On a beaucoup disserté sur la question des droits de l’homme, sur leur formulation et, de façon plus globale, sur leur universalité. Très vite, de part et d’autre, on a parfois commis des maladresses en simplifiant les choses. Pour les défenseurs des droits de l’homme, le texte fondateur doit être pris en l’état ; toute remarque ou toute critique témoigne d’un positionnement peu clair, « cachant quelque chose ». À leurs yeux, discuter la formulation de ces droits ou leur universalité serait une façon dissimulée de ne pas vouloir les respecter. On trouve ainsi, dans l’argumentation de leurs contradicteurs musulmans, la même précipitation : ces droits sont fondés sur la seule raison et ne font pas référence au lien qui unit l’homme au Créateur ; en cela la Déclaration est en opposition avec l’enseignement du Coran et de la tradition. Nous voilà parvenus, d’un côté comme de l’autre, à une conclusion quelque peu similaire à celle que nous avions rencontrée sur la question démocratique : Islam et droits de l’homme ne font pas bon ménage.
Il faut pourtant s’arrêter un instant sur quelques considérations dont on ne peut faire l’économie dans un tel débat. Lire un texte en ne tenant pas compte des circonstances, du contexte, qui lui ont donné naissance, peut mener à des inconséquences graves. Oublier l’origine historique de la Déclaration des droits de l’homme, le terreau de la philosophie humaine qui lui a donné corps, c’est proprement un non-sens que seul justifierait cette volonté farouche d’en faire un instrument universel. Avec ce paradoxe déroutant d’une rationalité prenant sa source et son sens dans le refus des principes absolus et qui finirait par en produire elle-même. Étrange démarche.
Sans trop entrer dans les détails de leur élaboration historique, on doit relever que les diverses Déclarations anglaises, françaises et américaines, depuis le XVIIe siècle ont été le fait, d’abord, d’une mobilisation des minorités religieuses ou humanistes désireuses de défendre leurs droits. C’est ce point de vue qui, après la Renaissance, va se traduire au détour de la lutte qui oppose les humanistes et les précurseurs de la pensée rationaliste à l’autorité religieuse. Née et pensée en Occident par des intellectuels aux prises avec des forces oppressives – elles-mêmes justifiées au nom d’un absolu – la philosophie des droits de l’homme est marquée, dans son essence, par cette origine. Avant d’être un instrument universel, elle témoigne d’un moment de l’histoire de la libération de la raison vis-à-vis des dogmes, de l’affirmation de l’individu et de son autonomie contre l’oppression d’un pouvoir et d’une religion qui le nient. Ainsi donc, historiquement, le processus est de l’ordre de la réaction : c’est pour s’affirmer et se libérer des devoirs imposés que l’on codifie et que l’on déclare des droits fondés sur la seule rationalité. Quel que soit notre souhait de défendre les droits des êtres humains, on se trouve dans l’obligation de reconnaître que la dynamique qui a donné naissance à ces textes comporte trois caractéristiques essentielles : par son histoire, elle détermine le primat de la norme rationnelle ; elle se fonde sur une défense de l’autonomie humaine ; enfin, elle est la réalisation du refus de tout absolu.
La philosophie qui sous-tend « les droits de l’homme » est culturellement marquée et participe d’une élaboration de la pensée analytique dont tous les postulats sont signifiants dans l’histoire occidentale des mentalités. Elle porte en elle les stigmates des tensions qui ont marqué son histoire. On trouvera d’ailleurs cette même caractéristique dans la notion de « tolérance » : il s’agit bien d’une lecture humaine des relations entre les hommes, mais le point de vue est cette fois inversé. Par l’idée de tolérance, on indique quelle doit être l’attitude de celui qui, dans le rapport entre les êtres, est en position de force. Les droits de l’homme traduisaient une réaction pour affirmer le droit d’être de l’homme ; la tolérance consiste à mesurer son action pour ne pas empêcher autrui d’être ce qu’il est. Les points de vue exprimés ne sont pas identiques, mais la source est la même : la formulation du principe de tolérance est liée à la formation de la pensée rationaliste. Les autres cultures, et en particulier l’Islam, ne formulent pas l’univers de la coexistence de la même façon parce qu’elles ne se situent pas forcément, ou pas seulement, au niveau de la seule norme rationnelle.[1]
Est-ce à dire que l’origine et la philosophie des droits de l’homme justifieraient leur rejet pur et simple et enlèveraient tout poids à l’exigence de leur respect ? Une conclusion de cette nature serait infondée. Réinsérés dans le contexte de la dynamique rationaliste, les droits de l’homme sont un aboutissement des plus positif et l’on doit relever les améliorations notoires que les instruments juridiques – accompagnant les déclarations – oont permis d’apporter. La Déclaration de 1948 est une référence dont on peut aujourd’hui tirer des principes généraux essentiels qui vont dans le sens du respect de la dignité humaine. Il en est de même de tous les développements philosophiques depuis Locke jusqu’à nos jours qui ont permis aux sociétés occidentales d’être plus tolérantes. Les faits sont là, il n’y a pas à les nier. Ces sociétés, nourries par la référence aux droits de l’homme, ont le souci du respect des êtres, de leur égalité et de leur liberté. Les lacunes sont importantes, chacun le sait, mais les progrès sont indéniables.
Nous ne devrions avoir aucune peine à reconnaître ces réalités, la probité intellectuelle nous y invite. Il faut pourtant aller plus loin dans l’analyse : une fois reconnue la nature philosophique des « droits de l’homme », en même temps que leur apport positif dans le contexte de leur élaboration, nous nous devons d’expliciter sommairement comment la question de l’homme et de ses droits est élaborée en Islam. Non pas dans l’idée d’opposer une conception à l’autre, mais bien avec le souci de montrer que si, sur le fond strictement philosophique, il est des divergences, on trouvera ici encore des points de convergence qui devraient nous permettre de dépasser les débats de rejet réciproque.
Le fait qu’il existe en Islam deux références, où la pensée humaine va puiser ses orientations, bouleverse la perspective dont nous venons de parler et on ne pourra, en toute logique, se satisfaire de la formulation qui y est relative.[2] Il existe, nous l’avons dit, un vaste domaine de la rationalité islamique, mais celle-ci ne fixe pas ses repères de façon autonome, en fonction des seules tensions qu’elle perçoit entre les hommes. En amont, il existe une conception globale qui irradie l’ensemble des domaines de l’action : entre Dieu et les hommes, dans la relation entre les hommes, et enfin entre les hommes et la nature. La relation avec Dieu est première et dans chacun de ces domaines, c’est la notion de responsabilité et celle de devoir qui sont premières. Au-delà des péripéties de l’histoire, des conflits, des revendications, des réactions, l’enseignement islamique imprime sa marque d’abord à l’action de chacun : il a des obligations envers Dieu, envers lui-même, envers les hommes et envers la nature, avant d’avoir des droits. Et les droits de chacun seront mieux respectés dans l’exacte proportion où chacun respectera les devoirs qui sont les siens. Nous l’avons dit, les droits de l’homme témoignent d’un processus historique de libération ; la conception islamique, différemment, est fondée sur une exigence d’équilibre : elle ne formule pas le droit en fonction d’une menace d’oppression mais avec l’idée que l’homme est d’abord un être responsable[3] qui doit rendre compte de ses choix. Les droits de l’homme existent en islam, ils participent d’une vision globale qui oriente leur portée.[4]
Les divergences sont substantielles mais elles ne doivent pas nous amener à conclure à l’impossible dialogue entre les deux civilisations. Au contraire, si la source est différente, il n’en demeure pas moins possible de trouver en Islam (comme d’ailleurs dans les textes des traditions juives et chrétiennes) des orientations, des principes fondamentaux, des droits découlant d’obligations, qui vont dans le même sens que celui que dégage le texte de 1948. C’est bien cela, somme toute, qu’il faut chercher : mettre en évidence, au sein du cadre de référence islamique, comme au cœur de chacune des diverses cultures, les éléments qui permettent de dégager une conception de l’homme (et de ses droits) grâce à laquelle la découverte de points communs sera possible. En se référant au Coran et à la tradition, en considérant le travail d’ijtihâd des ulémas, en développant et en poursuivant la réflexion en ce sens, on s’aperçoit que l’on peut abstraire de l’ensemble de la législation islamique, de la sharî’a, des éléments concernant les droits. Son respect est premier par rapport à une quelconque application des peines : droit à la vie, à la liberté, à l’égalité, à la non-discrimination, à la justice, à l’asile, à la liberté de conscience, etc.[5]
De fait, si l’universalité des droits de l’homme – dans la version de la Déclaration de 1948 – fait problème pour les musulmans, cela ne veut pas dire que l’Islam rejette ou refuse toute pensée relative aux droits de l’homme entendus comme la protection de la dignité humaine. Bien au contraire, toute la pensée juridique de l’islam est axée, tant dans l’objectif de ses obligations que dans celui de ses droits, autour du respect et de l’inviolabilité de la personne : homme, femme ou enfant. Les références étant identifiées, les différences sériées et les similitudes reconnues, ce qu’il convient de faire, c’est de chercher, au-delà d’une dispute sur les mots, les moyens d’un meilleur respect concret des droits de l’homme. En faire un instrument idéologique confirmant la supériorité occidentale sur les autres civilisations serait malheureux : ce qui importe, et dans chacune des cultures, c’est de mettre en branle le mouvement qui permettra de s’approcher du modèle respectif permettant l’application des droits fondamentaux.
S’il existe véritablement un pluralisme, s’il est une volonté sincère de s’engager dans la coexistence des civilisations et des cultures, il faudra bien passer par là. Imposer ses normes à autrui entraînera immanquablement des conflits, mais appeler chaque religion, chaque culture à développer, de l’intérieur, les espaces de protection de la dignité de la femme, de l’homme et de l’enfant, tel nous paraît être le choix de l’avenir. Il faudra, de surcroît, cette détermination à vouloir faire respecter ces droits partout, en tout temps, avec la plus grande des équités. C’est dans l’engagement concret, permanent, sur le terrain, que les forces vives des civilisations pourront se rencontrer, dialoguer, faire cause commune contre les dérives suicidaires de notre temps… pour Dieu, pour les hommes, pour nos enfants, devant nos consciences.
À l’heure où ces lignes sont relues, le monde assiste à un massacre en direct. L’épuration ethnique menée par les Serbes se réalise au vu et au su de tous les habitants de la planète : des exécutions sommaires, des viols, des déportations… le cynisme des gouvernants serbes faisant face aux calculs intéressés des grandes puissances. La Bosnie est à feu et à sang et l’on palabre ; les droits de l’homme sont bafoués, piétinés, niés, et l’on se réunit, et l’on se réunit encore. En 1992, on nous avait présenté la formidable mobilisation contre l’Irak, envahissant le Koweït, comme l’action concertée des grandes puissances pour sauvegarder la liberté, les droits de l’homme, la démocratie. Tout a été bon pour nous justifier la belle « Tempête du désert ». On nous a menti, tellement menti. Et l’on nous ment encore. Les arguments humanitaires ont le poids des intérêts qu’ils défendent et les morts ont la valeur des intérêts qui les justifient… Le pire ennemi des droits de l’homme, la pire insulte faite à la Déclaration de 1948 n’est pas le fait des divergences islamiques, ou indiennes, ou autres… non pas, le pire ennemi est bien cette utilisation à géométrie variable des plus beaux textes pour les plus sombres intérêts. La pire insulte, c’est bien ce soutien inconditionnel à des régimes dictatoriaux, les plus sanguinaires et les plus répressifs qui soient… avec cette inclination « non-violente » dans les discours dénonçant la violence de ceux qui, à trop étouffer, finissent par s’armer. On doit dénoncer la violence politique, mais comment, comment ne pas comprendre, du plus profond de ce qui donne sens à la vie de l’être humain, qu’après des années de répression terrible, des hommes se mobilisent et décident d’en finir avec cette situation ; car s’il faut mourir nié dans son être, autant mourir digne. Cette attitude se comprend, elle ne se justifie certes pas. Mais avec la même force, il faut dire et répéter, dire et dénoncer, dire et redire, encore, que rien ne saurait justifier les sinistres calculs des pays riches ni la passivité de leurs opinions publiques. Devant Dieu, devant les consciences, rien ne les justifie et rien ne permet de comprendre un tel degré d’acceptation et de lassitude confinant à la complicité.
Comment imagine-t-on que des habitants du Sud, musulmans ou non, croient encore en la grandeur des droits de l’homme ? Comment peut-on espérer qu’ils fassent confiance à ceux qui n’hésiteront pas à parer leurs intérêts les plus cupides des plus beaux discours d’intention humaniste ? Comme il serait tout autant insensé de demander aux sans-logis, aux chômeurs et aux exclus des sociétés riches de croire au respect sincère que leur vouent leurs politiciens… Le problème des droits de l’homme aujourd’hui, comme le problème des droits reconnus par l’Islam mais qui sont tous les jours violés, c’est que ceux-ci restent du domaine de l’écrit, de l’intention alors que tout, dans la pratique, est permis. Que ce soit du côté des pouvoirs occidentaux ou de la plupart des gouvernants musulmans, dont on sait mesurer aujourd’hui la puissance de l’hypocrisie, les références sont bafouées. Les mêmes qui citeront des articles de diverses Déclarations humanistes, les mêmes qui réciteront de mémoire un verset du Coran ou une tradition prophétique ; les mêmes auront du sang sur les mains et des prisons offertes au déni de droit et à la torture. Le plus beau poème maculé de sang a des sonorités amères et le silence vaut mieux, sans doute, que cette trahison. Notre engagement commun commence très exactement là : avec détermination, avec vigueur, avec conviction, il faut témoigner, face aux trahisons, de notre fidélité. Fermement, concrètement, pratiquement : c’est le devoir de conscience de ceux qui défendent la dignité des droits.
[1]. Concernant l’idée de tolérance, voir supra le chapitre Les droits de Dieu, la responsabilité des hommes.
[2]. Il y a eu, en 1981, une tentative d’élaboration d’une Déclaration universelle des droits de l’homme en islam (al Bayân al ‘âlamî ‘an huqûq al insân fil islâm ou Wathîqat huqûq al insân fil islâm ; traduite en français par l’intitulé : Déclaration islamique universelle des droits de l’homme, cf. Islam et droits de l’homme, librairie des libertés, 1984, pp. 218 à 236). Produit par le Congrès islamique mondial à Londres, avec le concours de nombreuses personnalités du monde musulman sous la houlette de son secrétaire général M. Salêm Azzâm, le projet est intéressant en ce qu’il tente de produire une formulation audible pour le lecteur occidental tout en précisant, dans le préambule, la caractéristique de l’islam qui se réfère à Dieu, à Son Livre et à Son Prophète. On sent pourtant qu’il demeure des difficultés importantes à formuler les choses selon le même canevas quand la conception de l’homme est si différente. Il est rappelé, par exemple, dans le préambule « nos devoirs et nos obligations ont priorité sur nos droits » (ib. p. 221) sans aucune mise en perspective qui permette d’appréhender la conception de l’homme qui sous-tend cette affirmation. Par ailleurs, la constante référence à la Loi (la sharî’a) laisse planer le doute sur la possibilité d’un respect des droits de l’homme. Sans explication approfondie, ladite Déclaration est à double tranchant : il convient au préalable d’expliquer, d’expliciter ce que recouvre la notion et l’esprit de la sharî’a… c’est l’objectif que nous nous étions assigné plus haut. Il existe également des textes produits par l’Organisation de la Conférence Islamique (OCI) en 1979, 1981 et 1990 sous un premier intitulé : Projet de charte des droits et des devoirs fondamentaux de l’homme en Islam qui deviendra, avec la charte du Caire en 1990, Déclaration du Caire sur les droits de l’homme en Islam.
[3]. Voir plus haut notre deuxième partie.
[4]. De nombreux intellectuels, occidentaux ou non, ont cherché à dater la naissance des droits de l’homme afin de montrer que ceux-ci participaient au patrimoine de leur culture respective. Débat stérile. La Déclaration de 1948 est bien le prolongement de la réflexion rationaliste née en Occident depuis la Renaissance (certains parleront même du xiiie siècle avec la Grande Charte de Jean sans Terre). On trouve pourtant dans toutes les traditions religieuses des principes de comportement qui traduisent de la même façon une référence aux droits des hommes. L’islam, comme le judaïsme et le christianisme, est porteur d’un message vigoureux de défense de la dignité humaine. Le mode de réflexion, les origines, les histoires sont différentes et rien de bon ne pourra naître d’une dispute sur les dates : au bout du compte, c’est le respect des droits qui importe bien plus que la paternité de leur formulation.
[5]. La lecture du texte que nous avons mentionné, la Déclaration islamique universelle des droits de l’homme en islam, est, sur ce point, intéressante : on perçoit la très grande latitude offerte au dialogue entre les civilisations. Dans un récent ouvrage, M. Sami A. Aldeeb Abu-Sahlieh, tenant à rendre compte du rapport entre les musulmans et les droits de l’homme, commence par affirmer : « Étant adoptées par l’Assemblée générale, les normes des droits de l’homme issues de l’ONU peuvent être considérées comme l’expression d’aspirations communes à tous les peuples du monde. » Sans compréhension ou clarification du système global, de la conception générale de l’islam, l’auteur passe en revue un certain nombre de thèmes sensibles (l’analyse reste très sommaire) en se référant de façon plus ou moins explicite au texte de 1948. Des réflexions, des faits sont rapportés de façon brutale avec, trop souvent, l’ironie de celui qui juge autrui convaincu de la véracité des normes qui sont les siennes. Cf. Les Musulmans face aux droits de l’homme, religion et droit et politique, Étude et documents, Bochum, 1994.
Merci pour ce rappel et cet éclaircissement
Merci pour cet article édifiant.
Que Dieu vous aide dans votre épreuve.
Un frère qui vous aime
Salam Alaykom
Je n’ai pas bien saisi quand vous dites : » elle ne formule pas le droit en fonction d’une menace d’oppression mais avec l’idée que l’homme est d’abord un être responsable[3] qui doit rendre compte de ses choix « .
Car j’ai l’impression que c’est quasiment la même chose. Le fait d’être responsable ne nous invite t’il pas à éviter de commettre du tort ou d’opprimer autrui et/ou soi même ? Est ce que ce n’est pas là aussi une question d’oppression ? Eviter l’oppression pour contribuer au bien ? Et si finalement éviter d’opprimer c’était déjà faire du bien ?
En espérant un retour de votre part cher Tariq
Wa salam
Assalaamou aleykoum! El hamdoulillah! enfin de retour! Baarakallahoufiik pour tous vos efforts pour nous éclairer.