gouvernements fraîchement élus. Moi je parlerais plus d’un manque criant de volonté politique au MENA pour sortir du carcan des politiques néolibérales imposées par la BM et le FMI. En Amérique latine, on a vu des pays au bord du gouffre économique, avec presque aucun accès au crédit sur les marchés internationaux. Et malgré cela, on a vu l’emergence d’une nouvelle classe politique qui a dit stop au diktat des institutions financières internationales (Equateur et Argentine entre autres). A noter que ces pays se trouvaient dans une situation bien plus critique que celle des pays en période de transition actuellement.

    Au delà des problématiques purement politiques qui se posent, je crois qu’économiquement nos pays du monde arabe ne se relèveront jamais tant que l’on assiste pas à une réélle rupture, et que l’on voye l’arrivée au pouvoir de dirigeants prônant des politiques permettant à chaque pays de recouvrir son indépendance économique.

    • Il faut arrêter de regarder les autres comme source des problèmes de ces pays et rejeter la faute sur les institutions internationales etc…
      Si seulement les classes politiques étaient moins corrompues, que les dirigeants avaient un peu de considération pour leur peuple, un début de respect pour leurs administrés, une vraie vision pour l’avenir de leur pays.

      Ce qui manque c’est de la probité, de l’éthique, du respect.
      Et on ne changera pas collectivement tant que chacun d’entre nous ne changera individuellement. Le changement est en chacun de nous.

      Arrêtons d’accepter l’inacceptable, de fermer les yeux lorsque ça nous arrange et de rejeter constamment la faute sur les autres. L’Occident s’est affranchi de bon nombre de ses maux dans la douleur, bien sur certains interets et comportements neiges du passé demeurent mais il faut faire confiance aux peuples.

  2. « il n’existe point de liberté sans mémoire ».

    Et il n’existe pas de libération contre le colonialisme sauvage et destructeur sans l’élimination physique de celui-ci. Les mots et la dialectique ne restent que les support spirituels et intellectuels, les actes eux sont libérateurs.

  3. Qui êtes vous vraiment Mr Ramadan???? Vous êtes un « imam » très intriguant! Vous décrivez la situation des pays arabes, autrefois souverains et respectables, comme étant devenus des « enfers » mais vous étiez un des premiers à soutenir l’intervention en Lybie! Voilà que vous décrivez maintenant que la Lybie est « humainement et politiquement dévasté (…).. La Tunisie aussi était dans votre colimateur mais le Maroc pays complétement corrompu non ! bizarement vous y touchez pas.
    Vous critiquez bon nombres de pays et une fois ces pays dévastés vos discours changent!
    Il est vrai qu’au Qatar c’est super démocratique.

  4. Salam Mr Ramadan!

    Je fais souvent cette analyse suivante: la degradation des valeurs islamiques est causee par les musulmans eux-memes. Certes, nous avons face a nous des adversaires puissants, dotes de toutes les technologies possibles pour venir a bout de toutes menaces , de quelques civilisations qu’elles soient, aux interets materialistes. En verite, notre bien-aime Prophete MOHAMED -psl- nous a designe deux aspects importants a observer en tout temps et en tout endroit: le Noble Coran et sa Sounna. Mais les Musulmans d’aujourd’hui font majoritairement fi de ces saintes recommandations, a tel point que meme les non-musulmans qui s’interessent a l’Islam, deviennent plus savants et reussissent mieux leurs projets personnels et/ou collectifs. Pire, nos coreligionnaires s’adonnent a des pratiques anti-religieuses, allant jusqu’a legitimer les interdits tout en bravant les actes licites.

    Nous, musulmans conscients de la situation catastrophique, mais surtout plein d’espoir quant a un retournement de la situation en faveur des croyants-pratiquants (a l’exception des hypocrites et pervers immoraux) devront reprendre le flambeau de l’excellence islamique, que nous ont legue le Prophete et ses Compagnons.

    Personnellement, je m’efforce spirituellement et moralement, contre vents et marees, face a la corruption, aux interets usuraires des prets bancaires, detournements de fonds et autres enrichissements illicites qui minent le developpemnt de nos pays Africains afin d’assurer un meilleur present et avenir du monde entier. Dans l’optique de changer la donne au sein de ma communaute, je suis convaincu que tout musulman sincere doit faire de son mieux en fonction de son niveau de responsabilite (chef de famille, chef de quartier, chef de village, maire, imam, chef de service, directeur general, ministre, depute, Chef d’Etat etc) car ces sacrifices valent la peine de faire triompher la Verite Divine.

  5. Il y a plus de 10 ans c’était l’Irak ,l’armée américaine a envahi ce pays parceque Israel a décidé le gouvernement Américan a présenté un rapport rempli de mensenges et des traitres Irakiens ont vendus leur pays pour des dollars…Apparament ce scénario a couté assez cher aux états unis d’Amérique : d’abord des années d’embargo pour affaiblir l’Irak , ensuite faire gober au monde entier l’histoire des armes de destruction massive ,chose qui a salie l’image de l’amérique… L’Amérique ne veut plus perdre du temps ne veut plus s’engager militairement dans les pays Arabes et veut bien sur aider Israel à réaliser le grand rève ,et avoir la main mises sur toutes les ressources petrolières et autres du monde Arabe. L’Amérique est servie sur un plateau d’argent….Le printemps des pays Arabes, les frères musulmants qui arrivent au pouvoir mais sans programme, le cao , déchérures entre les classes sociales, les gents s’entretuent…et d’ici 2014 les pays arabes retoutneront a l’age de pierre et qui viendra en sauveur Les états unis et ses aliés biensur.

  6. Salam. le cas de la Syrie est profondément choquant et lâche de la part de l’Occident. On parle aujourd’hui de plus de soixante dix mille morts en Syrie et pourtant il n’aura fallu que quelques centaines en Libye pour agir. Merci M. Ramadan de continuer à éveiller les consciences. Peut être qu’un jour les pays musulmans comprendront.

  7. Votre courage est à saluer sur votre critique de George Bush, en revanche votre silence sur Tony Blair, au moins aussi responsable que le président américain en plus cynique, ne peut se comprendre. Ayez une condamnation franche et claire en mettant les deux hommes sur un pied d’égalité.

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