L’Europe et son miroir : un nouveau « Nous »

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Les sociétés européennes ont changé et le processus est irréversible. Les citoyens de confession musulmane se sont installés, et vont continuer à le faire, et la survie économique de l’Europe, comme d’ailleurs du Canada, des États-Unis, de l’Australie ou de la Nouvelle-Zélande, dépend en sus des futures immigrations. Quelle que soit la nature des résistances culturelles et religieuses aujourd’hui, il faut regarder objectivement la réalité et les besoins et gérer au mieux les défis qui se présentent à nous. Les discours et les politiques qui instrumentalisent la peur et jouent sur la polarisation pour gagner des élections peuvent bien attirer les citoyens troublés et anxieux sur le court terme mais ils sont dangereux, inopérants et, au fond, trompeurs et mensongers sur le long terme. Les sociétés européennes doivent se regarder en face, prendre acte des changements qui les traversent et construire un nouvel avenir qui ne soit pas simplement imposé par l’impératif économique mais qui s’appuie sur une volonté politique déterminée, un projet de société, une vraie « philosophie du pluralisme » et un regard lucide sur la diversité des cultures, l’interculturalité et la pluralité religieuse. Il s’agit là d’un impératif catégorique : sans une politique volontariste destinée à gérer la diversité culturelle et religieuse au sein des sociétés démocratiques, ce sont les principes mêmes de la démocratie qui seront en danger et, avec eux, les acquis fondamentaux du pluralisme politique dont l’Europe, très justement, se prévaut. Il est clairement question de sauver l’âme de l’Europe ou simplement de lui en octroyer une selon l’intitulé du programme de l’Union européenne auquel j’avais participé il y a plusieurs années sous le patronage de Jacques Delors, alors président de la Commission européenne.

Face à ce miroir, le premier défi consiste à éviter les confusions. Au-delà des perceptions et des imaginaires, il faut circonscrire plus précisément la nature des problèmes et s’en tenir plus rigoureusement aux faits et aux chiffres. Il y a des questions religieuses et culturelles qu’il faut considérer comme telles. Il y a d’autres défis qui sont, nous l’avons dit, de nature socio-économique, et il importe de ne pas les confondre avec les premiers, même si la majorité des personnes touchées provient d’une immigration récente ou est musulmane. L’intersection et/ou le cumul des facteurs (culture, religion et marginalisation sociale) ne signifie pas leur similarité : je l’ai dit, des politiques sociales doivent régler les problèmes sociaux et celles-ci sont distinctes des politiques de gestion de la diversité culturelle et religieuse. Les premières aideront forcément les secondes (et vice-versa), mais elles ne sont pas identiques et il s’agit de ne pas confondre les ordres. Il convient, de plus, de ne pas mélanger des questions (intérieures) avec les questions de l’immigration qui exigent une réflexion approfondie et des politiques, sur le long terme, justes et raisonnables. Des femmes et des hommes fuient la misère, l’Occident a besoin de main d’œuvre : comment, au-delà des peurs, respecter la dignité des êtres humains en ne les transformant pas en criminels et en clandestins alors que les prévisions les plus objectives nous informent que nous en aurons besoin ? Allons-nous respecter scrupuleusement nos principes et les droits humains ou alors accepter, en faisant mine de rien, la naissance d’un nouvel esclavagisme moderne qui ne dit pas son nom, en poussant dans la clandestinité des travailleur(se)s ensuite exploité(e)s, « au noir », et recevant des salaires indignes ?

Cette distinction (et déconstruction) des problèmes est de nature à clarifier les questions et les enjeux. Il faut ajouter à cela que les faits et les chiffres sont de nature à apaiser les craintes. Les pays dont l’immigration, notamment musulmane, est la plus récente devraient observer ce qui se passe en France ou en Grande-Bretagne où l’installation est plus ancienne : loin des effets médiatiques (parce que les medias, par nature, s’intéressent aux problèmes et aux crises) ou des instrumentalisations politiciennes, la quasi-totalité des citoyens de confession musulmane, je l’ai dit et il faut le marteler, respectent la loi, parlent la langue du pays et s’engagent dans leur société (sur le plan intellectuel, social, politique, culturel, artistique et sportif, etc.). Certes, ils peuvent vivre des tensions ou, en temps de crises, exprimer des sentiments de mal-être ou avoir des réactions émotives qui orientent jusqu’à la nature de leurs réponses selon la teneur parfois très orientée des questions qu’on leur pose ; mais les faits parlent d’eux-mêmes et prouvent que les choses évoluent vite et positivement. Ce qui ne veut pas dire que les perceptions suivent : une étude de mon collègue à l’université d’Erasmus à Rotterdam, le Professeur Han Etzinger, effectuée sur les populations marocaines et turques, prouve que, sur la plupart des paramètres évaluant les processus d’intégration , les acquis sont considérables et que l’installation se passe objectivement bien, et de mieux en mieux. Ce constat positif est doublé d’un constat exactement opposé sur le plan des perceptions : les populations ont le sentiment que les jeunes ne s’intègrent pas, que le fossé augmente entre les communautés, que l’islam est effectivement un problème. L’« intégration » avance avec ce paradoxe troublant de voir augmenter et se répandre d’autant, et concomitamment, le sentiment d’« insécurité » et la méfiance au cœur de la société plurielle.

Le miroir déformant des medias (qui focalisent sur les discours les plus extrêmes et les situations les plus critiques) avec les instrumentalisations des partis politiques populistes et, enfin, les crises à répétitions ; tout concourt à entretenir les peurs et la polarisation. Les provocations des uns et les propos excessifs des autres ne sont pas de nature à calmer l’atmosphère : les attaques terroristes et la violence d’un côté, les caricatures danoises, les propos du Pape, les déclarations excessives d’ex-musulmans ou encore des films « anti-islamiques », de Ayan Hirsi Ali à Geert Wilders, continueront, pour un temps encore, à alimenter les peurs, les rejets mutuels et les préjugés. La route sera longue et il ne faudra pas moins de deux générations pour dépasser ces tensions. Pour ce faire, pour aller au-delà de la crainte et construire l’avenir, il faut pourtant commencer à préparer dès maintenant le terrain et à se donner les moyens de la confiance : il s’agit, effectivement, d’opérer une véritable révolution de confiance pour résister à l’évolution de la méfiance dans nos sociétés. J’ai mis en évidence un certain nombre de mesures impératives (politiques éducatives et sociales, lutte contre les discriminations, participation politique, etc.) mais c’est surtout sur le plan local que les acquis s’accumuleront et que le succès peut être possible. Nous avons besoin de mouvements nationaux d’initiatives locales qui, au-delà de la courte vue des élections, pensent et construisent sur le long terme.

C’est au niveau local que nous pouvons développer un sens plus approfondi et concret de l’appartenance plurielle, créative et critique : un nouveau « Nous » comme je l’ai appelé il y a cinq ans et qui s’est matérialisé par l’écriture d’un Manifeste pour un nouveau « Nous » en 2006 . Nos sociétés ont effectivement besoin de l’émergence d’un nouveau « Nous ». Un « Nous » qui réunisse des femmes et des hommes, des citoyens de toute religion ou sans religion, et qui s’engagent, ensemble, contre les contradictions de leur société, le droit au travail, à l’habitat, au respect, contre le racisme et les discriminations de toutes sortes ou les atteintes à la dignité humaine. « Nous » représente désormais ce rassemblement et cette dynamique de citoyens, confiants en leurs valeurs, défenseurs du pluralisme de leur commune société, respectueux des identités plurielles et qui désirent se battre au nom de leurs idéaux partagés, au cœur de leur société. Citoyens ou résidents, loyaux et critiques, ils s’engagent ensemble : face à l’émotion et aux réactions épidermiques et sectaires, voire hystériques, ils s’imposent la rationalité, le dialogue exigeant, l’écoute et l’approche raisonnable des questions sociales complexes et difficiles. Je l’ai dit et je le répète : c’est au niveau local que se joue l’avenir pluriel des sociétés occidentales. Il est urgent de mettre en place des initiatives locales où des femmes et des hommes de différentes religions, cultures et sensibilités créent des espaces de connaissance mutuelle, d’engagement en commun : des espaces de confiance. Ce sont les projets communs qui doivent désormais les réunir et donner naissance pratiquement à ce nouveau « Nous » citoyen. Certes les dialogues « interculturels » ou « interreligieux » sont importants et nécessaires, mais ils ne pourront être aussi efficaces que l’engagement commun sur tous les dossiers prioritaires : l’éducation, les fractures sociales, l’insécurité, les racismes, les discriminations, etc. Les gouvernements et les autorités locales ont une responsabilité majeure dans ce processus, mais c’est au fond les citoyens qui doivent mettre en branle une dynamique qui promeuve la connaissance, le respect et la confiance et qui soient autant de résistances directes ou indirectes aux tentations sectaires.

5 Commentaires

  1. Nous sommes ce que nous faisons de ce que les autres ont voulu faire de nous (J-P Sartre).La meilleur réponse aux islamophobes est la réponse éduquée
    .

  2. L’Europe n’a jamais été pluraliste comme vous l’entendez. Les seuls états qui l’ont tenté malgré eux, se regroupent dans les Balkans. L’histoire et l’actualité nous montre encore aujourd’hui les aliénations de cette zone de contraintes toujours proche de la rupture. On se demande d’ailleurs pourquoi ?
    A bon entendeur.

  3. Vous êtes sans doute occupé, très occupé, M. Ramadan, Mais dans votre article vous attaquez les propos du pape, qui justement est un soutien, par le verbe, les gestes, le coeur, des musulmans. Un commentaire à ce texte cite même un de ses derniers propos. Vous avez sali le pape. Vous lisez les journaux si vous ne lisez pas les commentaires. Vous auriez dû immédiatement corriger votre erreur qui est grave: ce Pape est même attaqué par de nombreux catholiques en France à cause de son ouverture à l’Islam. Vos propos sont donc de la pure calomnie. Je suis déçu. Je vous ai souvent défendu face à des attaques stupides.
    Qui est encore capable de reconnaître ses torts ? De demander pardon ?

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