Évolutions 2/5

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Il faut ajouter encore la nécessaire relation à autrui. Ce n’est pas un hasard si le concept de «civilisation» réapparaît avec une nouvelle connotation dès le siècle des Lumières. Dans ses recherches sur l’usage moderne du concept de «civilisation», Benveniste relève qu’Adam Ferguson l’emploie en anglais dès 1759 avec l’idée que les sociétés, comme les êtres humains, passent de l’enfance à l’âge adulte: la civilisation exprimerait l’accès des sociétés à la maturité. C’est Mirabeau qui semble être le premier à utiliser cette même notion en français avec l’idée de mettre en avant le processus et la dynamique qui permettent à une société d’accéder à la civilité par un graduel «adoucissement de ses mœurs». Cette évolution de la conception de l’état d’une «société civilisée» vers celle d’une civilisation» (au sens du progrès) est fortement liée au rationalisme des Lumières et à l’idée que l’on se fait de soi et d’autrui. Il existe une évolution historique des sociétés et, partant, une hiérarchie entre les sociétés les plus avancées. Il y aurait d’une part les plus «adultes», les plus développées et les plus «civilisées» et d’autre part les organisations sociales primitives, «infantiles» qui doivent nécessairement mûrir et se développer. Le concept n’est donc pas «neutre» (au demeurant, il ne l’a jamais vraiment été), mais au XVIIIe siècle il prend une connotation plus volontariste et un statut assumé. On a la certitude d’être en avance, à la pointe du progrès, et d’ouvrir la voie pour toutes les autres civilisations qui devront inévitablement suivre.

Le terme de «civilisation» est donc désormais investi d’un jugement de valeur sur le «degré» d’organisation des sociétés, la «nature» de leurs croyances, le «type» de relations qu’elles entretiennent avec la raison et les sciences ou encore la «justification» de leur hiérarchie. Le modèle sur lequel ces jugements sont établis est bien sûr celui des sociétés européennes qui traversent, à vive allure, les étapes de leur révolution scientifique et industrielle. Ces sociétés incarnent, par définition et par essence, le summum de la civilisation et l’accès à la civilité supérieure. Ces considérations, auxquelles s’ajouteront certains aspects des théories du XIXe siècle sur l’évolution des espèces, des sociétés et leur sélection, vont constituer les justifications philosophiques et scientifiques des opérations de «civilisation», au sens littéral. Il s’agissait de «civiliser» les peuples «infantiles», «arriérés», «en retard» et de les coloniser pour les libérer de leur propre aliénation : les rendre adultes. Il fallait suivre la marche de l’Histoire et tel était le lourd «fardeau de l’homme blanc», que décrivait Kipling, «obligé» de coloniser les Philippines, l’Asie, l’Afrique et bien sûr l’Amérique du Sud. Si l’«homme blanc» dut parfois user de violence (voire recourir à l’esclavage qui ne fut de loin pas le seul fait des « Blancs » au demeurant), celle-ci était historiquement «légitime». Depuis les découvertes de Christophe Colomb jusqu’aux colonisations du XIXe siècle, les considérations humanistes, économiques et missionnaires se mêlent et se renforcent les unes les autres. On impose ses valeurs supérieures, on tire un profit économique certain et l’on christianise les populations: le processus irréversible de civilisation (au sens de civiliser) est en marche et l’on n’imagine pas qu’une régression, et encore moins un déclin, soit possible.

Il faudra beaucoup de temps pour que ces visions messianiques et cette conception même de «civilisation» soient reconsidérées de façon critique. Le XIXe siècle est déjà traversé de voix dissidentes qui ont quelques doutes sur les bienfaits du progrès et des missions civilisatrices. C’est surtout dans la critique marxiste de l’impérialisme que l’on trouve des analyses approfondies des mécanismes idéologiques et économiques qui sous-tendent ces processus de colonisation. Selon Marx et Engels, nous sommes au cœur du système d’exploitation et d’expansion capitaliste: il s’agit d’asservir et d’exploiter et non pas de civiliser. Plus d’un siècle après, Edward Saïd, à partir d’une approche différente, plus philosophique et plus culturelle qu’économique, cherchera à mettre en évidence les mécanismes idéologiques de L’Orientalisme qui déconstruit les civilisations de l’autre pour mieux s’en distinguer et les soumettre. Le résultat est identique: la référence à la «civilisation» semble, dans tous les cas de figure, soit nous cacher les vrais termes de la relation soit nous distraire d’une relation de domination philosophique, culturelle, politique et/ou économique.

Les guerres «mondiales» du début du XXe siècle, la montée des fascismes, les crises économiques des années 1920 et 1930 ébranleront la «supériorité définitive» de la civilisation occidentale sur toutes les autres. La contestation, puis la révolution communiste, la résistance de plus en plus importante et organisée des peuples du Sud remettent en cause les acquis et les certitudes. Le processus a commencé dès le XIXe en Amérique du Sud et s’intensifie désormais en Afrique et en Asie. Non seulement la «civilisation occidentale» connaît des échecs, des guerres, des crises et des régressions, mais sa façon de traiter les êtres humains «colonisés» et de les «civiliser» révèle des valeurs bien peu «humanistes» (pour ne pas dire «barbares»), souvent inhumaines ou déshumanisées. Les «expositions coloniales» que l’on présente en Europe jusqu’à la Seconde Guerre mondiale sont de véritables «zoos humains» où l’on exhibe aux Européens «civilisés» des femmes et des hommes «exotiques», «primitifs», en chair et en os, directement déplacés et importés des colonies.

Désormais, l’Histoire semble prendre un autre cours et les peuples résistent au nom de leur dignité, de leurs croyances, de leur indépendance et de leur propre civilisation. La décolonisation est en marche et avec elle une autre forme de civilisation. En Occident, des intellectuels et des politiciens continuent de penser que la colonisation était «positive» et qu’il s’est effectivement agi d’offrir des éléments de civilisation aux peuples du Sud, le savoir, le progrès et le développement économique et social des pays du Sud devant, selon eux, beaucoup aux apports des pays colonisateurs. Les évaluations peuvent parfois être critiques, positives ou plus nuancées, et l’on arrive lentement à une idée quelque peu différente de la notion de «civilisation». Elle existait déjà mais elle va se normaliser au gré des circonstances de l’Histoire: il n’est désormais plus question d’insister sur la dynamique historique mais sur les conditions intrinsèques qui permettent de définir ce qu’est une civilisation. L’approche est plus normative et considère les traits caractéristiques d’une société donnée qui peuvent expliquer son unité sur le plan des valeurs, des principes moraux, des références intellectuelles, des normes comportementales et des expressions artistiques. Il n’est plus question de «primitif», ni de «civilisé», ni d’aucun autre jugement de valeur. Il n’existe pas de succession d’étapes réalisant un processus de civilisation dans l’Histoire, mais une multitude de civilisations avec leurs références, leurs hiérarchies propres et leur évolution respective. L’historien Toynbee, au milieu du XXe siècle, en dénombrera vingt-cinq ou vingt-six qui ont pu apparaître, évoluer, se développer et parfois décliner et disparaître. Huntington, plus récemment, a intégré et développé cette approche plurielle dans sa théorie du «conflit de civilisations».

Les évolutions récentes et les définitions apparemment plus normatives ne signifient pas forcément qu’une idée plus égalitaire des civilisations se développe. L’acceptation de la diversité n’implique pas non plus la disparition de l’idée de supériorité. Les critiques de l’impérialisme postcolonial et du néocolonialisme économiques et culturels, au Sud comme au Nord, sont dirigées contre cette logique de domination qui prédomine encore, même si elle ne passe plus par la mainmise politique et la présence physique dans les nations sous tutelle. D’aucuns, dans le courant altermondialiste (mais pas uniquement), voient même dans le déplacement du débat sur les «civilisations» et les «cultures» à l’échelle globale la même stratégie de déplacement que nous avions rencontrée au niveau national avec les problèmes socio-économiques. La rhétorique qui s’autolégitime et finit par s’imposer, en se plaçant au cœur de la tension nourrie et instrumentalisée entre le «conflit» et le «dialogue des civilisations», est un voile qui cache les rapports de pouvoir et permet de mobiliser les populations en ravivant les sentiments d’appartenance, en excitant la peur et en exacerbant le naturel besoin de sécurité. Dans le Sud et dans les sociétés majoritairement musulmanes, des mouvements extrémistes violents ou des courants islamistes anti-occidentaux jouent sur le même registre pour galvaniser les foules et capitaliser leur pouvoir de représentation politique à partir des réactions émotionnelles et des frustrations populaires. La polarisation du débat sur les questions de «civilisation», de «religion» et de «culture» trouve des alliés objectifs des deux côtés du conflit potentiel des civilisations. Dans le même temps, d’autres esprits, ouverts et raisonnables, deviennent les alliés d’un dialogue désormais incontournable.

Dans le processus dialectique «conflit-dialogue», les concepts restent flous, les «civilisations» sont peu ou pas définies et les sentiments de supériorité et les logiques de domination perdurent. Une idéologie semble s’installer qui affirme que nous vivons une ère nouvelle qui se caractériserait par la fin des idéologies (ou leur absence) ou encore une époque de «non-idéologie» imposée par la mondialisation postmoderniste. Une inflation de termes et de concepts, à laquelle Noam Chomsky a affirmé avec ironie ne rien comprendre, qui masque judicieusement les enjeux très classiques, très anciens des relations de pouvoir. La théorie de Fukuyama sur «la fin de l’Histoire» et le parachèvement de celle-ci à travers l’expérience occidentale est somme toute assez révélatrice : on peut bien accepter la diversité des civilisations, mais il en est une qui est en avance et qui est supérieure par sa réalisation politique ultime et sa maîtrise des connaissances scientifiques et des savoir-faire technologiques: la démocratie. La théorie a ses partisans mais elle a été aussi fortement critiquée: les acquis occidentaux sont considérables mais il est impossible de les appréhender sans les soumettre à une évaluation globale des relations de cet «Occident» avec les autres aires de civilisation. Par ailleurs, l’évolution de l’économie mondiale voit surgir des forces économiques contradictoires (comme celles de l’Inde et de la Chine) et des résistances politico-religieuses, d’élites et/ou de populations entières (bien plus considérables que les seuls groupuscules extrémistes violents) qui sont loin de s’être résignées. Une reconnaissance juste, raisonnable et lucide de la diversité impose de modifier son regard sur le monde, sur les «civilisations» et leurs relations.

3 Commentaires

  1. Bonjour,ou bonsoir M. Ramadan merci de votre contribution à l’islam!

    Je me pose souvent une question en tant que musulman à l’ere de la mondialisation!

    Quel est le sens de notre vie ou comment donner un sens à sa vie?

    Cordialement,

  2. Intéressant! Mais il serait intéressant que cet article puisse (comme d’autres) animer des débats publics avec d’autres intellectuels. En ces temps troublés, cette façon d’aborder le concept de civilisation me paraît pacificatrice.

    Par ailleurs, pourriez-vous mettre en place un système qui permette de relier vos articles les uns au autres (ainsi je ne trouve pas le numéro 1 de cette série, alors que le début du présent article semble être une suite) et de tous les retrouver chronologiquement.

    Merci!

    FD

  3. Salam nous avons besoin des gens comme vous .Que ALLAL vous assiste dans tout ce que vous faites pour notre pure religion:ISLAM.mercie.

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