Dire « Je », et l’art 5/5

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Le sentier qui nous mène au cinquième cercle nous permet – au-delà des tensions qui demeurent – de célébrer la communion de la maîtrise et de la liberté, et aussi de la spiritualité, de la religion, de la psychologie et de l’esthétique. Il s’agit d’abord de se libérer des paradoxes, voire des contradictions, en s’affranchissant de ce qui nous détermine physiquement afin d’accéder à l’essence de ce qui nous libère spirituellement. Chacune des étapes de cette quête de soi exige de la maîtrise, de la discipline, des choix, une éthique. Chacune des étapes réitère les mêmes questions de façon de plus en plus intense : pourquoi suis-je ce que je suis ? Pourquoi est-ce que je pense ce que je pense ? La vraie liberté ne peut être qu’une libération : la liberté est un idéal en devenir, une expérience à renouveler toujours, jamais un acquis. Il est intéressant de noter la proximité de ce constat mystique avec la théorie freudienne du déterminisme psychique : nous sommes liés, consciemment et/ou inconsciemment, et il faut sans cesse revenir à la source, aux blocages et aux refoulements pour dépasser les tensions plus ou moins intenses des névroses qui nous habitent. On n’y échappe pas et même les plus belles manifestations de la sublimation (le plus souvent par l’art) ne doivent pas nous tromper : la sublimation n’est pas liberté, mais une simple façon d’exprimer et de gérer nos emprisonnements et/ou nos traumatismes.

De nombreuses théories philosophiques partageront ce sens de l’impuissance ou cette nécessaire conscience de la détermination de l’ordre naturel, des sociétés et de l’individu. Le déterminisme de Spinoza ou le matérialisme historique de Marx ne mènent pas à la conclusion d’un fatalisme ou d’une passivité nécessaire, au contraire : il s’agit essentiellement de circonscrire la nature et les limites – et donc les pouvoirs effectifs – de l’agir humain. Il est nécessaire de mesurer le pouvoir à l’aune du vouloir, mais de poser la question à l’envers : que puis-je vouloir ? La réponse de l’existentialiste Sartre est deux fois radicale : parce que « l’existence précède l’essence », je suis condamné à être libre et je dois assumer la totalité de mon vouloir comme de mon pouvoir. Je suis donc fondamentalement libre et absolument responsable : il n’y a de circonstances atténuantes que pour les esprits de mauvaise foi qui peuvent se cacher derrière les « circonstances » ou la foi. C’est aussi au nom de cette liberté qu’il est naturel et logique que l’intelligence produise une morale rationnelle, autonome, laïque, individuelle et exigeante, ayant pour vocation de ne jamais négliger la collectivité humaine dans et pour laquelle elle s’exprime. Nous sommes loin, très loin, des chemins de la mystique, de la foi et de l’extinction du moi: ici, le sujet se sait seul, dit « je » et porte sa liberté dans sa singularité comme l’exprime la formule de Levinas : « Être libre, c’est faire ce que personne ne peut faire à ma place. » Et pourtant, en chemin, on retrouve les mêmes espoirs, les mêmes exigences et un même besoin d’éthique, voire de lois, qui régulent et donnent une substance à la liberté elle-même. La liberté exige une conscience, une rigueur et, paradoxalement, une discipline : du sujet, du moi/soi, du croyant, du philosophe comme du mystique. Seul, ou en collectivité, on entre dans le cercle vertueux de l’expérience de la liberté et de la libération dont on ne sort humainement jamais. Car si la liberté est la condition de la responsabilité, l’une des dimensions de cette dernière est bien d’être responsable de l’usage de sa liberté. Si la loi peut réguler, elle ne peut tout codifier : dans la relation humaine, l’amitié, l’amour ou la simple rencontre, deux êtres libres doivent reconnaître leur sensibilité et leurs aspirations mutuelles. La loi permet parfois de dire des choses que l’humanité, ou la seule décence, invite simplement à ne pas exprimer. La quête de la liberté raisonnable consiste autant à revendiquer des pouvoirs légitimes qu’à apprendre à les maîtriser.

Nous parvenons enfin au but, ou peut-être est-ce l’origine. L’art est l’école privilégiée de cette rencontre entre la maîtrise, la liberté et la libération. Le pianiste ou le violoniste qui interprète Mozart, Schubert ou Beethoven passe des années à essayer de maîtriser une technique difficile. Les règles sont contraignantes, il faut s’exercer sans cesse, faire siennes les méthodes, se concentrer, dompter ses émotions, son corps, ses doigts. Peu à peu, la technique s’acquiert et les règles sont assimilées et offrent à celui qui les maîtrise une liberté insoupçonnée. Ses mains soudain volent et les champs du possible, de l’expression et de l’improvisation s’ouvrent infiniment parce que les lois du genre, les règles et les techniques sont si maîtrisées qu’elles donnent l’impression d’être naturelles, simples, aisées. Mozart ou Beethoven semblent soudain être, être là, ou donner à être. En art, une technique maîtrisée est une libération. Lorsque Baudelaire parle de la « sorcellerie évocatoire », il traduit cette même idée (en y ajoutant la potentialité de la transgression) : une maîtrise assurée du piano, du pinceau ou du verbe fait accéder à une liberté rendue possible par l’exercice de la contrainte elle-même. Après avoir étudié laborieusement, voilà que le musicien, le peintre et le poète jouent et alors leurs pouvoirs d’expression et d’évocation paraissent illimités, presque magiques. La maîtrise de la technique et de ses règles extérieures a ainsi permis de se concentrer sur l’univers intérieur avec sa densité émotionnelle et ses nuances d’intensité : on peut mettre des notes, ou des mots, ou des couleurs, aux sentiments, voire, au détour d’une alchimie des correspondances poétiques, des couleurs aux sons des mots, ou des mots aux tons des couleurs. Variétés infinies. Cette capacité à traduire est bien liberté et libération : tout devient possible. L’expérience religieuse et mystique ressemble beaucoup à ce type d’ascèse artistique : l’étude et la maîtrise de soi, du rituel, des règles et des formes apparentes sont le chemin qui mène à l’intérieur du moi, pour le rencontrer, le dépasser et vivre la libération spirituelle de l’être. Comme il n’y a pas d’improvisation artistique libre sans technique maîtrisée, il n’y a pas d’expérience spirituelle libératrice sans étude ni rituel codifié et intégré. Néanmoins, cela n’est pas sans risque car il importe de ne jamais perdre de vue les finalités : un artiste concentré sur la seule technique perd l’art ; un croyant ou un mystique obsédé par le rituel perd le sens et la spiritualité. Au fond, il en est de même dans notre vie publique et nos relations interpersonnelles : la loi et les règles servent certes à protéger nos libertés respectives, mais trop de lois finissent par nous étouffer et nous emprisonner. Notre liberté est à ce prix : il s’agit de vivre des paradoxes, de marier des contraires, d’établir des équilibres et des harmonies et de ne jamais perdre de vue tant les illusions apparentes que les finalités profondes.

5 Commentaires

  1. Assalâm ‘alaïkoum,

    Vous mentionnez à tue-tête que « nous n’aurions pas été colonisé si nous n’avions pas été colonisable » pour « responsabiliser » les actuels colonisés ou excolonisés. Vous vous inspirez de la pensée de Malek Bennabi. Heureusement qu’Edward Saïd (entre autres) ou Frantz Fanon ont fourni d’autres outils analytiques et politiques pour s’élever contre l’infériorisation symbolique et matérielle découlant de l’entreprise (post/néo) coloniale. La pensée musulmane, comme la vôtre (désolée de ne pas donner dans la dentelle) est assez pauvre de ce point de vue. Est-ce que les femmes, les handicapés sont infériorisés parce qu’ils sont infériorisable ? Le prophète Muhammad (SAW) à La Mecque, était-il infériorisé car infériorisable ? La question est plus complexe, et je crois qu’on peut lire la vie du prophète (SAW) autrement que du point de vue hégémonique qui est le vôtre.

  2. Bonjour,
    J’adhère complètement à ce que vous dites professeur au sujet de cette liberté et libération et je ne doute pas un instant que  » les règles assimilées offrent à celui qui les maîtrise une liberté insoupçonnée ». Cela est vrai en eftet dans le domaine artistique, dans toute expérience religieuse et mystique, mais aussi tout simplement pour comprendre le monde qui nous entoure et le regarder avec un oeil critique. C’est justement pour cela que je m’insurge contre le système scolaire en France qui se met à produire des illétrés et des analphabètes en nombre, qui sont loin de maîtriser les fondamentaux indispensables à leur libération et à leur autonomie la plus élémentaire. La notion même d’effort devient mal vue dans cette « école de la République ». Ce système forme de plus en plus d’individus aliénés, dépendants et qui répètent comme des perroquets les slogans qu’on a choisis pour eux au nom de leur prétendue « liberté » ! Triste constat pour un pays comme la France.

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