La décennie soixante-dix, avec ses deux chocs pétroliers, est de triste mémoire pour les pays en voie de développement. C’est au terme de cette décennie, en effet, qu’ils vont entrer dans le cycle infernal de l’endettement qui a provoqué, et qui provoque encore d’innombrables catastrophes. À cette époque, les pays exportateurs de pétrole ont entre leurs mains des sommes faramineuses qu’ils doivent investir alors que, au même moment, les pays du Sud ont besoin de devises, en partie pour se procurer le pétrole devenu plus cher. L’équilibre paraît idéal : le surplus des premiers pourra être prêté aux seconds et ainsi, les deux partis y trouveront leur compte. Les pays exportateurs vont pourtant faire appel aux banques occidentales pour opérer ce transfert et ainsi mettre en mouvement le terrible processus d’endettement que nous connaissons aujourd’hui. Susan George explique :
Ce n’est qu’à partir du premier choc pétrolier, en 1973, que les prêts ont vraiment grimpé, et décollé avec le second, en 1979. C’était dans l’ordre des choses, étant donné qu’il fallait bien recycler l’argent du pétrole. Les pays de l’OPEP avaient de l’argent alors que les pays non exportateurs de pétrole avaient besoin d’argent, en partie pour acheter du pétrole. L’intermédiaire trouvé, c’était donc les banques. On pourrait dire – et c’est mon avis – que l’OPEP aurait pu se débrouiller pour recycler son argent elle-même et prêter directement au tiers-monde ; ainsi, on aurait évité d’offrir aux banques l’occasion de disposer d’une arme d’une puissance absolue. De plus, aujourd’hui, les pays producteurs de pétrole seraient en meilleure position.
Les pétromonarchies musulmanes du Golfe – qui représentent la force vive de l’OPEP – en plaçant l’argent du pétrole dans les banques et en laissant ces dernières gérer les prêts à intérêt aux pays pauvres, vont agir de façon inconsidérée en oubliant le principe fondamental de l’interdiction de l’intérêt en islam. Susan George le rappelle :
Si, en effet, les pays membres de l’OPEP avaient à la fois été des fournisseurs d’énergie et de capitaux pour une bonne partie du monde, ils auraient pu renforcer considérablement l’union des pays du Sud et élargir leur propre influence politique. Prêter à usure est sévèrement réprimandé par la loi islamique et les emprunteurs auraient peut-être obtenu des taux d’intérêt inférieurs.
Les gestionnaires des pays porteurs de la tradition islamique vont agir sans grand souci moral et sans état d’âme. La dette aujourd’hui, née du processus que l’on aurait pu éviter, provoque la mort d’une moyenne de dix mille personnes par jour. Les pétrodollars de toutes les espérances vont servir les intérêts des grandes puissances auxquelles désormais les pétromonarchies sont liées. Et Susan George de conclure :
Les pays producteurs de pétrole n’ont probablement même pas eu l’idée de recycler eux-mêmes leur argent. Ils se sont comportés en parfaits capitalistes, espérant faire beaucoup plus d’argent en le confiant à des professionnels new-yorkais ou londoniens. Ainsi, ils ont perdu une occasion historique et ouvert la porte au formidable coup concocté par des pays qui étaient déjà riches. La dette, gérée par les gouvernements occidentaux, les banques et leurs agents tel le FMI a encore affaibli les pays du Sud (y compris les pays membres de l’OPEP) ; les a mis dans une situation bien plus défavorable qu’avant la grande époque des emprunts, et a ouvert la porte à une véritable recolonisation.[1]
C’était une occasion historique, en effet, et elle aurait permis sans doute de créer un mode de relations économiques différent, nouveau, qui ne soit pas soumis à la loi implacable de l’intérêt. On ne devait pas en attendre moins de pays « musulmans ». La référence islamique ne serait-elle valable que sur le plan intérieur et pénal… pour organiser l’étouffement des peuples et réprimander sévèrement, au nom de l’islam, les individus qui oseraient transgresser la loi ?! N’a-t-on pas assisté, dans cette participation islamique aux sombres rouages de l’économie capitaliste, à l’une des pires trahisons qui soient ? Il faut faire le compte aujourd’hui de l’horreur provoquée par l’endettement des pays pauvres et par l’asservissement général qui en découle et il faut, de la même façon, prendre la mesure de l’écart qui existe entre les beaux discours parsemés de références à la grandeur de l’islam et les pratiques financières les plus troubles et les moins avouables. L’hypocrisie est totale.
Sur le plan international, on se trouve dans l’obligation de faire ce constat : il n’existe pas aujourd’hui de modèle ou de comportement économique islamique spécifique. Tous les pays, du Maroc à l’Indonésie, sont liés – ou ligotés, ou étouffés – par l’économie classique qui mêle la gestion des intérêts à la pratique de la spéculation à outrance. Cet écart que relevait Susan George est plutôt la règle que l’exception et l’on peut se demander, compte tenu de la complexité des paramètres, si le monde musulman a seulement les moyens de proposer « autre chose ». Les pays qui auraient – qui auraient eu – les moyens de cette différence se sont aveuglément lancés dans la tourmente pour « gagner plus et plus vite » : dans l’indifférence des morts que la mécanique a ensuite broyés.
On relèvera, à l’échelle nationale, des tentatives ici et là de créer des institutions et des structures respectant les principes islamiques. Nous en dirons quelques mots plus bas, mais il faut reconnaître que les choses sont loin d’être claires. Car enfin, il ne suffit pas d’ajouter le qualificatif « islamique » à une banque ou à une société d’investissement pour avoir réalisé un projet alternatif. En Égypte, dans les années quatre-vingts, on a vu fleurir des « sociétés de placement de capitaux » (shariqât tawsîf al amwâl) qui étaient « islamiques » parce qu’elles fonctionnaient selon le principe de la participation à risque et non selon la garantie d’intérêts. Il y eut des gestionnaires honnêtes, mais on peut constater que l’on a beaucoup abusé de la crédulité des gens. Considérant le succès de l’opération, des juifs et des chrétiens ont créé, sous couvert, leur société « islamique » pour attirer l’épargne privée. En sus, les bénéfices rapportés étaient de l’ordre de 25 à 30%, ce qui était sans commune mesure avec les taux proposés par les banques officielles. Outre le caractère pas toujours transparent des transactions qui ont eu cours, on peut se demander si les épargnants avaient véritablement compris le projet comme une alternative ou s’ils furent tout simplement attirés par l’appât du gain. Auquel cas, la question de la valeur « islamique » de l’ensemble de l’entreprise se pose légitimement : le mécanisme reste « capitaliste » même si les formes sont effectivement modifiées.[2] On peut multiplier les exemples de ces institutions « islamiques » dont le fonctionnement serait sensé être en rupture avec le modèle de l’économie classique. S’il existe des projets intéressants, la particularité de la plupart des réalisations ne survit pas à l’analyse rigoureuse : l’impression qui demeure est que trop souvent l’intitulé « islamique » est utilisé pour se donner une caution morale et pour attirer une population soucieuse, aujourd’hui comme hier, de ne pas transgresser les interdits religieux. Cela ne peut suffire.
[1]. Susan George, Jusqu’au cou, enquête sur la dette du tiers monde, La découverte, 1988, pp. 68-71 et suivantes. C’est nous qui soulignons dans la seconde citation.
[2]. Il ne s’agit pas ici de critiquer l’ensemble de ce qui a été entrepris. Certaines des sociétés ont véritablement fonctionné sans intérêt et ont développé une attitude morale dans le traitement de leurs affaires, dans le choix des projets et avec leurs clients – partenaires. Il reste que l’on peut discuter le fond d’un tel projet et relever les dysfonctionnements importants qui l’ont accompagné. Voir sur l’affaire Salsabîl (en Égypte) et ces fameuses sociétés, l’ouvrage de Abdel-Sattâr (Qadiyat Salsabîl, Le Caire 1992) et les recherches effectuées par Alain Roussillon, au CEDEJ du Caire : Dossiers du CEDEJ, Sociétés islamiques de placements de fonds et « ouverture économique », le Caire, 1988.
Salâm wa alaykoum,
J’ai toujours un problème avec le sens du mot propriété, et ce depuis + de 30 ans, toujours le même problème. Vous commencez en disant qu’ils ont des sommes faramineuses dues a la vente du pétrole, et qu’ils devraient le prêter etc…j’ai toujours du mal avec ça, des gens qui débarquent sur une terre, disent que c’est la leur et font du profit grâce a elle et ensuite tiennent les « non-proprio » a leurs merci…
Il y a, là, quelque chose de profondément injuste, et mon problème est celui-ci, l’injustice. Je sais par expérience que beaucoup n’entendront(volontairement où non) pas ce que je viens de dire, et ce sera un problème supplémentaire, un de plus etc…
La solution est pourtant simple dans sa grande complexité, surtout pour un croyant, qui lui, de fait, sait qui est propriétaire, et ce qu’il en est « vraiment ».
Et point de paix sans justice et vérité. Conclusion la division source de la souffrance va continuer, tant que le cercle sera incomplet, il manquera toujours le point de vue qui permet d’entendre les autres, et comme « par hasard » c’est toujours celui-là qui est absent du cercle. Et vous savez quoi, un temps viendra ou tout les membres du cercle supplieront a cet « absent » de venir et il refusera de vous donner la paix et justice sera rendue en toute vérité.
Courage et endurance a tous;
Edit : Quand je dis « …Et vous savez quoi, un temps viendra ou tous les membres du cercle supplieront a cet “absent” de venir et il refusera de vous donner la paix et justice sera rendue en toute vérité… », le « vous » ce sont tous les complices, et Dieu sait qui est complice et qui ne l’est pas. C’est une réflexion de surface, a chaud, merci professeur pour votre point de vue, il est indispensable, encore courage et endurance a vous;
Salam Alaykom Tariq,
Si j’ai bien compris Graeber David en lisant un article sur lui. La dette est un moyen » moral » de soumettre un peuple. Si vous voulez soumettre un peuple, un pays faites lui faire des emprunts au lieu d’utiliser des armes. Vouloir faire la guerre contre un pays pour le soumettre … Vous rencontrerez, à coup sûr, de la résistance alors que s’il doit vous rembourser une dette il y a plus de chance qu’il se soumette à vos règles.
A vérifier.
Wa salam
que dire de certains pays d’asie qui ont su sortir du tiers-monde en s’industrialisant et en vendant aux occidentaux? le systeme capitaliste étant déjà en place en 2018, quel solutions ont les pays du sud pour s’adapter et se developper? que pensez vous des idées d’Issad Rebrab?
the need for him , is coming from him , only if you believe in him.
Selam a tous.
Le probleme c l appat du gain.
L etre humain est egoiste ds sa nature.
Je penses qu une majorite de croyants veulent un systeme plus juste et plus equitable mais se sentent impuissants.