La vie sociale, politique et économique va, on le conçoit aisément, être directement influencée par les fondements que nous venons d’analyser. L’homme, qui jouit d’une liberté réelle et fondamentale, devra garder en mémoire ces dimensions de propriété, de droit et de responsabilité. Sa vie sera témoignage. C’est dans ce « paysage de sens » que va se définir l’idée d’individu, que va prendre forme la notion de « communauté » : d’elle vont naître les principes généraux du droit. Et c’est une des spécificités de l’islam d’avoir enfanté une réflexion dont l’essence est avant tout juridique : que ce soit sur le plan individuel et cultuel, sur le plan social et politique ou sur le plan financier et économique. Le Droit, en ce qu’il est la codification des responsabilités, des libertés et des principes de coexistence, est premier.
Les juristes « des sources de la législation », à la suite de la formulation produite par le savant As-Shâtibî dans son célèbre ouvrage Al Mu’afaqât, ont déterminé cinq principes dont le respect va orienter toute la réglementation religieuse et qui, a fortiori, va influer sur les perspectives sociales, politiques et économiques : la religion (ad-dîn), la personne (an-nafs), la raison (al-‘aql), la filiation (an-nasl), les biens (al-amwâl). Il est possible de dire que toutes les obligations et toutes les interdictions religieuses découlent du respect strict de ces principes fondamentaux. De fait, la législation des différents domaines d’activité humaine devra s’efforcer de préserver cette orientation essentielle : celle-ci doit agir comme la référence, comme une sorte de mémoire des finalités, que les croyants ne peuvent négliger.
I/ Les principes sociaux
S‘il est un domaine où le respect fondamental des principes précités exige une vigilance de tous les instants, c’est bien celui de la sphère sociale. À tous les niveaux, aussi bien sur le plan strictement cultuel (al ‘ibadât, ce qui a trait aux piliers de l’islam, au culte) , que sur celui, plus large, de la vie quotidienne ; l’islam est porteur d’un enseignement entièrement dirigé vers la dimension communautaire et sociale. Au point que l’on peut dire qu’il n’y a pas de pratique réelle de la religion sans investissement personnel dans la communauté : la sérénité de notre solitude devant le Créateur ne peut être que si elle est nourrie par notre relation chaque jour renouvelée avec nos semblables. On comprend donc que s’il est une responsabilité qui pèse sur chaque individu devant Dieu ; il existe, par extension, une exigence déterminante adressée au groupe, à la société proprement dite : elle est le lieu au sein duquel se décide le destin de chacun de ses membres et, de fait, il est nécessaire que soient offertes à chacun les conditions optimales lui permettant de répondre à ses aspirations spirituelles et morales. Ce n’est pas peu dire.
La dimension sociale est fondamentale, sans l’ombre d’un doute, et c’est sur elle que repose l’ensemble des références religieuses et culturelles : organiser l’espace social, c’est se donner les moyens de vivre son identité pleinement, sereinement. Toute réflexion sur un projet de société qui voudrait relever le défi de la « vie moderne », en Occident ou en Orient, doit, sans médiation, s’articuler autour de cet espace. À l’heure de la crise qui secoue aujourd’hui les États-Unis et l’Europe, on sent, à l’ombre des indicateurs du chômage, de l’exclusion, de la violence et de la xénophobie, qu’il devient urgent de repenser « le fait social ». Et ce, en amont des préoccupations politiques ou économiques. Les pays asiatiques ne faillent pas non plus à cette règle, pas plus que les sociétés du Sud, toutes traditions confondues, pour qui l’avenir s’annonce bien sombre si rien ne vient perturber les dérives actuelles.
Il convient d’apporter des réponses concrètes et il ne suffira pas de présenter un projet de société théorique fondé sur des conceptions générales et, de surcroît, idéales, pour inverser l’ordre des choses. S’en référer à l’islam, c’est décrire un horizon de foi, de pensée, de culture et de civilisation… ce n’est pas encore avoir élaboré les solutions. Si la formule « L’islam est la solution » est un slogan unificateur, il n’est qu’un slogan vide de toute stratégie et de toute planification. Oublier cela, c’est s’approcher d’un piège dans lequel plus d’un musulman est tombé en considérant qu’il suffit de citer les sources pour traduire la dimension de leur juste applicabilité en fonction du contexte actuel. L’histoire aurait dû nous apprendre pourtant qu’il est en tout cas deux façons de trahir l’enseignement offert par nos sources : tronquer le texte est la façon la plus courante… mais appliquer un texte hors de son contexte, hors de son orientation (qasd), est une trahison bien plus pernicieuse parce que, en apparence, tout porte à croire que l’on a respecté la lettre. Les aménagements islamiques de vitrine sont dangereux… dans leur superficialité, ils sont mensongers. Ce formalisme est l’un des pires ennemis de celui qui, en toute sincérité, veut respecter les enseignements coraniques et traditionnels : il permet de les appliquer comme l’on cite, sans grand effort de recherche, à peu de frais. Mais avec tant de dégâts.
Nous aurons ici à nous prémunir contre ce penchant. Mais il convient de ne pas tomber dans l’autre extrême qui consisterait à faire peu de cas des références et à attendre des musulmans – à tout le moins de ceux qui désirent rester fidèles aux orientations de la Révélation coranique – qu’ils traduisent un projet hors de toute finalité prédéterminée, hors de toute dimension religieuse et culturelle. Penser la modernité exige que nous présentions clairement quels sont les impératifs et les priorités des grandes orientations de l’action sociale. Ce cadre décrit, il nous sera possible de proposer des perspectives pour les problèmes contemporains.