La question des femmes

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La question de la femme a toujours été l’une des priorités de mon engagement : je n’ai eu de cesse de questionner les interprétations traditionnelles et d’appeler les musulmans à une lucidité honnête et à une réflexion critique sur la situation des femmes dans les sociétés majoritairement musulmanes et les communautés établies en Occident. Il ne s’agissait pas pour moi de répondre aux critiques occidentales en adoptant une attitude défensive (voire apologétique), mais bien de répondre à l’exigence de probité intellectuelle et de cohérence. Je l’ai dit et répété : l’islam n’a pas de problème avec les femmes mais il apparaît clairement que les musulmans ont effectivement de sérieux problèmes avec elles et il faut en chercher, de l’intérieur, les raisons et parfois les (discutables) justifications.

Il y a d’abord un double phénomène à la source de toutes les constructions théologiques et sociales qui se sont établies a posteriori. La question des femmes est l’un de ces domaines qui est le plus touché par les lectures littéralistes du Coran et des traditions prophétiques. Négligeant le fait que la Révélation s’est produite dans un contexte donné et que sa transmission, sur vingt-trois années, détermine une orientation quant à la pédagogie divine, les lectures littéralistes figent le Texte hors de son contexte, de sa progression interne et des finalités du message global. Elles opèrent par « réduction » et parviennent parfois à justifier des interprétations qui sont clairement en contradiction avec la totalité du message dans son évolution historique ou encore avec le modèle comportemental du Prophète de l’islam. Au-delà des pratiques injustifiées (comme la violence physique dont nous avons déjà parlé), c’est la conception même de la femme, de son identité et de son autonomie qui différencie les interprétations réformistes des interprétations littéralistes : ces dernières, en intégrant sans distance critique le contexte patriarcal de l’époque, associent la présence et le rôle de la femme à sa relation à l’homme, alors que l’approche réformiste cherche à dépasser le contexte historique et à extraire les objectifs fondamentaux quant à l’identité de la femme et à son statut d’être autonome. La femme doit ainsi devenir sujet et maîtresse de son destin.

L’étude des écrits et commentaires des anciens ‘ulamâ, de Tabarî à Abû Hâmid al-Ghazâlî, nous convainc que ceux-ci étaient très influencés par leur milieu culturel. Souvent, on constate qu’ils opèrent très involontairement par « projection » sur les Textes leur contenu et leurs objectifs. Pour le faqîh (juriste musulman) et le commentateur contemporains, il faut ainsi faire un double travail dialectique d’analyse : lire les sources scripturaires à la lumière de leur contexte puis lire les commentaires postérieurs à la lumière des contextes socioculturels des savants qui les ont produits. Ce travail de déconstruction est difficile mais il permet d’établir la critique de l’enveloppe historique et culturelle qui a été projetée sur les sources premières. Ainsi le discours sur les femmes a-t-il été très influencé par les cultures patriarcales et on en est arrivé à justifier des pratiques culturelles qui n’étaient pas « islamiques ». L’excision des femmes, les mariages forcés, les crimes d’honneur, par exemple, ne sont pas islamiques même si certains savants ont essayé de les justifier religieusement. Ce travail critique est loin d’être abouti et il importe de sensibiliser les musulmans et leurs concitoyens sur ces confusions qui mènent à des trahisons. C’est en ce sens qu’avec l’association musulmane SPIOR , depuis Rotterdam, nous avons lancé une campagne européenne en mai 2008 contre les mariages forcés : il s’agit de ne pas se taire et de dire avec force que ces pratiques (comme l’excision, les crimes d’honneur ou autres) sont anti-islamiques.

Il ne faut pas non plus minimiser la dimension psychologique dans le débat concernant les femmes. La relation avec l’Occident est complexe : avant, pendant, puis après les colonisations, la question de la femme a été centrale dans les relations de pouvoir et les débats politiques autant que théologiques et culturels. Cela a nourri dans la psyché musulmane contemporaine une sorte de réaction-réflexe : moins le discours est occidental à propos des femmes, plus il est perçu comme islamique et, inversement, plus il est islamique, plus il se devrait d’être restrictif et s’opposer à la permissivité occidentale dont la finalité serait de laminer les fondements de la religion et de la morale. Cette attitude a souvent empêché les savants et les intellectuels musulmans d’engager une critique de l’intérieur qui s’affirme comme autonome et rigoureuse et qui se justifie par le souci de réconciliation des musulmans avec leur propre message et ses finalités. Il ne s’agit pas d’être naïfs sur les rapports de domination mais bien de se libérer des craintes et des aliénations qui, pour se distinguer de l’autre et refuser sa mainmise, figent la pensée. Refuser la domination de « l’Occident » en trahissant les enseignements de son propre message religieux est une forme d’aliénation plus dangereuse encore puisque, dans la résistance, on a perdu sa capacité critique, son souci de cohérence et son énergie créatrice. On ne se définit plus que par l’autre, à travers son miroir négatif : la psychologie a ici raison de la libération.

Il importe donc de mener un travail critique approfondi et de pousser les femmes à s’y engager, en acquérant les connaissances religieuses nécessaires pour développer des lectures féminines nouvelles. Il faut qu’elles soient présentes dans les espaces de décision de la communauté religieuse, dans les organisations, dans les conseils de gestion des mosquées, etc. On doit bousculer les choses pour que les femmes trouvent leur juste place mais elles doivent aussi se mobiliser : elles n’obtiendront rien si, de leur côté, elles cultivent une mentalité de victimes. On le voit aujourd’hui, partout où les femmes ont accès à l’instruction, à l’éducation islamique, et même à l’engagement communautaire et social, elles font mieux que les hommes : meilleurs résultats, plus d’engagement, plus de rigueur et de sérieux. La réalité et les chiffres parlent d’eux-mêmes. Ce processus doit se poursuivre et offrir la possibilité aux femmes d’avoir accès à la société civile et au travail, avec des revendications qui doivent aller de soi : même formation, même compétence signifie obtention du même salaire et les discriminations à l’emploi (parce qu’il s’agit d’une trop jeune femme qui passera sans doute par une maternité ou d’une femme trop âgée qui ne correspond pas à « l’image » de la jeunesse) doivent être refusées et combattues. Qu’on l’appelle féministe ou non (ce qui ne me dérange pas), cet engagement pour les droits légitimes de la femme peut et doit se faire de l’intérieur pour avoir quelque chance de succès. La route est longue et il s’agit de s’y engager ensemble : en élaborant un discours qui parle de la femme en tant qu’être avant de s’intéresser seulement à ses fonctions familiales ou sociales, un discours qui protège son autonomie et sa liberté d’être et d’agir. Il s’agit pour nous, pour nous tous, d’être cohérents : garantir la liberté de la femme veut dire d’accepter que celle-ci puisse faire un choix que l’on comprend ou un autre que l’on ne comprend pas. Il faut se méfier de ces nouveaux juges très « libéraux », et surtout très dogmatiques, qui se permettent de juger du seul bon usage de la liberté d’autrui.

19 Commentaires

    • Salaam

      Une lecture objective et coherente tout a fait fidele au texte sacre qui visent purement et simplement a rapprocher les hommes et les femmes de leur createur, qui ne vise pas a promouvoir le pouvoir ou la domination des hommes ou des femmes au detriment de la spiritualite.
      Au dela de la dynamique du rapport de forces de tous les temps, de toutes les cultures, il faut se rappeler du plus important.
      Nous avons ici une forme d’expression du temoignage lah illaha illala.

  1. Selém Alaïkom je crois ce qui nous monque nous les femmes musulmanes,c’est d’apprendre notre rôle dans cette vie,ce que ALLH nous a achargé d’accomplir,puis de faire de notre mieux et surtout refuser avec force qu’on décide à notre place ,ou qu’on se sert de nos droits et devoirs comme carte gagniante dans les débats politiques.Merci Tarik Ramdane vous mettez les justes mots sur nos maux ALLAH Youthabithoka À la Alhak

  2. Sur LE RÔLE DE LA FEMME MUSULMANE

    La femme mariée, est toujours « cachée » derrière le mari. Elle n’a pas le droit de le dépasser. La femme divorcée ou célibataire n’est pas écoutée. la femme musulmane, d’une manière générale n’est pas respectée. Dans la mosquée elle n’a aucun rôle, si ce n’est élever les enfants (ce qui n’est pas une tâche négligeable ! mais ce n’est pas reconnu) et rapporter de l’argent. Sur le plan profane, elle occupe pourtant tous les postes dans tous les domaines : médecine, enseignement, commerce, politique … rares sont celles qui arrivent à des postes importants. Il y a encore tant à dire sur la femme musulmane et aussi sur la femme d’une manière générale ! … Il y a de ces coutumes si ancrées dans les mentalités ! Mais il y a aussi le fait que physiquement la femme n’a pas les mêmes aptitudes que l’homme. Mais il y a là un plan divin puisque Dieu n’a pas fait l’homme et la femme de la même façon. Pourtant nous sommes tous soumis aux lois divines.

    • Les hommes n’ont pas non plus toutes les aptitudes des femmes : ils ne portent pas les enfants! Et puis, il y a beaucoup de préjugés là aussi sur les aptitudes physiques. Les arts martiaux sont pratiqués en Chine aussi bien par les femmes que par les hommes. Il ne s’agit d’ailleurs pas d’utilisation de la force mais du mouvement de l’énergie (qi) dans le corps. Voir aussi ce que les femmes ont fait en temps de guerre pour remplacer les hommes partis à la guerre, en 14-18 par ex. en France….

  3. Si le mouvement réformiste soutient le féminisme islamique alors je préfère de loin celui-ci. Le problème c’est bien l’interprétation, aussi riche qu’elle puisse être, certaines sont pernicieuses.
    Un plaisir de lire votre pensée qui reflète bien une des finalités (Shari’ah) du Coran. « Les droits des femmes en islām » est un sujet très importants dont il ne faut cesser de parler afin de changer les mentalités et les pensées dogmatiques, car comme vous l’avez dit, ce sont certains musulmans qui ont un problème avec les femmes et pas l’islām.

    JazzakAllah.

  4. Excellente analyse de votre part. Je suis entièrement d’accord avec vous, arrêtons de toujours rabaisser la femme, en commençant d’abord par travailler de l’intérieur de la communauté musulmane.
    La route est longue encore, malheureusement, mais on y arrivera petit à petit, j’en suis persuadé !!!
    Il faut un engagement de tous, hommes et femmes, unis main dans la main.

  5. il est clair qu’en islam on prône l’égalité entre les deux sexes , sauf que tout dépend de comment on organise la société.
    avant certains événements historiques (la seconde guerre mondiale , mai 68 , le libéralisme dans les campus américains …) c’était le patriarcat qui dominait dans le monde. en islam aussi c’est l’homme qui est autoritaire dans le sens où c’est à lui de dépenser sur sa famille.

    comment organise-t-on la société musulmane ?
    en ce qui concerne les femmes , j’ai entendu parler de certaines professions que la femme n’a pas le droit d’exercer , qu’en est-il sur ça ?

    et je voudrai bien M.Ramadan , par le biais d’un article si possible , justifier clairement votre point de vue sur les châtiments corporels qui selon la majorité des savant sont bien présents dans le code pénal islamique même si leur application n’est que purement théorique ( effet de dissuasion et de repentir) .

  6. Juste deux remarques : 1/ la « permissivité » que vous attribuez aux sociétés « occidentales » n’est-elle pas aussi un produit idéologique suspect, dicté par ces rapports complexes hérités de la colonisation que vous décrivez très justement ? Le « patriarcat », par ailleurs, n’est pas une caractéristique spécifique de l’Islam ; il existe dans les autres cultures ; des familles françaises (par exemple), non musulmanes, exercent encore envers les femmes des pressions qui n’ont rien de « permissif »… dans une société qui, globalement il est vrai, a légiféré sur la base de la reconnaissance des droits des femmes à maitriser leur destin. 2/ « L’Occident » est aussi une notion géopolitique « brouillée », commode à l’emploi… mais confuse ; on comprend que cela désigne le « camp » sous contrôle des Etats-Unis, mais ceci est encore un héritage de la guerre froide… appelé à disparaître. Pour exemple, il y a de plus en plus de gens qui demandent que les Etats-Unis sortent de l’OTAN ! Nous n’en sommes pas encore là, mais cela pourrait arriver plus vite qu’on ne pense. Bien à tous.

  7. Merci, merci, merci. Peut être faut-il, après ce travail qui vous honore depuis longtemps, continuer plus tard en approchant la mise en forme d’une définition approfondie et holistique de ce qui est très malheureusement réduit par la plupart des musulmans à sa représentation visible du fonctionnement intime des couples, créant rôle social des hommes et des femmes entre eux : je veux parler de la sexualité. Sujet tabou au développement immense s’il en est.
    Si cet article-ci sera reçu sans trop de problèmes en territoire occidental, ce sera certainement un peu plus compliqué ici au Maroc par exemple. Que votre chantier est immense… Mais s’il vous plait, continuez, cela fait tellement de bien de voir s’exprimer l’intelligence et le savoir construits.

  8. « Ce processus doit se poursuivre et offrir la possibilité aux femmes d’avoir accès à la société civile et au travail » …. et comment fera t-elle pour s’occuper en plus de ses obligations ancestrales, son foyer ? Allons-nous mettre les hommes aux fourneaux pour que la femme puisse faire partie intégrante de la société civile ? N’aura t-elle plus besoin de l’aval de son tuteur pour prendre une décision ? Je trouve ce texte fort louable mais fort peu réaliste.
    Avec tous mes respects,
    Amicalement.

  9. Très bonne analyse qui me semble tellement juste et honnête avec l’objectif poursuivi par le message divin.
    Il faut certe courage, détermination et patience pour faire changer les mentalités.

  10. Merci pour ce rappel. Mais je trouve qu’il n’est pas encore assez approfondit. Vous parlez encore de défendre « L’excision des femmes, les mariages forcés, les crimes d’honneur », etc. On en est encore là alors ! Bien sûr ces causes sont à défendre sans discutions. Mais peut on aller un peu plus loin et parler de la réalité de la majorité des musulmans d’occident ? Un travail énorme est en route fait par des femmes mais qui est rarement mit en lumière. Un travail de l’ombre. Car aujourd’hui il s’agit à « l’homme » d’accepter de perdre plusieurs « privilèges » assimilés depuis des siècles alors que ce n’est nullement le message du prophète (psl). Les femmes qui lèvent leurs manches et font des études de théologie ne sont pas entièrement reconnues par les « savants musulmans ». Voilà un début de réflexion qui mérite d’être approfondit incha Allah. Et Dieu est le plus savant.

  11. As salam alikoum wa rahmatoullah wa barakatou mr Ramadan. Bonne analyse du sujet sur la question de la femme. Je suis tout à fait d’accord avec vous, les femmes ont des droits légitimes qui doivent être respectés. Vous êtes déjà persévérant dans tout ce que vous entreprenez mais continuez car Dieu est avec vous !! Ne lâchez pas main prise même s’il y a des personnes autour de vous qui le voudrai. Je vous souhaite un trés bon courage et une très belle fin de mois du ramadan !! Allah 3awnek in ch allah !!!

  12. Le Prophète, صلى الله عليه وسلّم, a libéré la femme et l’a protégée. Il y a eu beaucoup de progrès depuis, mais il reste encore beaucoup à faire … Vous êtes la relève car les mentalités ne sont pas faciles à changer ! … on le voit bien … depuis tant de siècles et la femme musulmane n’a pas encore trouvé sa place.
    Avec mes respects. Puissiez-vous réussir dans cette énorme entreprise.

  13. Bravo Mr Ramadan pour ce plaidoyer. Que Dieu vous donne une longue vie au service de cette communauté.
    Pour alimenter la réflexion je vous serai infiniment reconnaissant de nous commenter le verset 18 de la sourate Zukhruf (43) :

    Quoi! Cet être (la fille) élevé au milieu des parures et qui, dans la dispute, est incapable de se défendre par une argumentation claire et convaincante ?

    Merci.

  14. Très bonne analyse. Merci beaucoup. Dans certaines sociétés traditionnelles musulmanes non occidentales, la société patriarcale est encore bien représentée. Il ne s’agit donc pas d’époque mais cela existe bel et bien encore aujourd’hui. Un certain nombre de femmes peuvent s’émanciper, travailler, surtout lorsque les difficultés de la vie les y contraignent ( décès de l’époux, perte d’emploi de celui-ci). Toutefois l’islam donne un rôle essentiel à la femme dans l’éducation des enfants et du maintient de son foyer, alors que l’homme est chargé de pourvoir aux besoins de la famille. Cette complémentarité est essentielle à mon sens. J’aimerais insister sur le fait qu’une femme qui fait le choix de rester à la maison pour être présente pour ses enfants doit être pleinement reconnue même en occident…car c’est si important. L’islam le fait d’ailleurs.

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