Conclusion

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Le lecteur a pu se rendre compte, au fil de ces lignes, que mes champs d’activités étaient multiples, complexes et souvent complémentaires. La pluralité des discours dans les différents domaines et ordres – au-delà des opposants et des critiques – a pu prêter à confusion. J’en suis conscient et j’ai eu souvent à clarifier d’où je m’exprimais et avec quel statut : en tant que religieux ? parmi les courants religieux, en tant que réformiste ou conservateur ? en tant qu’Européen ou citoyen de quel pays ? sur le plan politique, plutôt à gauche de l’échiquier politique ou au centre ? etc. Certains commentateurs ont eu du mal à me situer et cela est compréhensible, compte tenu des différents sujets traités (religieux, culturels, sociaux, philosophiques et politiques, nationaux et internationaux) et de la complexité des questions abordées. C’est pourtant le propre d’un intellectuel engagé et il serait contradictoire que l’on attende d’un « intellectuel musulman » qu’il ne s’exprime que sur la religion musulmane. Ou de décider que sa qualité de « musulman » suffise à jeter le soupçon sur son engagement et son discours politiques lesquels, forcément, ne sauraient être libres, autonomes et encore moins universalistes. L’intellectuel occidental musulman assumé est, somme toute, très gênant : il renvoie à la société européenne un miroir de contradictions pas toujours digérées, ou alors il révèle par sa seule présence un eurocentrisme inconscient avec ses refoulements, ses blocages, voire ses traumas. J’ai pu parfois faire l’expérience, personnellement et en direct, de ce que ma présence dans certains débats de société – dont j’aurais sans doute dû être naturellement absent – pouvait provoquer de réactions crispées, obsessionnelles ou d’actes clairement manqués. J’ai vu des femmes et des hommes, intelligents et éduqués, jouissant d’une parfaite audition devenir effectivement sourds. La psychologie et la psychanalyse m’ont renseigné, avec une distance critique et parfois avec humour, sur ces transferts symboliques et ces déplacements de la sublimation négative.

Je reste néanmoins fondamentalement optimiste tout en sachant, je l’ai dit, que la route sera longue et qu’il est question de penser les évolutions et les progrès en terme de générations plus qu’en terme d’années. Les chantiers sont nombreux et il faut s’engager déjà, avec détermination et cohérence, à accélérer et à accompagner les processus de transformation. Je n’ai eu de cesse, depuis vingt ans, sur le plan académique et théorique, comme sur le terrain et de façon très pratique, d’essayer de proposer une vision, d’alimenter la réflexion et de tester des stratégies et des projets. Partout, en Occident, il faut faire le compte des nombreux acquis et faire une évaluation sérieuse de l’état des lieux (pays par pays) et des défis qu’il reste encore à relever. Le présent ouvrage, en proposant quelques thèses, a aussi dessiné les horizons des engagements présents et futurs. C’est de cela qu’il faut discuter et débattre avec sérieux et sans passions mal placées ou émotivité excessive.
Le défi, je l’ai répété, est également psychologique. Il faut apprendre et réapprendre le sens de la confiance en soi et en autrui. Cela demande – à tous – des efforts conséquents : faire face à ses peurs, étudier, se remettre en question, se dire et se traduire mais également écouter et sortir de soi, à la rencontre de l’autre. La confiance en soi et en l’autre exige de chacun une lucidité quant à ses propres troubles et une vraie quête quant à la connaissance et à la compréhension. Un effort qui est une résistance à ses propres peurs, à ses phobies et à ses méfiances pour atteindre un état de connaissance, de maîtrise, et de mieux-être, qui permettra d’accéder à un respect de soi et d’autrui : pour tous, musulmans ou non, il s’agit d’un vrai jihâd, au sens très exact de ce terme dans les références islamiques (effort et résistance), un jihâd de la confiance. C’est un travail quotidien, avec soi comme avec ses voisins, dans sa demeure comme dans son voisinage : la gestion du pluralisme des idées, des cultures et des religions est à ce prix si l’on veut donner une unité à la diversité ou simplement un sens au fait de vivre ensemble. Ce n’est et ne sera jamais facile mais, au demeurant, nous n’avons pas vraiment le choix : nous faisons face, comme chaque conscience ou société en un temps spécifique de l’Histoire, à l’exigence-clef de notre époque.

Difficile, en ces temps de la communication et de la culture mondiale et globale, de la vitesse, parfois de la précipitation et de l’émotivité collective, de prendre le temps de se réconcilier avec le temps lent et dense de la raison critique, de la connaissance, de la compréhension et de la complexité. L’expérience m’a montré, avec les jeunes comme avec les moins jeunes, que c’est la rencontre et l’engagement personnels, au quotidien, qui réveillent les esprits, permettent des prises de conscience et donnent l’envie d’aller plus loin, de mieux comprendre et de dialoguer. Il faut donc vraiment vivre et travailler ensemble autour de projets communs.
La question est simple de fait. En deçà, et au-delà, de toutes les théories que l’on pourrait échafauder, il importe de demander à chacun, comme je le fais au terme de nombreuses conférences : combien de femmes et d’hommes avez-vous rencontrés durant le dernier mois qui ne soient pas de « votre cercle », de « votre culture » ou de votre « univers de référence » ? Avec combien d’entre eux avez-vous échangé, débattu ou même travaillé autour d’un projet social, culturel ou politique commun ? Combien de femmes et d’hommes avez-vous rencontrés depuis un mois, deux mois ou six mois, qui vous aient fait vivre l’expérience de la différence culturelle, religieuse – et sociale – qui vous questionne positivement et vous impose de justement reconsidérer votre mode de pensée, vos certitudes autant que vos habitudes ou certains de vos pré-jugements et de vos préjugés ? Il est facile de se penser « ouvert » dans un univers de citoyens et d’amis qui sont les habitués, toujours les mêmes, d’une « ouverture » qui se pense plus qu’elle ne se vit effectivement. Les ghettos mentaux ne sont pas des mirages, leur existence est réelle, palpable et effective : être « ouvert » à l’intérieur du ghetto mental ou intellectuel n’ouvre pas la porte de ce dernier mais permet simplement de s’illusionner sur le fait qu’il n’y a ni ghetto ni porte. Les prisons les plus dangereuses sont celles dont on ne voit pas les barreaux.

Sortir du ghetto mental, intellectuel, mais également social, culturel et religieux est aussi, bien sûr, une exigence fondamentale pour les musulmans. J’ai souvent répété aux Occidentaux musulmans de se penser comme des « cadeaux » autant que comme des « questions » vis-à-vis de leurs concitoyens. Comme des cadeaux, parce qu’ils portent en eux d’autres horizons, d’autres cultures et d’autres mémoires qui sont autant de richesses avec lesquelles ils nourrissent leurs sociétés respectives. Ils doivent avoir la conscience, et nourrir en eux la confiance, de ce qu’ils sont et de ce qu’ils peuvent apporter aux sociétés occidentales : d’autres points de vue, l’expérience du vrai pluralisme culturel, le sens d’un universel partagé et non monopolisé. Une présence, de l’intérieur, désormais constitutive de soi, qui invite à ne jamais confondre les avancées du développement économique et de la maîtrise technologique avec le sens d’une supposée supériorité idéologique ou philosophique. Une présence-cadeau qui offre sa richesse et enseigne l’humilité. Mais les musulmans doivent demeurer des « questions » également : avec leur foi, leurs pratiques, leur comportement et leur engagement citoyen quotidien, ils doivent interpeller positivement leurs concitoyens. C’est exactement le sens de la formule que j’avais utilisée il y a bien des années en m’adressant aux musulmans : il faut normaliser votre présence sans la banaliser. Apprendre à vivre la quête spirituelle du divin, de soi et du sens, pour celles et ceux qui en ont fait le choix, au cœur des sociétés occidentales n’est pas banal. Penser et vivre cette quête à travers une éthique quotidienne qui façonne la conscience et le cœur autant qu’elle oriente l’agir n’est pas non plus banal. Développer une éthique de la citoyenneté qui impose la cohérence et s’appuie sur la réconciliation entre l’universalité des valeurs et le sentiment d’appartenance (et la loyauté critique) au niveau national et local n’est pas banal enfin. Au cœur de l’Occident, la présence des musulmans, individuellement et collectivement, devrait se traduire comme une question ou plutôt une série de questions : quel est le sens de cette présence pour moi ? qu’est-ce qui explique leur comportement ? comment me situer vis-à-vis d’eux ? qui suis-je et qu’ai-je envie d’être face à cet autre au cœur du pluralisme partagé et assumé ? Cette présence-question est un miroir. Le miroir de l’autre est le reflet de mille questions sur soi. Celles-ci sont parfois gênantes, il est vrai, mais elles sont tellement nécessaires.

Il faudra du temps, il faudra de la patience. Les acquis sont déjà réels et impressionnants. Au-delà des crises médiatiques et politiques, on voit poindre de nouvelles dynamiques, des initiatives et des projets intéressants qui engagent des femmes et des hommes qui refusent la polarisation, les simplifications, les manipulations et les exclusions : des politiciens et des travailleurs sociaux (sur le plan local ou national), des journalistes responsables et consciencieux, des citoyennes et des citoyens ordinaires et/ou anonymes : ils sont bien plus nombreux qu’on ne le croit et ils partagent un certain sens de l’humanité, de la dignité et de l’éthique, croyants ou non, musulmans ou non. C’est avec ces femmes et ces hommes qu’il faut construire l’avenir, sans naïveté, mais avec confiance et détermination.

1 COMMENTAIRE

  1. Salam,

    Vous parlez de l’altérité. Cette altérité, à vrai dire, comme vous l’avez dit ! Elle est nécessaire. Si je peux me permettre de rajouter une chose. C’est qu’on ne sait pas où cette aventure nous mènera ?
    Et quand on échange, avec des non musulmans, sur des questions politiques, religieuses, etc…Je m’aperçois que les théories rationnelles l’emportent sur les théories religieuses quant à leur pertinence. A titre d’exemple, quand il s’agit de parler des conditions de la femme, de l’émancipation économique, sociale et culturelle de l’Homme, avec un grand H, Les enseignements islamiques via les mosquées sont en retard quant à ces questions ! Pour ne pas dire des fois qu’elles sont bizarres et très chimériques ! A partir de là il y a le risque de s’éloigner de la religion musulmane si on ne rattrape pas ce retard sur la réflexion des questions existentielles (économiques, philosophiques…) puisqu’on apprendrait plus de choses « censées » ailleurs que dans les lieux saints ou dans les livres en lien avec le sacré. Certes, il est fort probable que je me trompe du fait que je ne connais pas tous les auteurs musulmans ou les livres inspirés des textes sacrés qui ont parlé de ces sujets. Et si c’est le cas cela serait bien qu’on en fasse la promotion ! Comme on le fait pour El Ghazzali, Ibn Arabi, Averroès , etc.

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