Les musulmans « culturels », les réformistes, les littéralistes, etc.

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La plupart des Européens musulmans ne sont pas des pratiquants réguliers et n’éprouvent pas de problèmes « religieux » particuliers dans leur vie quotidienne. Beaucoup se disent croyants, ne boivent pas d’alcool, ne mangent pas de porc, font le Ramadan, par foi ou comme une tradition familiale (et/ou culturelle), mais ils n’ont pas de pratiques régulières et ne fréquentent que rarement les mosquées. D’autres se disent également croyants mais ne respectent pas les obligations et les interdits de la religion, ils peuvent boire de l’alcool et vivre sans sensibilité religieuse particulière (si ce n’est, encore une fois, pendant le Ramadan ou même en réaction ponctuelle à ce qu’ils peuvent ressentir comme des attaques et des agressions dans les medias ou par certains partis politiques). D’autres enfin, une petite minorité, se définissent comme des musulmans athées, agnostiques ou seulement « culturels » (voire se présentent même comme des « ex-musulmans ») et n’ont ni ne revendiquent aucune sensibilité religieuse à proprement parler. Ces trois catégories, il faut se le rappeler (et notamment les deux premières) représentent la majorité (de 75 à 80 % selon les origines et les lieux) de ce que l’on définit et dénombre comme « musulmans » dans les sociétés occidentales. Ces femmes et ces hommes n’ont aucun problème « religieux » avec l’Europe : hormis leur teint de peau, leur origine et leur nom, ils n’ont aucune « visibilité religieuse » (ni aucune revendication) hormis celle que la société alentour leur fait porter, à leur insu, par assimilation ou par projection. S’ils s’engagent dans la société ou en politique, qu’ils le veuillent ou non, ils restent perçus comme « musulmans », même s’ils ne l’affichent pas et n’ont aucune envie d’être définis comme tels.

Dans les 20-25 % de musulmans restants (couvrant celles et ceux qui sont plus régulièrement pratiquants, vont à la mosquée, prient quotidiennement ou une fois par semaine, jeûnent et peuvent parfois s’engager dans des organisations islamiques), le courant réformiste est nettement majoritaire dès les secondes générations. Certains peuvent bien encore tenir des propos traditionalistes, il n’en demeure pas moins que, dans la pratique, la plupart des ‘ulamâ, des leaders et des musulmans ordinaires admettent explicitement, ou en silence, qu’il faut prendre en compte le nouveau contexte européen et réfléchir à des solutions adéquates pour faire face aux nouveaux défis. Il s’agit, pour ces croyants et ces pratiquants, de trouver le moyen d’être fidèles aux principes islamiques tout en faisant face aux réalités mouvantes et nouvelles des sociétés occidentales. Il s’agit ici de revenir aux sources scripturaires, de faire la critique des lectures littéralistes qui agissent par réduction, ou des lectures « culturelles » qui opèrent par projection, et de s’engager dans de nouvelles interprétations à la lumière du contexte nouveau. Certes les principes fondamentaux (‘aqîda) et les pratiques rituelles (‘ibadât) ne changent pas mais il importe de s’engager dans des lectures et des raisonnements critiques (ijtihâd) pour trouver les voies d’une fidélité qui ne soit pas aveugle aux évolutions du temps ni à la diversité des sociétés. Pour les réformistes, la fidélité à la pratique, aux prescriptions et aux interdits est fondamentale, mais il n’existe pas de fidélité sans évolution[1].

Depuis près de vingt-cinq ans, je participe à ce courant qui constitue le courant dominant parmi les musulmans qui revendiquent une appartenance et une sensibilité religieuses associées à une pratique régulière. L’interprétation des Textes, la compréhension du contexte occidental, les discours, les positionnements par rapport aux débats religieux, culturels et de société ont évolué de façon phénoménale sur le temps d’une génération. Les ‘ulamâ et leurs conseils, les intellectuels, les leaders associatifs et jusqu’aux musulmans ordinaires ont opéré une véritable révolution intellectuelle : on ne s’en rend pas toujours compte en Europe, car le temps long du changement de mentalités est invisible au temps immédiat de la couverture médiatique (ou au temps court des enjeux politiques), et pourtant les avancées sont réelles et très positives. Les acquis, comme nous le verrons, sont très importants et porteurs de grandes espérances, même si le processus doit se poursuivre encore pour aller au-delà d’une pensée réformiste se contentant de s’adapter à l’air du temps (mais qui reste incapable de devenir une force de transformation et de contribution à la réflexion intellectuelle, scientifique et éthique dont notre monde a besoin). C’est d’ailleurs en ce sens que j’appelle à une « réforme radicale », plus profonde encore, car elle nous impose de reconsidérer les sources mêmes des fondements du droit et de la jurisprudence islamique (usûl al-fiqh) et non plus seulement les adaptations circonstanciées du droit et de la jurisprudence (fiqh). Il s’agit de se donner les moyens de passer d’une « réforme de l’adaptation » à « une réforme de la transformation » et de la contribution[2].

Il existe néanmoins des courants littéralistes, que l’on appelle « salafî » (et faussement « wahhabites »), et qui ont une approche totalement différente vis-à-vis du contexte occidental. Ils considèrent qu’il faut revenir à la lettre des sources scripturaires (le Coran et la Sunna) et qu’il faut s’éloigner de la société occidentale qui se présente comme « sans religion » et « sans morale ». Les savants et les leaders de ces courants minoritaires ne sont, de loin, pas des esprits superficiels et peu éduqués : le penser serait une erreur profonde de jugement. C’est leur tournure d’esprit, une certaine vision des réalités, qui déterminent chez eux une façon d’interpréter les Textes et le monde : ce qui ressort est toujours – quelque sophistiqué que soit leur esprit – le mode binaire du bien et du mal, de « nous » et d’« eux », des « savants » et des « ignorants », de l’islam et des autres, etc. Cela produit un rapport au réel autant dogmatique que formaliste et détermine une certaine façon d’être musulman aujourd’hui : lecture littéraliste et stricte des Textes, insistance sur le savoir « islamique » qui édifie, par opposition aux autres savoirs « inutiles », isolement vis-à-vis du monde qui se perd et notamment de l’Occident et, très souvent, respect « littéral » et aveugle des autorités islamiques en place, etc. Ces courants existent en Occident et ils sont marginaux, même s’ils sont capables d’attirer (le plus souvent momentanément) des jeunes traversant des crises et pour lesquels leur approche est sécurisante. L’image négative dans les medias, le sentiment de rejet ou la marginalisation sociale ont aussi, parfois, poussé certains jeunes vers ces courants à la fois protecteurs et permettant de construire une image ô combien plus assurée de soi et de son appartenance.

Pour ces courants littéralistes comme d’ailleurs pour les traditionalistes (qui suivent strictement une école de droit ou un mouvement ritualiste, à l’instar des tablîghî), les réformistes vont trop loin et sont parfois « sortis de l’islam ». Les débats et les rejets internes sont continus et souvent passionnés et violents. En Europe comme à l’île Maurice, dans certains pays majoritairement musulmans ou sur le net, j’ai par exemple maintes fois été traité de « kâfir » (négateur, infidèle), de « murtad » (apostat) ou d’imposteur voulant dénaturer et détruire l’islam de l’intérieur. C’est le lot d’un grand nombre de réformistes (ironiquement considérés comme « fondamentalistes » par certains milieux occidentaux et par les « opposants » dont je parlais plus haut). On trouve également d’autres tendances plus sectaires et/ou plus politisées mais elles sont tout à fait marginales, même si certaines de leurs déclarations publiques les mettent en avant sur la scène médiatique. L’illusion d’optique médiatique ne doit pas nous tromper : les groupes ou groupuscules islamiques qui font le plus parler d’eux, qui tiennent les propos les plus incendiaires et les plus violents, représentent la marge de la marge de la communauté musulmane qui, elle, ne se reconnaît pas en eux.

Il faut indiquer la présence importante, discrète et souvent multiforme des cercles sûfî. Certains sont sûfî tout en étant engagés dans des associations islamiques, d’autres suivent strictement les prescriptions islamiques et les exigences de la mystique mais sans s’afficher, d’autres enfin ont un rapport très libre avec l’islam et même avec la tradition sûfî elle-même puisque les pratiques et les règles sont très flexibles, voire simplement inexistantes. Cette dimension de l’islam est importante et les cercles sûfî peuvent jouer des rôles actifs et très contradictoires dans les sociétés européennes (comme d’ailleurs ce fut le cas sous les colonisations ou encore aujourd’hui dans certaines sociétés majoritairement musulmanes) : soit ils se présentent, sur le plan interne, en gardiens rigoureux de la substance spirituelle du message islamique, soit ils se contentent de revendiquer leur autonomie vis-à-vis des autorités, soit, au contraire, ils sont instrumentalisés (volontairement ou non) par les pouvoirs afin de présenter une certaine image de l’« autre » islam « modéré », « libre » ou même « sécularisé ». Ce qui, en soi, ne veut strictement rien dire.

[1]. Sur le plan de la terminologie plus savante et plus spécialisée, ce réformisme se définit comme « salafî » au sens où ses promoteurs veulent revenir à la fidélité des premières générations de musulmans (les salaf) en retrouvant l’énergie, la créativité et l’audace des premiers savants qui n’hésitaient pas à proposer de nouvelles approches vis-à-vis des nouveaux contextes. Cela n’a rien à voir avec les courants « salafî » littéralistes qui utilisent la même référence aux « salaf » mais pour revenir à des interprétations littérales et figées du passé. Les premiers conçoivent la fidélité dans le mouvement (puisque les temps et les sociétés changent) alors que les seconds la conçoivent en figeant le Texte au-delà des époques et des environnements.

[2]. C’est l’objet de mon prochain ouvrage : La Réforme radicale, Éthique islamique et libération qui traite de cette évolution impérative de l’intelligence musulmane contemporaine.

8 Commentaires

  1. Article très intéressent. Mais j’me demande comment ce mouvement minoritaire, le « le mouvement salafî » a t-il a fait pour avoir autant de succès en Arabie Saoudite par exemple. N’y a t-il pas des savants saoudiens qui trouvent que cette lecture du Texte peut parfois dénaturé le sen même du message de l’Islam?

  2. Bonsoir,
    L’islam ou d’autres religions, Judaïsme et christianisme, à la base elles sont pour guider et réformer les hommes. Mais de nos jours l’homme veut guider la religion et la réformer. Il est certain que l’homme a évolué, mais leur universalité ( jalousie, être imparfait)… ne changeront jamais. En ce qui concerne le rapport d’occident et les musulmans qui y vivent, les sociétés occidentales préfèrent ceux qui ne pratique pas voire ceux qui se foutent de l’islam. La question que je me pose pourquoi on ne propose pas (hijir) à ceux qui sont pratiquants? Pourquoi ont leur dit pas que l’islam n’impose pas à se tenir à un pays ( au sol)? Le problème en occident c’est l’ignorence de deux côtés: car les occidentaux consultent ceux qui n’ont rien à foutent de l’islam. Et malheureusement que ces derniers expliquent leur propre idée et leur propre culture plutôt que l’islam. Avec ces débats sur l’islam, on commence d’introduire des vocabulaires nouvelles en islam. Et petit à petit on s’éloigne des principes fondamentaux. En occident si on caresse dans le sens des poils tout va bien. C’est ainsi que certains musulmans sentent des autres musulmans comme léche bottes ( l’islam abaisser devant occident).

  3. Après une lecture attentive du « Génie de l’Islam », je suis impatiente de découvrir vos autres ouvrages!
    Votre « immmense » travail ne peut que porter ses fruits tant auprès des musulmans que des non musulmans car il est profondément juste et équilibré – et en accord avec un certain état d’esprit d’ouverture qui se vit au quotidien dans les coeurs de nos enfants âgés aujourd’hui de 20 à 30 ans. Leur maturité intellectuelle et spirituelle m’impressionne beaucoup quand je la compare à ce que nous pensions à leur âge (enfin, en ce qui me concerne 🙂 !).
    Merci donc, encore une fois, pour vos partages quotidiens qui font partie de mon rituel de lecture avant de partir travailler. Je travaille dans la solitude et la méditation/réflexion de/sur vos textes et vidéos sont un réel enrichissement!
    Bien à vous,
    Anne-Marie

  4. « Les obligations et les interdits par la religion » c’est exactement là où se situe le vrai débat. Interdire tout type de plaisir, interdire des crédits bancaires sans expliquer pourquoi, présenter le voile comme obligation divine et promouvoir un islam où chaque acte et chaque comportement sont évalués selon le critère du Halal et du Haram. C’est cet islam que nous ne pouvons pas tolérer. Et c’est cet islam qui est défendu par Mr. Ramadan.
    je peux lire des centaines et des centaines d’articles de Mr. Ramadan et jamais je ne trouvrais des réponses logiques à ces questions:
    – pourquoi l’islam doit-il interdire tout type de pratiques sexuelles avant le mariage? Quand ceci fait du bien aux jeunes et les aide à découvrir leur identité sexuelle.
    – pourquoi l’islam impose le Hijab comme volonté divine aux femmes et non pas aux hommes et où est le problème si les femmes portent des maillots de bain, des robes de soirée, etc.
    – pourquoi ce si grand dieu va nous juger sur les détails de notre vie?

    DE QUELLES RÈGLES ISLAMIQUES PARLONS-NOUS? Il faut juste revenir aux années 60 et 70 et voir comment les musulans vivaient et on comprendra que les règles islamiques ont été créés par des savants qui ne font qu’interpréter une sunna datant de je ne sais quel siècle.

    • Salaam cher Taib

      IL est vrai que si l’on considere la force, l’ampleur et la tenacite des media dans la critique des musulmans et de l’Islam on peut etre tente de se demander si ce ne serait pas mieux de penser que tout ce qui est des valeurs modernes et occidentales est correcte et juste et par consequent mener un style de vie qui s’accorde a ces valeurs en question pour tout simplement avoir la paix.
      Cette maniere de repondre a la situation actuelle me fait penser a une dame qui a vecu aux Etats Unis entre la fin du dix-neuvieme siecle et le debut du vingtieme siecle, dont les Etats Unis celebratent actuellement et projettent d’afficher son effigie sur le nouveau billet de $20 dollars Americain.
      IL s’agit d’Harriet Tubman celebre l’abolitioniste que je mention pour citer sa citation: « J’ai libere des milliers d’esclaves et j’aurais pu liberer encore de millier d’autres si seulement ceux-ci savaient qu’ils etaient esclaves. »
      On peut se rappeler que les annees soixante ont marque la fin de l’apogee de l’epoque coloniale, une epoque ou les puissances coloniales ont reillonne par le dictat de la pensee unique, les travaux forces, l’exploitation abusive des resources humaines, minieres et autres des pays domines. Sans compter l’extradition de nombreux leaders musulmans contraints a l’exil loin de leurs peuples car ayant des preches allant a l’encontre des ideaux de la colonisation. Par exemples Sheikh Ahmed Bamba, Samory Toure et de nombeux d’autres.
      IL ne faut donc pas etre surpris que « tout le monde » agissait comme les occidentaux a cette epoque.
      Toutes ces libertes dont tu mentionnes sont admises dans les cultures occidentales car en France par exemple on se fonde sur le slogan Faternite, Egalite, Justice pour definir le style de vie. Entre autres la France celebre sa liberation de la domination ecrasante de la monarchie et du clerge catholique.
      Par contre les s’appuient sur la profession de foi IL n’y a de dieu que Dieu et que Muhammad saw est son prophete.
      Les etres humains ne sont pas juste tombes du ciel, ou issues d’une generation spontannee. Mais plutot il ya un Dieu unique qui les a envoye sur terre pour des objectifs bien determines(la conformite du Haram et du Halal se refere a ces objecifs) et IL leur rappelle a Lui au termes de leurs vies pour evaluer ce qui est conforme ou non de ces objectifs bien determines.

      Ma assalam

  5. Cher Taib,

    Il existe deux types de personnes avec qui on ne peut pas discuter (débattre):

    1/ les hommes de sciences: parce que devant eux mieux vaut se taire et écouter..!!!
    2/ les ignorants: parce qu’avec eux rien ne sert de discuter..!

    A bon entendeur, Salut..!

    • M. Jamal
      L’ignorance première est de ne pas connaitre Dieu, votre culte de la pseudo science des faux docteurs fait sourire…a bon entendeur
      Salut

  6. Il n’y a pas ni 36 000 manières ni 1000 et 1 façons de vivre en paix, par contre des exemples ne manquent ni de puissances ni de relativités…parmi eux, 9 mois ne suffisent-ils point à déterminer et presque jusque refléter les bons degrés et donc les minutes sacrées des valeurs et des savoirs que Chacun)e ne peut pas ne pas croire, déjà naturellement…

    La Culture humaine ne dépend pas d’1 ou plusieurs futur)s, la Nature humaine si, ou oui, et toujours…

    …Merci…

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