Devoir de mémoires 4/4

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À l’écoute des femmes et des hommes vivant dans les sociétés du Sud, de l’Amérique latine à l’Inde et l’Indonésie en passant par le continent africain et le Moyen-Orient, on comprend que la globalisation est surtout perçue comme une occidentalisation. Chez les Afro-Américains comme parmi les nouveaux citoyens des États-Unis, les «Latinos», et ceux du Canada, d’Europe et d’Australie, on sent un malaise quant à la culture, aux valeurs et aux mémoires. Les rapports de pouvoir existent bel et bien et les débats sur l’universel ou sur la singularité identitaire représentent des points de tension entre la tradition et la modernité, certes, mais surtout entre «soi» et «l’autre». Il convient de se définir, de donner de la dignité à son histoire, de la légitimité à sa mémoire et un sens à sa tradition (culturelle et/ou religieuse): une présence et de l’espoir.

Les sociétés pluralistes devraient officiellement prendre en compte la diversité des cultures et des expériences historiques de leurs citoyens et résidents. Les valeurs, les symboles, la langue, la mémoire de la colonisation, de la migration, de l’exil et de l’installation, voire du rejet et du racisme, façonnent les consciences, nourrissent les psychologies et déterminent les regards sur le monde. Au lieu de laisser les mémoires se déchirer au sujet de l’universel ou de la vérité supérieure des points de vue en présence, les sociétés contemporaines, riches ou pauvres, du Nord comme du Sud, devraient officialiser un enseignement de l’histoire commune qui soit une histoire des mémoires en intégrant leur richesse, en exposant la diversité des opinions, en appréhendant les consciences collectives, les espérances autant que les blessures et les traumas historiques. Nous avons dit qu’il était urgent que l’homme moderne se réconcilie avec le sens historique et qu’il redécouvre l’essence et le sens des traditions culturelles et religieuses au cœur de la mondialisation. Il faut dire et redire que celle-ci produit elle aussi une culture, et d’envergure mondiale, qui a tendance à rendre «exotiques», et périphériques, les autres traditions et cultures avec leurs symboles, leurs rites, leurs arts et leur nourriture. À moins que, bien sûr, certaines expressions artistiques ou gustatives produites par ces dernières puissent être intégrées à la logique économique promettant de substantiels profits.

De l’Inde à l’Afrique, des consciences se réveillent et sont en quête de spiritualité et de sens. C’est d’ailleurs le cas dans les sociétés occidentales : il est important de diffuser une meilleure connaissance de ces différentes traditions pour qu’elles ne deviennent pas des «refuges» fantasmés face au matérialisme et/ou à la société de consommation. On constate certains élans joviaux, et parfois naïfs, à l’égard du bouddhisme ou de la mystique juive, chrétienne et musulmane qui ont parfois tendance à dénaturer l’essence même des enseignements de ces traditions: la «réincarnation» devient une vérité rassurante de retour alors qu’elle représente en fait l’enchaînement aux cycles de la souffrance. De même que le soufisme se transforme en envols éthérés sans exigences rituelles alors qu’il a toujours été plus exigeant en matière de pratique et de discipline avec les initiés qu’avec les simples fidèles.

Les langues, les cultures et les traditions devraient également être expliquées et valorisées dans les écoles comme elles devraient être reconnues et encouragées dans les politiques culturelles locales. Face à la domination de l’anglais, du fast food et de la consommation stéréotypée, il est important d’enseigner plusieurs langues, d’entrer dans de nouveaux univers d’intelligence, de références terminologiques et de multiplier ainsi les sensibilités, les goûts et les points de vue. La langue porte et transmet une sensibilité ; elle a et elle est une sensibilité particulière. Étudier le sens des symboles, des pratiques et des coutumes questionne le bien-fondé des nôtres et relativise nos certitudes et nos prétentions. La consommation du thé en Chine, avec ses habitudes et son cérémonial, reflète un mode de vie, une conception du temps, de la rencontre et du dialogue, qui entre en compétition – ou en résistance – avec la consommation uniformisée proposée par les grandes multinationales qui installent elles aussi, et imposent insensiblement, une façon de concevoir l’existence.

Nous vivons une époque où il nous semble impératif d’envisager la multiplicité des mémoires et de défendre l’égalité du droit à être, à se traduire et à s’exprimer. Avec les mémoires, il y a les points de vue différents sur l’Histoire, les langues et les multiples traditions qu’il faut appréhender pour ce qu’elles sont. Si la modernité voulait revendiquer une vérité, c’était bien celle de l’autonomie: de la liberté qui en est la condition et de la diversité qui en est la conséquence. Les idéologues de la modernité en ont fait (avec le modernisme) une nouvelle tradition singulière et exclusiviste qui devrait s’imposer par sa supériorité. Il n’est donc pas étonnant de voir, au Nord comme au Sud, des femmes et des hommes qui résistent à cette uniformisation dangereuse: ils mangent slow quand la majorité mange fast, ils privilégient les produits sains, le commerce équitable, les boissons et les mets issus de la production locale. Ils entrent en résistance en guettant les surprises qui pourraient accompagner l’émergence économique – et peut-être culturelle – de la Chine et de l’Inde au moment où les États-Unis semblent si ébranlés et l’Europe bien désemparée. Ils sont, en ce sens, profondément modernes avec néanmoins ce paradoxe d’exiger aujourd’hui, dans et par leurs traditions (culturelles et religieuses), ce que les humanistes, précurseurs de la modernité, revendiquaient hier contre elles: l’autonomie, la liberté, la diversité. Troublant retournement des choses, à moins qu’il s’agisse d’un processus exactement similaire avec des rapports de force tout à fait identiques et qu’il nous faille admettre que la modernité n’est au fond qu’une tradition historique parmi d’autres. Selon les circonstances historiques, les rapports endogènes et exogènes de domination et de pouvoir, la «modernité» ne garantit pas forcément plus d’autonomie, de liberté et de diversité que n’importe quelle autre «tradition». Tradition ou modernité ? Une illusion de la terminologie, une tautologie : derrière des différences et des acquis certains, il s’agit d’une façon détournée d’exprimer une relation de pouvoir. Rimbaud avait crié «Il faut être absolument moderne!» parce qu’au fond il sentait qu’il n’y avait pas moyen, moderne ou pas, d’échapper à sa tradition.

 

 

4 Commentaires

  1. Bravo mr Ramadan .
    C’est tellement vrai et pertinent ce que vous dites.
    Je suis fière de vous, vos combats, votre travail
    Merci pour tout ce que vous faites pour la communauté musulmane.
    Mille fois merci
    Toto

  2. Je suis d’accord avec tout sauf avec un certain point, qui est le plus fondamental à mon avis: l’enseignement des cultures étrangères et la fin de l’universalisme (ou de ce qu’on devrait appeler La Vérité).

    Enseigner les langues, les mémoires, les « traumatismes » et les différences est une faute morale. A l’heure de la mondialisation, avec tout ce que ce mouvement entraine de désidentification, de perte de sens historique, de ventilation des traditions et des attachements communautaires (nationales, familiales, locales…), il me semble que l’enseignement des « Autres » et surtout de leur mémoire va entrainer encore plus de communautarisme, donc moins de république et plus de racismes (les « on se sent plus chez nous », et l’Histoire et la langue française qui se perdent…).

    Vous condamnez la mondialisation tout en allant dans son sens monsieur Ramadan. Vous haïssez la nation, et à travers elle tout idée d’attachement territoriale (et pas uniquement des cultures et des traditions…). Car LES TRADITIONS ET LES CULTURES SONT ENRACINES TELLURIQUEMENT;

    • C’est impressionnant comme un message peut être perçu de manières différentes, voire contradictoires, et ainsi avoir des retombées inattendues.
      Prenons l’exemple de la cuisine, c’est un pan de la culture des hommes. Chaque pays, chaque région de pays, chaque localité présente des spécialités, et a sa propre façon d’assaisonner viandes, poissons ou légumes. Connaitre les particularités d’une région vous enrichit : vous pouvez comprendre comment un régime alimentaire est mieux adapté à une région (froide/chaude, avec un relief ou totalement plat), ou au régime de vie d’une communauté (travail dans les champs, traversée de mer, de régions montagneuses…), et comment on peut puiser dans la nature tous les produits locaux qui servent à cuisiner tel ou tel plat (hautement calorique ou non, aux vertus digestives, avec des bienfaits pour la circulation, pour la tension artérielle, ou autres…).
      Ceci relève de la connaissance d’autres cultures, et de l’ouverture à ces cultures : on en prend ce qui est bon pour soi, on laisse de côté le mauvais (ou l’interdit de par sa propre culture/religion, par exemple l’alcool).
      La politique de la globalisation est justement de nous dire : ne nous intéressons surtout pas aux cultures locales, mais prenons plutôt, consommons, utilisons uniquement le produit de la globalisation. Prenez les fastfood, achetez du coca, des plats préparés -des agroalimentaires- bourrés ou de sucre ou de sel, de glutamate, aspartame, colorants, conservateurs… ou autres substances tellement néfaste pour la santé.
      Que choisissez-vous?

      Autre chose concernant la connaissance des autres (leur culture, religion, histoire) : le fait de connaitre, savoir, s’informer sur eux ne veut pas dire devenir « eux », embrasser leur religion, ou effacer votre propre mémoire et histoire pour y substituer les leurs. Cela n’a pas de sens. La connaissance de l’autre est la meilleure façon pour commencer le dialogue avec l’autre et échanger, comprendre qui il est, ce qui l’anime, ce qu’il veut, où il va. Et de tenter de faire un bout de chemin ensemble.

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