B- La réalité des conflits
Nous avons rappelé plus haut que la Révélation présente la diversité comme un choix du Créateur : « […] Si Dieu l’avait voulu, Il aurait fait de vous une seule communauté mais il en est ainsi afin de vous éprouver en ce qu’Il vous a donné. Rivalisez donc de bonté […] » Coran 5/48
Ainsi, en même temps qu’elle est le fait d’un choix, la diversité s’avère être une épreuve pour les hommes : la gestion des différences est présentée comme un défi qu’ils doivent relever de la même façon d’ailleurs que chacun doit relever le défi de ses tensions intérieures. La grandeur des hommes sera fonction de leur choix et le Coran oriente ce dernier par l’aspiration à une rivalité dans le bien (on trouve dans un autre verset l’idée que la finalité de la diversité des nations et des tribus trouve son sens dans le fait de chercher à s’entre-connaître). La diversité, la pluralité peuvent être le moyen d’une élévation de l’homme – elles devraient l’être – mais il serait naïf de ne pas tenir compte de la réalité des conflits. Ils existent, et la Révélation nous informe qu’ils sont nécessaires à la préservation de l’harmonie et de la justice parmi les hommes : « […] Si Dieu ne repoussait pas certains hommes par d’autres, la terre serait corrompue. Mais Dieu est celui qui dispense la grâce aux mondes. »Coran 2/251
Ainsi la diversité et les conflits qui en résultent sont inhérents à la création : l’homme relève le défi de son humanité, non pas dans le refus de la pluralité et des divergences mais bien dans leur gestion. C’est sa conscience, nourrie par les principes de justice et d’éthique, qui doit le guider pour défendre les droits de chaque communauté comme de chaque individu. C’est bien ce qu’ajoute ce verset au sens du précédent : « […] Si Dieu ne repoussait point certains hommes par d’autres, les ermitages seraient démolis ainsi que les synagogues, les oratoires et les mosquées où le nom de Dieu est fréquemment invoqué […] » Coran 22/40
On notera avec intérêt que les ermitages, les synagogues et les oratoires sont mentionnés avant les mosquées et qu’il s’agit très clairement de l’expression de leur inviolabilité en même temps que du respect dû aux adeptes des différentes religions. La formulation est on ne peut plus explicite : « Si ton Seigneur l’avait voulu, tous ceux qui sont sur terre croiraient. Est-ce à toi de contraindre les gens jusqu’à ce qu’ils soient croyants ? » Coran 10/99
La différence des croyances, comme celle des couleurs et des langues, sont des faits avec lesquels il nous faut vivre. Nous l’avons exprimé plus haut, il convient de le rappeler ici avec force, le principe premier de la coexistence dans la diversité est celui du respect et de la justice. Encore une fois le Coran est clair : « Ô vous les porteurs de la foi ! Tenez-vous fermes comme témoins, devant Dieu, en pratiquant la justice. Que la haine envers un peuple ne vous incite pas à commettre des injustices. Soyez justes ! La justice est proche de la piété. Craignez Dieu ; Dieu est bien informé de ce que vous faites. » Coran 5/8
Face aux inévitables conflits d’intérêt et aux volontés de puissance, le vrai témoignage de la foi est dans le respect du droit de chacun. Si ce dernier est bafoué et si l’injustice se répand, alors il devient de la responsabilité des hommes de s’opposer à cet état de fait. C’est très exactement dans ces conditions qu’a été révélé le premier verset appelant au devoir du jihâd, à la résistance armée : « Autorisation est donnée aux victimes d’agressions (de se défendre), car elles ont été injustement traitées et Dieu est capable vraiment de les secourir.
(L’autorisation est donnée à) ceux qui ont été expulsés injustement de leurs foyers pour avoir seulement dit : “Notre Seigneur est Dieu.” […] » Coran 22/39-40
Après treize ans de vie à la Mecque et presque autant d’années de persécution violente, après avoir dû s’exiler à Médine, le verset permet aux musulmans de se défendre au nom du respect de leur foi et de la justice. Abû Bakr comprit d’emblée la portée du message et il affirmera qu’avec la révélation de ce verset « nous comprîmes qu’il allait s’agir de lutte armée ». On trouve ici une expression explicite de ce que recouvre le jihâd sur le plan inter-communautaire ou inter-national. Comme nous l’avons relevé sur le plan intime, où il s’agissait de lutter contre toutes les forces d’agressivité et de violence inhérentes aux êtres humains, il convient ici, de la même façon, de s’opposer à tout agresseur, à toute volonté de pouvoir et d’exploitation qui se manifestent naturellement dans toutes les communautés humaines et qui font fi des droits fondamentaux.
Tout, dans le message de l’islam, appelle à la paix et à la coexistence entre les hommes et les nations. En toutes circonstances, il faudra préférer le dialogue au silence et la paix à la guerre. À l’exception d’une seule situation qui fait de la lutte un devoir et de l’opposition un témoignage de fidélité au sens de la foi : le jihâd est l’expression du refus de toute injustice et la nécessaire affirmation de l’équilibre et de l’harmonie dans l’équité. On souhaiterait que ce fût une lutte non-violente, éloignée de l’horreur des armes ; on aimerait que les hommes aient cette maturité d’âme qui permette une gestion moins sanglante des affaires du monde ; mais l’histoire nous prouve que l’être humain est par nature belliqueux et que la guerre n’est rien d’autre qu’une des façons qu’il a de s’exprimer. La résistance à l’expression trop violente de ce penchant, le nécessaire équilibre des forces paraissent être les conditions d’un ordre à visage humain : c’est le seul cas où la violence se voit légitimée… très exactement dans les situations où la violence subie, où la répression imposée, où le déni de droit sont tels que ce serait perdre sa dignité humaine que de s’y soumettre : « Dieu vous commande la justice […] » Coran 16/90
Le verset exprime clairement le sens de l’action des hommes : lutter pour le bien et refuser l’injustice de toute la force de son être. Porter la foi, c’est porter le témoignage de cette dignité dans la résistance : elle est à la communauté ce que la maîtrise de la colère est à l’intimité de chacun.
On peut constater aujourd’hui une effervescence dans le monde musulman et beaucoup condamnent la violence qui accompagne le réveil d’un « islam fanatique, radical et intégriste ». On doit comprendre cette inquiétude et il faut dénoncer la violence politique qui s’exprime par des assassinats de touristes, de prêtres, de femmes et d’enfants, par des bombes aveugles et des carnages sanglants. Ces actions ne sont pas défendables et ne respectent en rien le message coranique. Encore faut-il condamner la violence qui s’exprime en amont, et qui est le fait des pouvoirs dictatoriaux qui très souvent sont soutenus par les grandes puissances. Chaque jour qui passe, des peuples entiers subissent la répression, l’abus de pouvoir, et les viols des droits les plus inhumains. Jusqu’à quand faudra-t-il qu’ils se taisent et qu’ils se voient jugés « dangereux » par l’Occident s’ils osent exprimer leur refus ? Il ne s’agit pas ici de justifier la violence mais bien de comprendre dans quelles circonstances elle prend corps : les déséquilibres Nord-Sud, les exploitations des hommes et des matières premières produisent, conjugués avec les démissions des peuples du Nord, une violence bien plus dévastatrice que celle, si spectaculaire, des groupes armés. Pourrions-nous appeler les hommes, en cette fin de xxe siècle, à se mobiliser pour plus de justice tant sociale que politique et économique parce qu’il nous paraît que c’est là la seule façon de rendre aux hommes les droits qui feront taire les armes ? Cet effort serait la traduction littérale du mot jihâd… il est témoignage d’un cœur qu’illumine la foi et d’une conscience que façonne la responsabilité.
Tellement vrai…