DÉBAT SUR L’IDENTITÉ NATIONALE – INTERVIEW

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LE POINT

Le Point : Comprenez-vous l’opportunité d’un débat sur l’identité nationale en France ?

Tariq Ramadan* : Je comprendrais ce débat si la question n’était pas posée en des termes politiciens et à quelques mois d’une élection. C’est un débat ô combien ! intéressant, mais pas quand il s’inscrit dans un déplacement stratégique. La France a besoin d’une vraie politique pour les banlieues. Sarkozy est à mi-mandat ; quelle est sa politique sociale ? Au lieu de cela, on veut faire croire que l’identité nationale est le thème fondamental qui résorberait la fracture.

Il y a, à tout le moins, un problème d’intégration. Comment expliquez-vous que les immigrés italiens ou polonais, arrivés dans les années 20, aient réussi ce processus ?
Ils ont, eux aussi, mis du temps à s’intégrer. Beaucoup, en France, affirmaient qu’ils étaient trop catholiques, qu’ils avaient une culture différente. On parlait du "Polonais qui ne s’intégrerait jamais". Aujourd’hui, on a le sentiment que ce mal ne vise que les musulmans ou les personnes d’origine arabe ou noire africaine. Toutes les migrations ont connu ce problème. Il est aujourd’hui hypertrophié par le fait qu’une part de Français touchent à des points sensibles de l’histoire, comme la colonisation. On ne peut le nier, la France n’a pas réglé cette question. Les sujets de l’Empire sont devenus des citoyens qui s’interrogent sur leur mémoire. On confond, en outre, la réalité de leur statut social avec leur intégration culturelle et religieuse. Ces jeunes ne parlent pratiquement plus leur langue d’origine ! Ce qui leur manque n’est pas un débat sur l’identité, mais des structures sociales, des moyens de lutte contre les discriminations, un encouragement à l’emploi. Des vraies politiques qui les considèrent et les respectent comme des citoyens. Ils sont fatigués d’entendre parler de leurs origines immigrées, de voir remise systématiquement en question leur citoyenneté. Il faut cesser de dire que l’intégration n’a pas fonctionné. Ce qui ne fonctionne pas, c’est l’intégration sociale par le travail et par la scolarité. Aujourd’hui, on a des ghettos de Blancs et des ghettos de pas-très-Blancs, voilà ce qui a échoué. Le reste, c’est de la distraction.

Mitterrand, en son temps, défendait l’idée du "droit à la différence"…
Et vous ? Je réclame le droit à l’être et à l’existence. La différence n’est pas un droit, mais une équation.

En 1905, l’État a demandé à ses instituteurs d’abandonner la soutane et de décrocher les crucifix des murs des classes. Interdire la burqa participerait du même respect des valeurs républicaines et laïques…
La loi de 1905 a établi un droit commun pour tous. On n’a jamais demandé aux instituteurs en soutane de la retirer dans la rue. Ils ont, en outre, pu enseigner dans des écoles confessionnelles. Alors, pourquoi changer la nature même de ce cadre légal pour les musulmans ?

La sociologie a quelque peu évolué depuis 1905. La loi n’est pas rigide, elle s’adapte.
Certes, mais pour voir si une loi est ineffective, il faut commencer par l’appliquer égalitairement. Ensuite, on pourra considérer les choses. Je suis contre le port de la burqa. Je sais que certaines interprétations islamiques vont dans ce sens. Je lutte de l’intérieur pour faire entendre une voix qui remet en cause cette culture. Mais une loi ne réglera pas tout. Cette obsession, qui veut des lois restrictives pour changer les mentalités, est une obsession qui ne sait pas comment fonctionnent le littéralisme religieux ou le fondamentalisme protestant, catholique ou juif. À la loi qu’on leur impose, ils ont d’autres lois qui les protègent. Et, malheureusement, ils s’isoleront plutôt que de participer au débat. Une loi serait stupide.

Pourquoi l’islam inspire-t-il une telle peur en Occident ?
La France n’est pas un pays raciste, c’est en effet un pays qui a peur. Pourquoi ? La méfiance, la mémoire blessée des deux côtés, le fait politique entretiennent ce sentiment. Il y a aussi des signaux visibles, tels le foulard, la burqa, les drapeaux étrangers, une architecture particulière, qui expliquent cette peur. Moi-même, dans le paysage intellectuel où j’apparais comme une personne visible, j’en prends pour mon grade. Cette visibilité révèle des mouvements de fond dans le sentiment public, et non dans l’opinion publique. Je comprends cette peur et la respecte. Il faut y répondre en étant réactifs, présents dans les débats, sans surtout s’isoler. Je dis "les" débats, car les musulmans doivent cesser d’être visibles uniquement lorsqu’on parle d’eux, sinon ils ne normalisent rien. Il faut qu’émerge un nouveau "nous". Et qu’ils s’expriment sur les questions de l’emploi, de l’école, de l’Europe…

Un peu plus de 57 % des Suisses se sont prononcés pour l’interdiction de la construction de minarets dans la Confédération. En tant que musulman et citoyen suisse, comment vivez-vous ce résultat ?
Mal, car c’est un très mauvais signal. Il faut regarder les choses en face. Il y a en Europe, et en Suisse en particulier, un sentiment de peur et de méfiance à l’endroit des musulmans qui est profond. Et, encore une fois, ces sentiments sont entretenus à partir de signes visibles.

Ceux qui nuisent le plus à l’islam ne sont-ils pas ces "fidèles" qui renvoient l’image caricaturale d’une religion régressive ?
C’est exact, les responsabilités sont partagées. À l’intérieur de la communauté musulmane, il y a un leadership qui est en crise. Il n’y a pas de gestion de la diversité des voix. Il est urgent de développer des plates-formes qui reconnaissent cette pluralité. Je ne parle pas de ces comptes d’épicier mis en place dans les instances françaises qui veulent un représentant marocain pour six Algériens et deux Tunisiens. Les musulmans gèrent très mal cette diversité. Ils en font des éléments de division perpétuelle. Que les réformistes et les littéralistes se parlent !

Quelle place pour les femmes dans cette organisation de l’islam de France ?
Que les choses soient claires : les femmes ont toute leur place dans ce débat et j’en appelle à l’émergence d’un leadership féminin. Depuis vingt ans, je parle d’un féminisme islamique et ce que je vois sur le terrain est tout à fait prometteur. Les femmes, avec ou sans le voile, sont de plus en plus formées et souvent mieux que les hommes. Je constate que beaucoup d’associations existent grâce à l’énergie féminine. On ferait mieux de les voir et de les écouter et cesser avec les crispations sur les apparences vestimentaires.

Elles incarnent cette révolution silencieuse que vous annoncez ?
En vingt ans, une conscience musulmane européenne a émergé, tout comme un renouveau de la pensée. Au lieu d’être dans le "nous" et le "eux", sur le plan de la perception, on est dans le "chez nous". Beaucoup s’engagent, maîtrisent la langue de leur pays, sont dans une inscription en tant que citoyens. Ils posent de vraies questions et poussent les référents religieux à revoir les réponses qu’ils donnaient il y a vingt ans. C’est en effet une vraie révolution silencieuse des mentalités.

Peut-on réconcilier John Locke et Mahomet ou la raison et l’islam ?
La foi profonde n’a absolument pas peur de la raison critique. La tradition philosophique occidentale m’a permis de questionner l’essence de ma foi pour en faire un éclairage sur le monde, et non un enfermement sur les dogmes.

 
 
 
SOURCE : Le Point

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