La shûra est l’espace qui permet en islam la gestion du pluralisme. Le terme arabe veut dire « consultation », « concertation » ou encore « délibération ». Il apparaît à plusieurs reprises dans le Coran : deux versets sont généralement cités puisque c’est à partir d’eux que se traduit le principe d’orientation générale. Dans la sourate du même nom (as-shûra), on peut lire :
« […] Ce qui est auprès de Dieu est meilleur et plus durable, pour ceux qui croient : ceux qui se confient à leur Seigneur ; ceux qui évitent les péchés les plus graves et les turpitudes, ceux qui pardonnent après s’être mis en colère ; ceux qui répondent à leur Seigneur ; ceux qui s’acquittent de la prière ; ceux qui délibèrent entre eux au sujet de leurs affaires ; ceux qui donnent en aumônes une partie des biens que nous avons accordés. » Coran 42/36-38
La gradation ici ne doit rien au hasard et l’on remarquera, après la qualification des croyants sous l’angle moral, l’expression d’une classification des attitudes : la réponse à Dieu (dont le sens ici est de suivre ses recommandations), l’acquittement de la prière (second pilier de l’islam après l’attestation de foi), puis, sur le plan communautaire, la pratique de la délibération et l’engagement social solidaire. Ainsi donc la formulation est claire, le fait de s’en remettre à Dieu sur le plan personnel ne veut pas dire qu’il existe des solutions toutes faites pour régler les affaires communautaires. Nous avons dit un mot plus haut de la concertation (même racine verbale) qui doit exister entre la femme et le mari pour décider de sevrer l’enfant ; de la même façon, les croyants se caractérisent ici par le fait qu’ils « délibèrent entre eux au sujet de leurs affaires ».
On sait, et les traditions sont nombreuses rapportant que le Prophète pratiquait en permanence la concertation avec ses compagnons. Chaque fois qu’une situation se présentait vis-à-vis de laquelle aucune révélation n’était intervenue, il était à l’écoute de ceux qui l’entouraient et prenait les décisions en conséquence. Lors de la première confrontation avec les gens de la Mecque, à Badr, le Prophète Muhammad interpella ses compagnons : « Ô vous les gens, faites-moi part de vos opinions. » Ibn al Mundhir lui demanda si l’emplacement choisi pour la confrontation avait fait l’objet d’une révélation ou s’il s’agissait d’une décision personnelle, le Prophète (pbsl) répondit qu’il s’agissait de son seul choix : al Mundhir proposa une autre stratégie qui permettait d’avoir la mainmise sur l’eau. Muhammad se plia à cette argumentation et fit déplacer l’ensemble de son armée. Dans la gestion des affaires, le Prophète lui-même faisait la part des choses entre l’origine absolue des principes et la relativité de son opinion personnelle et ce, comme ici, dans une situation qui pouvait décider de la vie ou de la mort de toute la communauté.
Le fait est encore plus explicite dans le contexte de la révélation (sabab an-nuzûl) du deuxième verset qui fait office de référence. Avant la bataille de Uhud, il existait des avis divergents sur la question de savoir s’il fallait sortir à la rencontre des adversaires mecquois ou s’il fallait les attendre. Le Prophète était d’avis qu’il fallait attendre, cependant, lors de la délibération, c’est l’autre parti qui emporta la majorité et il fut décidé que l’on suivrait sa décision. Les musulmans sortirent donc et, après les péripéties du combat durant lequel un groupe ne suivit pas les ordres, ils perdirent la bataille. C’est dans ces conditions de défaite que fut révélé le verset en question :
« Tu as été doux à leur égard par une miséricorde de Dieu. Si tu avais été rude et dur de cœur, ils se seraient séparés de toi. Pardonne-leur ! Demande pardon pour eux ; consulte-les sur toute chose et si tu as pris une décision, place ta confiance en Dieu. Dieu aime ceux qui ont confiance en lui. » Coran 3/159
Après la défaite, le Prophète (pbsl) a pardonné aux compagnons qui s’étaient laissés emporter par leurs désirs et qui avaient provoqué le premier revers des musulmans. Malgré cette situation, la Révélation confirme fermement le principe : « consulte-les sur toute chose »… quel que soit le résultat, la délibération s’impose et l’avis de la majorité est déterminant.
L’exemple du Prophète a été suivi de belle manière par ses successeurs. Abû Bakr réunissait les compagnons les plus compétents et fiables et les concertaient pour les décisions juridiques, sociales ou politiques. Lors de son accès au califat, il dit à la communauté : « Si vous me voyez dans la vérité (le juste), aidez-moi ; si vous me voyez dans l’erreur, reprenez-moi. » Ce furent à peu près les mêmes mots prononcés par son successeur ‘Umar lorsqu’il lança : « Si quelqu’un parmi vous voit dans mon action des distorsions, qu’il les rectifie. » Ce type de comportement est né du respect du principe édicté dans les deux versets, mais à lire l’histoire, on s’aperçoit que, d’emblée, chacun d’entre les successeurs avait pensé un mode de consultation spécifique : le principe de la délibération énoncé dans le Coran ne dit rien de l’actualisation de sa forme.
En nous appuyant sur ces considérations, en tenant compte également de la diversité des pratiques de la consultation dans l’histoire de la civilisation islamique et des réflexions produites par les ulémas (savants) , on peut dégager sept principes inhérents à la notion de shûra :
1. Le politique doit offrir à la communauté les moyens de la délibération et donc de la participation dans la gestion de ses affaires. Ce sera soit par des élections directes, soit sous le modèle de la représentation : la forme peut dépendre des situations historiques , des habitudes ou des structures sociales existantes.
2. La création d’un « conseil de la shûra (délibération) » – majlis as-shûra – s’impose et nécessite de structurer le mode de consultation du peuple qui permettra l’élection des membres de ce conseil. Élections directes, formation de conseils régionaux, ou autres : toutes ces formes sont acceptables dès lors qu’elles permettent la participation et la consultation de la base selon la formule coranique.
3. Les membres du conseil sont choisis en fonction de leurs compétences selon le rôle spécifique dévolu au conseil. Il paraît évident qu’il faudra y trouver deux types de compétences : d’une part, celles qui sont liées aux connaissances des principes d’orientation islamique reconnus, auxquelles doit s’ajouter la maîtrise des affaires sociales, politiques ou économiques selon les domaines où la réflexion est engagée. Le système de commissions mandatées que l’on trouve dans les parlements aujourd’hui peut légitimement faire l’affaire. C’est à l’intérieur de cette instance ou d’une autre mandatée par elle que doit s’élaborer la pratique de l’ijtihâd dont nous avons déjà parlé et qui fait le lien entre les sources et les réalités concrètes. C’est le rôle de ceux qui sont connus dans la juridiction islamique sous le nom de « gens qui lient et qui délient » (ahl al hal wal-’akd). Impossible aujourd’hui de laisser cette fonction aux seuls théologiens ; les sciences sociales, politiques, économiques ou encore médicales et expérimentales ont atteint un tel degré de complexité qu’il ne peut s’agir de traiter les questions juridiques et éthiques qui y sont relatives sans concertation avec les spécialistes de ces domaines.
4. Le choix du responsable de la nation (le président, l’imâm – celui qui se place devant –) peut être délégué au Conseil de la shûra (ou aux conseils régionaux, s’il en est) mais il peut aussi être le fait de la population.
Encore une fois, le principe du choix du peuple est inaliénable en islam ; la forme que prendra sa réalisation peut dépendre d’un grand nombre de facteurs historiques, géographiques et même culturels. L’idée d’un mandat à durée déterminée ne contrevient pas aux enseignements islamiques.
5. Le président de la nation est donc choisi par la communauté (hommes et femmes doivent avoir le droit de participer à ce choix). Comme n’importe quel président lié par la constitution de son pays, il se doit de respecter les principes de références islamiques et en cela, il en est le garant devant le Conseil de la shûra (et devant le peuple) à qui il doit rendre compte de sa politique générale et de celle de ses ministres. C’est très exactement ce que faisait Abû Bakr et ‘Umar, et c’est bien en ce sens que s’articulent, dans les sociétés modernes, les instances exécutives et législatives.
6. La séparation des pouvoirs est l’un des principes fondamentaux de l’organisation de la cité et il a été respecté dès l’arrivée de Abû Bakr au califat. Les juges (cudâ’, pluriel de câdi) devaient exercer leur fonction de façon autonome et selon le principe de l’égalité de tous devant la loi. ‘Umar, en ce sens, avait adressé des recommandations très fermes à un juge de l’une de ses provinces qui sont d’ailleurs restées célèbres.
7. La population, dès lors que les principes d’élection ont été respectés, fait acte d’allégeance (bay’a) à celui que la majorité a choisi. Cette allégeance suppose des conditions et ne peut être le fait d’une soumission aveugle. Elle exige une conscience critique de la part du peuple à l’égard de celui qui a la responsabilité de gérer ses affaires : cette participation critique, pour l’islam, est l’un des devoirs fondamentaux du citoyen. Une tradition rapporte : « Le musulman doit écouter et obéir pour ce qu’il aime et pour ce qu’il déteste sauf s’il s’agit d’une désobéissance (aux principes du Créateur) : si on lui impose une telle désobéissance, alors il n’y a plus d’écoute, ni d’obéissance. »
Un président, un roi, qui répandrait l’injustice, le déni de droit et la corruption ne peut recevoir d’allégeance : il trahit le message qu’il dit défendre. La population doit user de tous les moyens légaux pour en changer.
Merci beaucoup ! J’apprends toujours avec vous …
Salam alaykum Mr Tariq..
Vous pensez que la shura dont il est question dans le coran et qui a été appliquée par le prophète (as) selon vous,est celle pratiquée par Omar et Abu bakr?
La shura de l’islam admet-elle que quelques personnes et puis les moins influents viennent décidées pour la communauté ?
Quand nous parcourons les narrations, on peut conclure que la shura faite par Abu Bakr à la Saqifa et celle faite par Omar à la proche sa mort, ne ressemble pas du tout à cette Shura qui fédère la communauté autour d’un Guide unanimement choisi.
Cette lumière peut-elle
Cette lumière peut-elle
tout un monde nous rendre ?
Est-ce plutôt la nouvelle
ombre, tremblante et tendre,
qui nous rattache à lui ?
Elle qui tant nous ressemble
et qui tourne et tremble
autour d’un étrange appui.
Ombres des feuilles frêles,
sur le chemin et le pré,
geste soudain familier
qui nous adopte et nous mêle
à la trop neuve clarté.
RMRILKE
Très bon article. Essentiel pour une vision objective et structurée. Merci.
Ce principe de shura n’est guere respecte par les musulmans eux meme. C’est ce qui domageable a mon avis. Merci Pr. Puisse Allah nous accorde Son aide inch’Allah.
As salamu alaykum Professeur. Merci pour l’article, tres bien ecrit. Moi mon souci est, est-ce que la consultation en Islam nous impose à suivre la majorite dominante,même si cette opinion ne repose pas sur la verité,comme on le voit en democratie moderne?