Histoire 3/4

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Nous l’avons dit, les esprits, jeunes et moins jeunes de notre époque, ont besoin d’étudier l’Histoire. Pour ce faire, il serait bon qu’ils redécouvrent et se réconcilient avec les anciens acquis de la modernité et revoient leurs jugements sur la nature et la fonction de la «tradition» parmi les hommes. Loin des effusions passionnées et craintives, et à distance raisonnable des entreprises de «déconstruction» de la «postmodernité» ou du «poststructuralisme» (qui ajoutent à la fébrilité émotionnelle de l’époque le postulat du relativisme définitif de la rationalité et de la vérité), nous avons besoin de reformuler quelques principes simples et d’intégrer les conditions de l’objectivité élémentaire. La Renaissance et l’humanisme ont vu naître des mouvements de résistance intellectuelle revendiquant – par l’art ou la philosophie – l’autonomie de l’individu, de sa raison et des sciences. Il était nécessaire de prendre une distance critique avec l’Église catholique et le pouvoir qu’elle exerçait à cette époque. L’amour, la raison, l’autonomie et la liberté étaient à la fois les moyens et les fins d’une opération d’émancipation au nom du statut de l’homme, de la science et du progrès. L’origine du processus est très lointaine : lorsque Dante (XIIIeXIVe siècle) nous propose de le suivre sur les traces de Virgile au cœur de ce voyage initiatique de la Comédie, qui deviendra divine, il nous porte aux confins de l’enfer et du paradis où l’on croise les figures de la philosophie antique et païenne pourtant non reconnues ou célébrées par la tradition chrétienne. Aux portes du paradis, c’est son amour et sa muse, Béatrice, qui devient le guide et qui dévoile au personnage Dante les délices du succès : avec ce motif féminin, nous sommes loin des références catholiques qui sont pourtant omniprésentes dans la Divine Comédie. L’amour, qui fut célébré dans la tradition courtoise (bien nommée fol’amor ou fin’amor) dès le XIIe siècle, s’associe ici – au cœur d’une œuvre d’inspiration chrétienne – à une reconnaissance certaine de l’héritage grec et romain, et notamment de la raison philosophique. Le phénomène est encore plus clair dans l’œuvre de Pétrarque (XIVe siècle), l’une des premières figures incontestées de l’humanisme italien. Il y eut ce coup de foudre pour Laure qui le transporta et allait décider de sa vie et de son œuvre : Pétrarque était un érudit, un savant, et il fut surtout connu pour sa poésie. Son premier projet était des plus explicites : «Retrouver le très riche enseignement des auteurs classiques dans toutes les disciplines.» Il n’a eu de cesse de lire, d’étudier, de compiler, et de faire compiler par ses relations et amis, les textes latins anciens. Il quitta l’Italie, s’installa en France : à Avignon, il eut des démêlés avec la hiérarchie cléricale, alors que, sur le plan poétique, sa vie dans le Vaucluse et le sud de la France lui permit d’avoir un accès direct aux œuvres des troubadours qui chantaient l’amour courtois. Intellectuellement et philosophiquement, l’humaniste Pétrarque a été un pont avec l’héritage romain et grec qu’il voulait retrouver, réhabiliter et libérer non pas contre l’Église, mais avec le souhait d’une réconciliation possible. Quand Laure décède, la parole poétique chante et se libère en empruntant à toutes les sources alentour et notamment à la littérature courtoise. Dans ses poèmes des Canzionere (Chants) et surtout dans les poèmes allégoriques des Trionfi (les Triomphes), Pétrarque célèbre l’amour charnel et spirituel de la femme, de Laure, physique, réelle, spirituelle, idéale. Alors que les Canzionere se terminent par une prière à la Vierge Marie, les Trionfi invoquent désormais Laure, la femme aimée, charnelle et si sensuelle. L’évolution est significative et rappelle le statut de la dame dans la littérature courtoise, que l’on sert et qui prend insensiblement la place de Dieu.

Nous assistons ici à un double mariage des plus significatifs : d’un côté, la revendication de l’héritage «païen» grec et romain associé à la faculté de raison qui y fut promue et, de l’autre, l’union de l’art, de la poésie et la célébration spiritualisée de l’amour terrestre et physique. L’héritage gréco-romain et la raison, l’art et l’amour, telles semblent être les sources vives de l’humanisme, de la Renaissance, puis de l’accès à une modernité qui doit beaucoup à cette histoire. Ce qu’il faut remarquer en analysant de façon plus approfondie les évolutions historiques et la nature des tensions qui s’y sont développées, c’est le jeu des pouvoirs et des résistances à l’œuvre dans cette révolution intellectuelle et culturelle. Les humanistes, puis plus tard les philosophes des Lumières, n’ont pas hésité à utiliser «une tradition», la tradition gréco-romaine, pour se libérer de l’emprise perçue comme exclusiviste de la «tradition chrétienne» et surtout catholique. Le processus était endogène, de l’intérieur de la culture occidentale, mais il n’en mettait pas moins deux traditions en opposition, l’une servant à se libérer de l’emprise de l’autre. L’art courtois, le chant de l’amour charnel tant opposé à l’univers de référence chrétien va provenir d’une autre tradition, cette fois-ci exogène, et produira le même bouleversement. Denis de Rougemont dans son ouvrage L’Amour et l’Occident montre les influences arabes et musulmanes de la littérature courtoise et la réappropriation de leurs motifs artistiques dans les traditions orales des troubadours du sud de la France. Qui connaît la poésie et la littérature arabes médiévales reconnaît aisément leur influence car celles-ci, ne partageant pas avec le catholicisme la diabolisation du corps et de l’amour charnel, n’hésitaient pas à chanter l’amour. Ici encore, c’est le recours à une tradition à la fois religieuse (puisque la référence au divin et à l’éthique demeure) et artistique qui va permettre de sortir des limites de la tradition dominante, de transgresser pour enfin se libérer. L’humanisme, la Renaissance, la modernité ont une histoire : des traditions en tension, parfois en lutte, et qui se distinguent, se marient ou s’opposent ; des mémoires contradictoires en quête de légitimité, de liberté et de pouvoir.

Reconnaître l’objectivité de ces luttes internes, anciennes et intenses (quant au rapport de l’Occident avec soi-même), permet de comprendre comment ces mêmes tensions vont s’installer et jouer un rôle déterminant auprès des civilisations et des traditions alentour. La même logique s’est installée, le même rapport de tension, de conflit potentiel et de pouvoir. L’accès à la rationalité, à la liberté, à la science et au progrès n’a point empêché les hommes de privilégier leurs traditions et leurs mémoires aussi humanistes et éclairées qu’elles pussent être. Le phénomène est intellectuellement troublant et pourtant très humain. Au lendemain de la Révolution française, née de la revendication des droits et de la liberté, le pays va connaître son culte de la Raison et sa Terreur destructrice : comme si tout avait été oublié. Au demeurant, les valeurs nobles pour soi n’ont pas été perdues, mais l’attraction et la volonté de pouvoir sur d’autrui n’ont jamais disparu. Le mouvement d’émancipation, qui revendique la liberté pour soi, n’annonce pas, ni n’assure, l’égalité et la liberté de tous. On raisonne toujours à partir de son état, de son statut et de sa tradition. Le communisme nous annonçait que le prolétariat opprimé vivrait sa révolution et imposerait une «dictature du prolétariat» qui devait être une étape vers la liberté de tous. L’Histoire, et notamment l’histoire des rapports de pouvoir, nous a montré qu’il s’agissait d’une réelle dictature, d’un aboutissement et non d’une étape, une simple et malheureuse substitution des pouvoirs absolus et autocratiques. Les partisans des droits humains, de l’égalité et de la liberté peuvent bien avoir résisté en brandissant ces idéaux, cela ne les a pas empêchés de les oublier au moment de s’imposer et d’aller coloniser l’Amérique, l’Afrique ou l’Asie. Les avocats de la colonisation «civilisatrice» avaient beau être, apparemment, de farouches partisans du droit à l’éducation pour tous, du respect de la liberté individuelle quand il s’agissait de leur société – à l’instar de Ferry en France ou de lord Cromer en Grande-Bretagne –, certains faisaient montre de bien peu d’états d’âme humanistes quand il était question de civiliser les «indigènes». Certains critiques ont d’ailleurs relevé, dans le cas de Jules Ferry, qu’il n’existait pas de réelle contradiction : l’éducation publique, gratuite et obligatoire avait aussi la mission de «civiliser» de l’intérieur et de s’imposer aux régionalismes ou à tout autre contrepouvoir. La mainmise politique et économique de la colonisation, avec son lot de terreur, de tortures, voire d’exécutions sommaires, était soudain justifiée au nom du sens de l’Histoire, privilège de la mémoire des dominants. C’est le même phénomène que l’on rencontre aux États-Unis avec cette idée de la «mission de l’Amérique» octroyée par la Providence, cette «destinée manifeste» selon l’expression d’O’Sullivan, qui justifiera le génocide et la déportation des Indiens. L’Histoire, les mémoires et les traditions qui se disputent les interprétations des événements, les valeurs et les références ont toujours été des champs de conflit et de lutte de pouvoir. Il est peu probable qu’il en soit autrement un jour.

Les choses semblent se crisper néanmoins aujourd’hui dans deux mouvements de polarisation en apparence contradictoires mais au fond de même nature. Dans le monde globalisé, et au cœur des sociétés de plus en plus pluralistes, on assiste à la fois à des revendications concernant l’« universel » et à d’autres exigeant la reconnaissance des « mémoires », de la légitimité des cultures et des traditions singulières, comme des expériences historiques. On se dispute donc sur la question du monopole de l’universel ainsi que sur la vérité des « mémoires » quant à l’objectivation de l’Histoire. Dans les faits, on s’aperçoit qu’il s’agit de la même exigence, de la même motivation : faire reconnaître le statut légitime de son être, de son appartenance, de sa tradition et de ses vérités. La passion l’emporte et on assiste à des réductions coupables à mille lieues de l’héritage de l’humanisme et de l’esprit critique. Nos peurs et nos identités en péril, nous l’avons dit, nous entraînent à reconstruire nos passés, à les réduire, à les idéologiser, à les purifier, voire à en exclure l’étranger ou l’impur. Lorsque le pape, dans sa conférence académique du 12 septembre 2006, parle des racines grecques et chrétiennes de l’Europe, il ne présente pas un exposé objectif de l’Histoire : s’il est vrai, à l’évidence, que l’Europe a des racines grecques et chrétiennes, il n’en demeure pas moins que celles-ci sont loin d’être exclusives et que le judaïsme et l’islam participent bien, et depuis longtemps, à l’identité européenne. Il faut appréhender cette analyse en gardant en mémoire d’autres réflexions du cardinal Ratzinger, devenu le pape Benoît XVI : il a répété maintes fois dans le passé que l’Europe était « menacée » si elle oubliait ses racines chrétiennes et qu’elle est aujourd’hui religieusement et culturellement « en danger ». La crainte du présent (par rapport à la sécularisation, à la déchristianisation, à la présence de l’islam ou d’autres spiritualités comme le bouddhisme), la prise en compte de nouveaux rapports d’influence (de nombre et de force) qui semblent ébranler une tradition jusqu’alors homogène entraînent une reconstruction sélective et réductrice du passé. Nous ne sommes plus dans l’histoire commune, mais dans la mémoire singulière qui distingue et sélectionne. Cela peut laisser présager pour demain des conflits passionnés à propos des racines autant qu’au sujet des identités.

8 Commentaires

  1. C. Lévi-Strauss avait bien étudié cet aspect : l’Autre est ce « sauvage » (parfois même déshumanisé) qui a besoin qu’on l’éduque pour qu’il ne soit plus aussi différent de soi, pour le sauver de son « manque » ou « absence » de civilisation. Mais ce n’est pas vraiment cela qui gène réellement les hommes, je veux dire la « non-civilisation » des Autres, mais c’est de risquer de vivre à côté d’autres cultures qui pourraient influencer sa propre culture. C’est la peur de voir se perdre ses propres repères, parce qu’on est tenté de les confronter aux repères de l’Autre, mais ceux-ci sont insaisissables, tellement incompréhensibles, et dangereusement exotiques.
    « Tristes Tropiques »: je l’avais eu comme sujet en classes prépa, avec l’autre sujet sur la passion amoureuse en Occident ! Quelle coïncidence…

  2. Je crois moi que dans tout cela, il y a et il y aura toujours des humains quelques soient leurs confessions, leurs appartenances culturelles, leurs  » origines « , simplement par ce qu’ils proviennent en fait d’une même source, qu’ils ont les mêmes corps ( quelques soient leurs couleurs ); ils préserveront les grandes valeurs de l’humanité que DIEU leur a incrustait au fond de leur âmes.

  3. Salam, Bonjour…

    Asymétriquement invariablement et modestement, il s’entend assez bien à chacun, à chacune, entre les frontières visibles invisibles et multipolaires composant des états nouveaux et des univers anciens, que l’Histoire traverse et réunit toutes les mémoires mais que les mémoires fragilisent et séquencent toute l’Histoire, ainsi la recherche différentielle et combative produit déplace et subjugue fortement l’indépendance altruiste et salutaire des peuples, et le développement culturel et expressif contraint consigne et motive partiellement la reconnaissance humaine et solidaire des valeurs, d’ailleurs, sans tout exemple précisant la démesure des études fondées des siècles et la résistance des analyses planétaires des critiques, balayant de fait les liens inopportuns et envahissants, les forges et les sciences des matières et des esprits se distinguent exponentiellement, et jusque mortellement, dans l’Histoire temporelle des consciences humaines individuelles et collectives car, analogiquement, quand la Paix à ses instants protégea la raison mutuelle et vitale du sens commun et, chronologiquement, quant à force de recherche peu consensuelle et de développement trop idéologique, elle dû se protéger à ses dépens des éléments jaillissants et des contrastes dissonants, dès lors, civilement, quels instincts furent autrement moins distincts à tout être humain…

    Comme déduire prête parfois et sagement à raisonner, l’avenir serait donc le seul conjugable, la seule conséquence à garantir de remédier des causes imparfaites et des liens offensifs d’hier et d’aujourd’hui…

    …KHassan…Salam…merci…

    • C’est de l’ignorance. A travers le saint coran, nombre de versets nous incitent à observer les vestiges des peuples passés. Les observer, pas les détruire. Pourquoi Dieu nous invite à étudier ces vestiges? Pour nous faire perdre notre temps, ou notre foi, ou notre raison? Bien sûr que non. Il y a des leçons évidentes à tirer d’un examen des lieux historiques: il permet d’approfondir notre connaissance du passé, des gens qui nous ont précédé, tenter de comprendre comment une civilisation a pu atteindre le sommet, et comment elle a pu s’éteindre… et de garder en mémoire cette vérité absolue pour tout croyant qu’à part l’Eternel, tout a une fin (et que nous retournerons tous à Lui).
      Voici un exemple :

      Sourate 32 (As-sajda, la prosternation), verset 26 :
      « N’est-ce pas une indication suffisante pour eux (de voir) combien Nous avons anéanti de générations avant eux, dont leurs pieds foulent aujourd’hui les anciennes demeures ? N’y a-t-il pas en cela des preuves évidentes ? Ne peuvent-ils pas en saisir le sens ? »

      Si on s’amuse à détruire tout vestige du passé, soyons certains que nos propres vestiges (à supposer que ce genre de pratique soit compatible avec l’édification de belles constructions, et qu’on arrive alors à les laisser aux générations futures comme seule trace de notre passage sur Terre) ne dureront pas aussi longtemps: les générations futures perpétuerons le culte du: « je me fiche du passé ». Ce qui vaut pour les vestiges vaut bien sûr pour les livres, les connaissances qu’on voudrait transmettre aux générations futures.
      C’est donc de l’ignorance, et qui ne peut engendrer qu’ignorance.

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