Nous venons de mettre en évidence l’orientation générale qui émane des sources islamiques et des premiers compagnons. Dans les premiers temps, on doit reconnaître que la coexistence fut relativement possible malgré des conflits importants dus à la situation de guerre permanente qui opposait les musulmans aux Qurayshites de la Mecque (lesquels multipliaient les alliances avec les tribus arabes et juives pour déstabiliser puis triompher de la nouvelle société médinoise). Très vite, l’islam allait se répandre, en douze années – de 633 à 645 – il s’établit sur la Palestine, la Syrie, la Mésopotamie et l’Égypte. Et l’expansion s’amplifia pendant près d’un siècle encore.
L’histoire de cette époque, et de celles qui ont suivi, a été écrite, et réécrite. Les plus farouches opposants à l’islam, et au message que cette religion véhicule, l’ont présentée comme une période des plus sombre, pleine de morts, de tortures, de conversions obligées et d’esclavages organisés. Portés par l’obligation du jihâd (traduite par la « guerre sainte »), les musulmans assoiffés de conquête vont aller soumettre les empires affaiblis les uns après les autres (empire romain d’Orient, empire sassanide de Perse, empire wisigoth d’Espagne) : imposant leur loi en humiliant les vaincus par des taxes exorbitantes (la fameuse jizya), des tenues vestimentaires spécifiques quand ils n’étaient pas tout simplement passés au fil de l’épée.[1] D’autres historiens, et pas seulement des musulmans, ont mis l’accent sur le caractère le plus souvent pacifique de cette expansion. Il y eut certes des guerres, mais pour l’essentiel les musulmans, souvent moins nombreux que leurs adversaires, n’eurent pas à combattre avec acharnement. La simplicité de leur message, leur volonté de justice sociale, leur respect des traditions et des cultures autochtones ont fait qu’ils furent parfois accueillis en libérateurs eu égard au traitement que les despotes de l’époque réservaient à leurs sujets. Sur leurs nouveaux territoires, les musulmans permettaient aux habitants de garder leur religion, de la pratiquer librement et respectaient les lieux de culte. La langue arabe n’était pas imposée et les peuples continuaient à s’exprimer dans leur langue ; par ailleurs, il était fait appel aux notables locaux pour s’occuper de l’administration des affaires (surtout dans la période abbasside) et ceux-ci occupaient souvent des postes importants.
Les propos rapportés concernant Michel le Syrien, heureux d’être libéré par les musulmans de la tyrannie et de « la cruauté des Romains » ; le ralliement des sectes chrétiennes « unitaires » (monophysites, ariens ou nestoriens) lors de la victoire en Espagne, en même temps que les recherches effectuées par divers historiens (Ibn Khaldûn, Dozy, Ibanez, Olaguë, Hundke, Velasquez) semblent bien donner raison, en partie au moins, au second scénario. Il reste pourtant qu’il y eut également, durant cette longue histoire, des injustices patentes à l’endroit des non musulmans. Sous les Ommeyyades, durant la période abbasside ou encore sous l’Empire ottoman, des exactions importantes ont été faites, des déplacements de population, des humiliations, des marques vestimentaires distinctives ont été imposés… ce sont autant d’événements avérés qui nuancent le tableau d’une présence musulmane toujours tolérante et bien intentionnée. Ce ne fut pas le cas : les trahisons des orientations formulées par les références coraniques et traditionnelles furent nombreuses… Il faut se réjouir des élans généreux des musulmans partout où ce fut le cas, mais il convient de reconnaître les dérapages et de proposer une critique ferme, sans complaisance, de toutes les injustices et de toutes les exploitations qui ont été faites au nom de l’islam par les musulmans. Il est à espérer d’ailleurs que cette attitude critique à l’égard de leur histoire sera à même de donner aux musulmans l’habitude d’une posture semblable aujourd’hui et ce, non pas dans le but de s’autoflageller, mais avec le souci de s’engager de façon constructive dans un projet d’avenir.
Faire la part des choses, d’un côté comme de l’autre, et reconnaître les apports positifs de la civilisation islamique, sans occulter ses périodes les plus sombres ; telle semble être l’attitude la plus sage. Cela veut dire également qu’il faut admettre que l’islam n’est pas réductible à quelques notions dont on offrirait une définition au seul miroir des événements les plus tristes de son histoire : comme on l’a fait pour le jihâd, les dhimmis ou encore la taxe jizya. Cela veut dire, clairement, qu’il faut dépasser le cadre de la seule analyse conflictuelle dont le seul objectif est de montrer que l’islam, en soi, est un danger qui menace le progrès des normes occidentales de coexistence. Cela veut dire, enfin, qu’il faut reconnaître qu’au long des siècles, la civilisation a proposé et réalisé des modèles de coexistence entre les diverses communautés basés sur le respect, la liberté de conscience et de culte. Car il y a bien eu dans l’histoire de cette civilisation, aujourd’hui tant décriée, des espaces de pluralisme, d’échanges, de relation. Du VIIIe au XIe siècle, au moins, on doit relever que la coexistence, même si elle ne fut pas toujours parfaite, fut réelle, institutionnalisée et administrée. On en a des exemples sous les Abbassides, on connaît l’histoire de l’Andalousie et sa floraison intellectuelle. Cela seul permettrait de prouver que l’islam n’est pas intrinsèquement opposé au pluralisme dans la justice et le respect des religions respectives. S’en souvenir est impératif aujourd’hui, de même qu’il faut rappeler que les musulmans ont su à maintes reprises être dignes du message qu’ils portaient.
[1]. Combien d’auteurs, voulant prouver le caractère quelque peu barbare de l’islam, ne se sont-ils pas penchés sur son histoire en y relevant tout ce qui pouvait faire office d’argument. Dans deux ouvrages récents (Les chrétientés d’Orient, entre jihad et dhimmitude et Juifs et chrétiens sous l’islam, les dhimmis face au défi intégriste) Bat Ye’or présente « l’ensemble de (ses) recherches dans le domaine de la dhimmitude ». Les deux ouvrages ne laissent pas d’inquiéter et l’évolution du propos met en évidence des objectifs peu avoués : plus que son histoire, c’est bien l’islam que l’on cherche à discréditer (dans ces fondements autant que son histoire d’ailleurs) avec une sorte d’avertissement adressé à tous ceux qui auraient quelque penchant à se laisser aller aux bons sentiments. L’entrée en matière (formulée dans les deux ouvrages) ne fait pas dans la nuance : sur le plan du dogme, donc participant intrinsèquement de l’islam, « Le but du djihâd est de soumettre les peuples de la terre à la loi d’Allah, édictée par son prophète Muhammad. L’humanité est divisée en deux groupes, musulmans et non musulmans. Les premiers composent la communauté islamique, la umma, détenant les territoires du dâr al-islâm régis par la loi islamique. Les non-musulmans sont les harbî, habitants de dâr al-harb, pays de la guerre, ainsi dénommés parce qu’ils sont destinés à passer sous la juridiction islamique, soit par la guerre (harb) soit par la conversion de leurs habitants » (p. 28). Ainsi donc le jihâd, notion centrale de l’islam, est présenté – de façon erronée – comme le support dogmatique de l’attitude forcément conflictuelle des musulmans. À lire ces lignes, les musulmans ne peuvent vivre en paix que seuls ou vainqueurs. La situation des dhimmis s’en ressentira forcément et l’auteur va multiplier la présentation de documents qui prouvent les horreurs de la présence musulmane et le constant calvaire des victimes juives et chrétiennes. On reconnaît ici et là quelques attitudes positives, mais à la vérité, les musulmans, fidèles à leurs références et à leurs savants, sont portés à vouloir convertir, tuer ou exploiter. Il faut reconnaître les erreurs de l’histoire, il y en eut sans conteste, mais la façon très sélective de présenter les événements amène le lecteur à des conclusions dangereuses : le dialogue avec les musulmans est proprement impossible. Les choses sont encore plus claires dans le second ouvrage où il s’agit de sérier les caractéristiques du nouveau danger de l’intégrisme : on fait flèche de tout bois et l’on mêle allègrement les analyses dites du dogme – encore le jihâd –, de la « dhimmitude » toujours, pour finir par dénoncer l’argumentaire anti-sioniste. Beau mélange en vérité dans lequel le lecteur aura bien de la peine à distinguer ce qui relève de l’islam ou ce qui est de sa perversion. Par ailleurs, tout se passe comme si la critique de la notion de djihâd – dont il faut relever le caractère simplificateur et tout a fait discutable sur le plan théorique – suffisait à délégitimer la mobilisation contre l’occupant sioniste. Inquiétant. Comme l’est cette autre remarque concernant la situation en Bosnie : les Serbes furent en fait les victimes historiques de la présence musulmane et la barbarie à laquelle nous assistons aujourd’hui a d’autres responsables, « les responsables en sont ceux-là même qui, pour sauvegarder leurs intérêts, tentèrent d’imposer un mythe à ceux qui en furent les victimes » (p. 211). En d’autres termes, la responsabilité des massacres dont ils sont victimes incombe aux Musulmans qui ont tenu des propos mensongers sur eux-mêmes et sur leur histoire… Qui ne serait pas choqué d’entendre que les juifs, finalement, furent les responsables de l’holocauste à cause de ce qu’ils disaient d’eux-mêmes, de leur élection, de leur spécificité ? Étrange conclusion. Irrecevable, à tout le moins : les actions nazies furent odieuses et inhumaines, les pratiques serbes le sont de la même façon. À moins que l’on veuille dire, et sembler prouver, qu’agresseurs ou victimes, la nature même de l’islam rend les musulmans toujours coupables. Une façon comme une autre de donner raison, contre les musulmans, aux Russes, aux Serbes, aux Indiens et, accessoirement s’entend, aux… sionistes. Ajoutons enfin notre étonnement face à la caution morale de Jacques Ellul qui, dans la préface parle de l’expansion musulmane et affirme : « Et pourtant, tout s’est effectué par la guerre. » (cf. p. II) Choquante simplification sous la plume d’un tel intellectuel.