Les racines de l’Europe

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On a vu ces dernières années le débat se déplacer du politique et de l’économique vers le culturel et le religieux, mais on a pu également observer sa projection sur l’Histoire avec des débats parfois surréalistes sur « les racines » de l’Europe et son identité « gréco-romaine » ou « judéo-chrétienne » ou simplement « grecque et chrétienne », selon les propos du Pape lors de sa conférence de Ratisbonne le 12 septembre 2006. Avec l’arrivée de l’islam, de nouveaux immigrants plus visibles et le changement manifeste dans les sociétés européennes, on semble penser qu’il faut « resserrer » les rangs, redéfinir ce qu’est l’Europe, afin d’être à même de délimiter (au sens d’établir des limites) ce qu’est l’identité européenne et ce qui la constitue d’un point de vue culturel et religieux. Au cœur du pluralisme, le plus grand danger serait de voir détruite l’idée que l’on s’est toujours faite de soi : qu’importent alors les valeurs humanistes et la vision sociale et politique de l’Europe (et de l’Occident), ce qui compte désormais, ce sont nos racines, notre identité et ce qui nous définit historiquement comme « Européens », ou « Français », ou « Italiens », ou « Britanniques », en terme de culture ancestrale et de religion établie. Ce qui sourd de ce processus est finalement aussi simple qu’explicite : l’islam, c’est « l’autre », même présent parmi nous.

Cette idée n’est pas nouvelle et le projet même de l’Europe, au-delà de sa construction géographique, a été nourri et façonné par ce processus de distinction – ou clairement d’opposition – à ce qui n’est pas elle. Pour de nombreux acteurs, intellectuels, politiciens ou religieux, l’islam a souvent, historiquement, joué le rôle de « l’autre » dans le miroir duquel on pouvait mieux définir ce que l’on était soi-même. La reconstruction sélective du passif historique, des racines de l’Europe et le « trou noir » qui caractérise la contribution de l’islam et des musulmans à la construction de l’Europe sont édifiants à ce sujet. Les apports scientifiques, juridiques, philosophiques et religieux des savants et des intellectuels musulmans font l’objet d’une telle négligence – dans la mémoire collective autant que dans l’enseignement – qu’on ne peut manquer d’y voir un choix idéologique dans le processus qui mène à la construction de soi. Pour faire bonne figure, on cite obsessionnellement la figure d’Averroès, le-rationaliste-qui-nous-ressemble-tant et à qui l’on doit d’avoir redécouvert « notre » Aristote , mais on néglige plusieurs dizaines de scientifiques, de penseurs, de philosophes et d’artistes qui ont non seulement vécu en Europe mais qui ont aussi profondément influencé les mentalités et les pratiques scientifiques, philosophiques et même légales et politiques européennes. Les manuels scolaires, des écoles primaires à l’université, ne mentionnent ces apports que marginalement (comme s’il s’agissait, encore et toujours, d’apports d’une civilisation et d’une religion exogènes) et les cursus universitaires n’y font parfois pas même référence. Sont-ce là les hasards d’une perte partielle de mémoire ou les conséquences d’un choix idéologique et politique délibéré ? La réponse ne fait aucun doute.

Les réflexes auxquels nous assistons aujourd’hui confirment la nature profonde de ce très ancien processus qui consiste, au moment où l’on détermine et sélectionne ce qui nous définit, à dessiner le portrait de ce qui est différent de nous ou qui nous est opposé. Nous assistons aujourd’hui, en direct, à une réactivation très volontariste de ce processus de redéfinition identitaire : la présence des nouveaux citoyens musulmans, l’arrivée continue des immigrés et les projections démographiques font peur et il devient donc urgent de dire clairement qui l’on est, sous peine de voir son identité et sa culture se perdre dans la diversité ou tout simplement disparaître. La crainte du pluralisme religieux et culturel entraîne la réduction et un regard très exclusif sur soi dans le passé. C’est bien ces considérations qui constituaient le substrat de la conférence du Pape à Ratisbonne : en parlant du lien entre la foi et la raison et en insistant sur la relation privilégiée de la tradition rationaliste grecque et de la religion chrétienne, le Pape Benoît XVI tentait de définir l’identité européenne qui serait d’abord chrétienne par la foi et grecque par la raison philosophique. L’islam, qui ne connaîtrait pas cette relation à la raison, serait en somme étranger à l’identité européenne qui s’est construite à travers cet héritage. C’est déjà au nom de cette compréhension que le Cardinal Ratzinger avait exposé, il y a quelques années, son refus de l’intégration de la Turquie à l’Europe : la Turquie, musulmane, ne fut jamais et ne saurait être authentiquement de culture européenne. Encore une fois, elle est autre, elle est « l’autre ». En cela, Benoît XVI est un Pape très européen qui appelle les peuples du continent à prendre conscience du caractère central et incontournable du christianisme s’ils tiennent à ne pas perdre leur identité. Ce message est peut-être légitime en ces temps de crise identitaire mais il est surtout potentiellement dangereux puisqu’il opère une double réduction dans l’approche historique et dans la définition actuelle de l’identité européenne.

L’Europe ne saurait survivre, ni non plus l’Occident, si l’on s’évertue à vouloir se définir exclusivement et à distance de l’autre – de l’islam ou du musulman – qui nous fait peur. Peut-être que ce dont l’Europe a le plus besoin aujourd’hui n’est point d’un dialogue avec les autres civilisations mais d’un vrai dialogue avec elle-même, avec les facettes d’elle-même qu’elle s’est trop longtemps refusée à voir et qui l’empêche encore de mettre en valeur la richesse des traditions religieuses et philosophiques qui la constituent. L’Europe doit se réconcilier avec la diversité de son passé afin de maîtriser le pluralisme impératif de son avenir. L’approche réductrice du Pape, et de ceux qui secouent l’épouvantail du dangereux pluralisme culturel, n’aide pas à la réalisation de cette réappropriation. Il appartient aux universitaires et aux intellectuels, musulmans ou non, de leur prouver – par des études historico-critiques – qu’ils se trompent historiquement autant que scientifiquement . Ce serait également un moyen pour les musulmans d’aujourd’hui de se réconcilier avec l’édifiante créativité des penseurs musulmans européens du passé qui, non seulement, étaient « intégrés », mais qui ont profondément contribué, nourri et enrichi de leurs réflexions critiques l’Europe comme l’Occident. Il importe de montrer que la mémoire sélective qui tend à « oublier » les apports décisifs de penseurs musulmans, dont le rationalisme était actif, tels que al-Kindî (IXe), al-Farâbî (Xe), Ibn Sîna (Avicenne, XIe), Ibn Rushd (Averroès, XIIe), al-Ghazâlî (XIIe), Ash-Shâtibî (XIIIe), Ibn Khaldûn (XIVe), etc. reconstruit une Europe qui trompe et se trompe sur son passé. À la lumière de cette nécessaire réappropriation, les musulmans peuvent montrer, raisonnablement et loin de toute polémique, qu’ils partagent l’essence des valeurs sur lesquelles se fondent l’Europe et l’Occident et que leur tradition religieuse a également contribué à leur émergence et à leur promotion.

8 Commentaires

  1. Cher Mr Ramadan, vous êtes décidément présent sur tous les fronts ; je regrette malgré tout que vous soyez un peu seul à prendre des positions courageuses, je parle des intellectuels musulmans, sur le ou les débats qui agitent notre pays et l’Europe dans son ensemble. Si j’ai bien suivi vos propos, il est vrai que les européens de souche ou les souchiens comme dirait « d’incertaine » ont tendance à se replier sur eux-mêmes; et ceci entretenu comme il se doit par des médias à sensation ne faisant qu’entretenir cette peur identitaire à grands coups de reportages « exclusifs », et de scoops de violence. Bien sûr qu’il existe des voyous et des délinquants souvent dénoncés comme étrangers, mais d’après ce que je lis ou vois il s’agit bien de français nés sur le territoire national. Là n’est pas le sujet principal de mon intervention, mais il faudra bien reconnaître l’échec cuisant d’intégration pour une partie de nos concitoyens, et ceci pour de multiples raisons d’ailleurs. L’histoire de l’Europe est intéressante, la période espagnole pour ne pas la citer. Il semblerait que cette occupation musulmane en terre Hispanique fut malgré quelques conflits locaux, un plus pour nos amis espagnols. Avec l’arrivée de nombreux scientifiques ou savants musulmans, ce fût une période riche d’échanges et de commerce; ceci d’après ce que j’ai pu lire, je ne suis malheureusement pas historien, mais ces derniers s’accordent tous à dire que ce fût une période faste d’échanges et d’avancées, et ceci, dans de nombreux domaines. Je sais qu’il faut prendre la mesure de l’histoire des hommes pour avoir un jugement raisonnable, et la raison en ces temps relativement nauséeux semble avoir déserté le cœur des hommes. J’invite toutefois mes concitoyens d’origine musulmane à lire certains ouvrages sur la construction de l’Europe dans l’histoire, et surtout les inviter à donner leurs avis, et leurs réflexions sur les temps troublés que nous traversons; une Europe qui se construit bon gré, malgré tout dans un climat que je déplore. Mais je reste profondément convaincu de l’échange positif et de la réflexion humaine,hommes et femmes de ce pays, pour que nous donnions à la France dans l’Europe et dans le monde toute la place qu’elle mérite. Seules les idées, les pensées, le partage amènent au changement et à l’évolution positive de notre vieille Europe. Beaucoup de nos concitoyens attendent ce changement; regardons derrière nous, avant de nous projeter dans le futur, et toute raison gardée, construisons le meilleur. Bien à Vous. L.D.

  2. As-salām!

    S’il y a bien un problème en France, ce sont les programmes d’enseignement à l’Éducation national.En effet, quelqu’un qui a étudié en philosophie des penseurs musulmans, ayant été des valeurs ajoutés à la France, balayera d’un revers ce mythe fantasmé de l’Europe aux racines « judéo-chrétienne » éclipsant tout apport musulmane ou autre. Après comme vous avez s’y bien posé la question rhétorique : « Sont-ce là les hasards d’une perte partielle de mémoire ou les conséquences d’un choix idéologique et politique délibéré ? » on décèle, aujourd’hui, qu’il y avait une volonté d’éclipser cette partie de l’histoire de l’héritage français. C’est bien dommage!

  3. À trop se croire unique racine à proteger on finit par oublier ,qu’on a diviser par le colonialisme l’humanité !…Qui elle, doit être comme l’unique identité à préserver !!! Et l’histoire continue malheureusement …

    • Les Européens n’ont-ils pas fait quelque chose que le reste du monde n’a pas fait, par exemple les royaumes africains? les expansions islamiques? et les luttes entre villages autochtones des Amériques?

      la construction de la dynastie Qing en Asie?

      Je ne sais pas si vous le savez, mais l’Asie a une histoire…

  4. Je suis liégeois depuis 1460 en atteste mon arbre généalogique et pourtant aujourd’hui je vis au Maroc et je suis converti à l’islam depuis le mois de mai de cette année

  5. Mise à part la période Maure de l’Espagne, et les traces que l’on en trouve en Andalousie, quelles sont les apports de la culture musulmane dans la culture européenne de ces derniers siècles ?

    Cet article évoque des penseurs et un héritage musulmans sans citer d’exemples d’influence sur le quotidien visible ou subconscient des européens. Comment, dés lors, juger de la pertinence de la thèse défendue ?

  6. Quelque indice pour ceux qui n’ont pas effectué une recherche sur ses différents penseurs; scientifiques Musulmans. Ils ont influencé les pensées, les cultures, la science en Europe et dans le monde.

    Voir quelque référence Bibliographique: Source Wikipédia et http://www.huffpostmaghreb.com

    AL-RAZI – Docteur Mamour

    Contrairement à ce qui est admis, la médecine expérimentale est née en terre d’Islam et non à l’époque de la Renaissance, soit sept siècles plus tôt. Al-Razi, reconnu pour ses talents scientifiques et la rigueur de ses observations, a été l’un des pionniers de la médecine expérimentale. Contrairement aux pratiques alors utilisées qui négligeaient la médecine préventive, Al-Razi a préféré s’appuyer sur l’analyse des symptômes et a accordé une importance sans précédent à l’entourage du malade et à la psychologie de ce dernier dans le processus de sa guérison. Réputé pour sa gentillesse et son grand humanisme, ce « docteur Mamour » des temps anciens a compris bien avant d’autres qu’un moral au beau fixe est une bataille à moitié gagnée contre la maladie.

    IBN KHALDOUN – Celui qui a inspiré Auguste Comte
    Lorsqu’on parle de sociologie, on a tendance à citer Durkheim, Tocqueville ou encore Auguste Compte. Ceci dit, le réel initiateur de cette discipline n’est autre que Ibn Khaldoun. Né en 1332, ce natif de Tunis est considéré comme le précurseur de la sociologie moderne. Bien qu’issu d’une grande famille de notables, Ibn Khaldoun n’eut pas la vie rose tous les jours. Au milieu du 14ème siècle, alors qu’il n’avait que 15 ans, ses parents meurent suite à une épidémie de peste noire qui frappe la région de Tunis. Après ce triste épisode, Ibn Khaldoun quitte Tunis pour Fès pour rejoindre le Conseil des Savants en 1354. Dans la foulée, il commence à écrire son œuvre magistrale « Al Muqaddima » où il s’inspire de sa propre expérience pour tenter de déterminer les causes de la montée et du déclin des dynasties arabes.

    IBN SINA – Du moul l’hanout au bloc opératoire
    Plusieurs rues et hôpitaux du royaume portent son nom, mais que savons-nous réellement de celui qui a révolutionné la médecine médiévale? Ibn Sina ou Avicenne pour les Occidentaux, est né le 7 août 980 à Afshéna, dans l’actuel Ouzbékistan. L’auteur du Qanûn fut envoyé dès sa plus tendre enfance apprendre le calcul chez un épicier où il mit sa bonne mémoire et son don inné pour les mathématiques au service de son employeur. Quelques années plus tard, il part étudier à Boukhara en Ouzbékistan où il s’intéresse de plus près à la médecine. Précoce, celui qui dévorait les ouvrages de Galien et d’Aristote durant son adolescence enseignait son savoir à des médecins célèbres alors qu’il était âgé de 16 ans à peine. Grâce à ses travaux, de nombreuses maladies furent diagnostiquées et traitées, telles que la méningite ou encore le diabète.

    https://fr.wikipedia.org/wiki/Rhaz%C3%A8s
    https://fr.wikipedia.org/wiki/Al-Khw%C3%A2rizm%C3%AE
    https://fr.wikipedia.org/wiki/Ibn_Khaldoun
    https://fr.wikipedia.org/wiki/Avicenne
    http://www.huffpostmaghreb.com/2015/07/16/les-10-savants-musulmans-_n_7811842.html

    Il y en tant d’autres !!!

  7. Typos have appeared on the first attempt to post.
    Correction:
    I agree, there is a need to understand earlier European history. It is unfortunate that the ancient « Celtic » perspective has been submerged under the weight of arguments from the East. I heartily recommend the great French historian Georges Duby.
    See references in Part 1, Introduction to the Short History of Economics (European)http://globalartscollective.org/economic_history.htm

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