Les principes de gestion du pluralisme

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Sur la question de la gestion du politique, l’Islam apparaît comme une culture qui produit une conception du monde spécifique, nous l’avons dit et répété. Il est des orientations, des limites, des obligations qu’on ne saurait remettre en cause et dont on voit mal d’ailleurs au nom de quoi elles pourraient l’être. Autant on trouvera, dans les valeurs produites par la rationalité occidentale, un certain nombre de postulats auxquels on se réfère comme à des principes de vérité, autant il existe des principes qui sont, pour les musulmans, des fondements inaliénables de leur foi que l’on doit respecter. Aucun homme ne peut se donner le droit de trancher, ni dans un sens, ni dans un autre : « la liberté de conscience » ici fait écho au « Pas de contrainte en religion » du Coran.

Reste donc à considérer comment, à l’intérieur de son champ de référence, l’Islam conçoit la gestion du pluralisme. C’est cette question qui nous intéresse au premier chef et qui seule peut nous faire éviter ces « disputes sur les mots » dont nous parlions plus haut. Ce qu’il importe de savoir, c’est le sort que réserve l’islam aux opinions, à leur pluralité : l’organisation idéale était-elle ou non de type théocratique ? La référence à Dieu, à la révélation, au Prophète (PBSL) empêche-t-elle les hommes d’être des citoyens libres et responsables ?

Il nous semble avoir montré, dans la discussion qui nous a amenés à dégager les sept principes les plus généraux extraits de la notion de shûra, que l’organisation politique islamique est en opposition totale avec l’idée de la théocratie telle qu’elle a été vécue en Europe. La rabbâniya – le lien avec Dieu – ne peut se faire, dans le domaine politique, sans développement rationnel, sans discussion pluraliste, sans recherche de solutions historiquement et géographiquement appropriées. La rabbâniya fait épouser, autour du tawhîd (le principe de l’unicité divine), l’unicité de la mémoire de Dieu et la multiplicité des regards sur les affaires du monde. Un Dieu, un Prophète, un Texte… des interprétations, des opinions et la délibération.

De cette gestion du pluralisme, on peut dégager quatre éléments qui trouvent leur pendant dans le projet démocratique et qui sont même parmi ses fondements les plus essentiels. Sans avoir déterminé un modèle fini d’organisation politique (monarchie républicaine, régime parlementaire…), on trouve des conditions strictes dont seul le respect témoigne de la nature islamique du projet.

Le choix du peuple : le choix de celui qui se place devant est dévolu, en islam, à ceux qui se placent derrière. On pourra passer par des élections, ou un système représentatif, ou toute autre idée originale : ce qui importe, c’est que le peuple puisse choisir son représentant. Ce qui veut dire, a fortiori, que les conditions qui doivent permettre à tout un chacun de choisir en connaissance de cause doivent être réunies. Toute pression, tout jeu d’influence sur l’opinion publique doit faire l’objet d’une réglementation stricte en ce qu’il y a là un déficit dans la vraie participation du peuple. Comme c’est le cas d’ailleurs pour l’ignorance, l’analphabétisme et la misère qui sont autant de phénomènes sociaux faisant obstacle à la vraie participation de la base.

La liberté d’opinion : le premier élément ne peut être sans elle : on ne peut avoir le droit de choisir son représentant et se voir interdire de formuler son opinion. Ainsi, la liberté d’opinion et d’expression est octroyée dans le débat politique dans l’espace du respect légitime de la Constitution. On pourra imaginer une organisation basée sur les partis ou toute autre forme de gestion de la pluralité en ce domaine. L’expression du politique en islam ne peut se cantonner à un débat de politique politicienne dont le seul but serait l’accès au pouvoir.[1] Les programmes politiques doivent contribuer à proposer des solutions aux problèmes de la société : en cela, et compte tenu de l’expérience du pluripartisme en Occident (où les partis, avec des programmes souvent similaires, se disputent en fait le pouvoir), il est légitime de se tourner vers des formes nouvelles de participation pluraliste. Le système des partis, avec l’abstentionnisme croissant dans les sociétés du Nord, semble dévoiler ses limites. Respecter la liberté d’opinion et d’expression exige aujourd’hui des réformes.

L’alternance : gouverner, c’est être responsable devant le peuple qui nous choisit et devant les organes institutionnels qui jouent ce rôle dans la société en question (shûra, Haute cour législative, parlement, etc.). Ce ne peut donc être le fait d’un homme, d’une famille ou d’un clan, s’appropriant le pouvoir de façon définitive parce que son nom ou son action aurait fait sa gloire à un moment donné de l’histoire. Les compétences en matière de gouvernement, comme d’ailleurs la respectabilité morale, ne sont pas héréditaires.[2] Dans la tradition sunnite, les choses sont claires : la compétence prévaut sur le sang, et chacun porte le témoignage de sa seule honorabilité en matière de gestion des affaires politiques. Le nom du père ne suffit jamais à faire la crédibilité du fils. Cela étant dit, et dans la droite ligne du respect du choix du peuple et de la liberté d’opinion, il est évident que l’alternance est un élément fondateur du projet islamique. À charge, pour chaque société, de déterminer la période dévolue au magistrat pour l’exercice du pouvoir et les modalités qui réglementeront son respect. Permettre l’alternance, c’est offrir la possibilité d’établir la critique de la politique conçue par le gouvernant sous forme de bilan intermédiaire ou définitif. C’est très exactement ce que demandaient, par exemple, Abû Bakr et ‘Umar à ceux qui les avaient choisis : « Restez vigilants, faites le compte de nos actions, rectifiez ce qui doit l’être »[3].

L’État de droit : qui relira la première constitution de Médine, sera convaincu que l’Islam, dès l’origine, a pensé son organisation sociale et politique autour de la question du droit.[4] Dans l’ensemble des domaines des sciences islamiques, c’est bien la priorité du droit que l’on constate et le domaine des affaires sociales ne saurait faire exception. L’organisation sociale est fondée sur la base d’une Constitution qui, dans la droite ligne des orientations de l’enseignement islamique, stipule l’égalité de tous devant la loi, musulmans et non-musulmans, et respect de la dignité de chacun. Tout homme et toute femme doit trouver les moyens de voir respecter son droit et ce tant sur le plan politique que sur le plan judiciaire. Une société qui ne répondrait pas à ces exigences et qui, par son système de droit, cautionnerait des inégalités, des différences de traitement injustes ou encore des préférences confessionnelles dans l’attribution des fonctions, violerait en cela les principes élémentaires de la législation. En ce sens, la réflexion islamique rejoint celle des sociétés démocratiques qui tentent d’évoluer vers un respect toujours plus grand des individus et des groupes : la discussion délicate sur le droit des minorités (débat très sensible dans les États-nations d’Europe) est loin d’avoir abouti. Dans le même sens, il existe un débat dans le monde musulman sur le type d’organisation qui sera le mieux à même de respecter les droits des non-musulmans.[5]

Il convient de rappeler, après avoir mentionné ces quatre éléments, qu’il n’existe pas de modèle unique d’organisation islamique pensé pour l’éternité mais que, bien au contraire, c’est le principe d’adaptabilité qui prévaut. C’est la fonction essentielle de l’ijtihâd. De fait, à considérer les choses d’un peu plus près, on s’aperçoit qu’en-deçà des termes, la rationalité islamique fait écho, sur des points capitaux, à la rationalité démocratique. Les références fondamentales diffèrent, les histoires sont divergentes, les mots ne sont pas les mêmes, mais on se trouve dans l’obligation de relever des similitudes dans les principes d’articulation et les objectifs dévolus au respect du pluralisme et des différences dans l’expression du politique. Sans omettre de constater que, dans les deux sphères, il est une dynamique qui fait avancer la recherche et qui module les concrétisations en tenant compte des réalités nouvelles. Avec cette différence – fondamentale en ce qu’elle relève de deux conceptions différentes du monde – qui est que le pragmatisme de la rationalité démocratique tire sa vigueur de la considération des situations et des événements qui demandent un réajustement vers l’avant, dans la pensée d’une histoire que l’homme a à construire de façon absolument autonome. La conception islamique trouve son énergie dans une vision de l’histoire qui, à chaque étape, renvoie l’homme à ses références et à leur interprétation pour trouver une solution vers l’avant mais que légitime son lien avec l’orientation originelle. Ce type de rationalité qui est le fondement de l’ijtihâd (que Iqbal, rendant compte de la même idée, appelait « le principe de mouvement dans la structure de l’islam ») est axé autour d’une dynamique de la mémoire ; inversement, l’expérience démocratique relève de la dynamique de la projection.[6]

Il existe bien un cadre de gestion du pluralisme selon l’islam et on peut dire qu’un grand nombre de principes des sociétés démocratiques y ont une place. L’expression d’une opposition absolue entre l’islam et la démocratie ne tient plus dès lors que l’on a mis en évidence les fondements qui les séparent et les principes qui les unissent.[7] Chaque religion, chaque civilisation, chaque culture a droit à ce que l’on considère ses valeurs à la lumière du cadre général qui leur donne sens : cette remarque va autant dans le sens d’une critique de la suffisance occidentale, que d’une remise en cause du rejet, parfois primaire, que certains musulmans manifestent à l’endroit des références européennes et américaines. Car s’il est un pluralisme à gérer à l’intérieur des sociétés, il est un autre pluralisme, non moins enrichissant, qui relève de la diversité des religions et des cultures. Il convient de relever les richesses de chacune d’elles et de mesurer ce qu’elles apportent à la conscience de leurs fidèles ou de leurs adeptes en terme d’obligations, de droits, de responsabilité et de valeurs : c’est le seul moyen, sans doute, de parvenir à une coexistence respectueuse des spécificités. Pour le cas qui nous occupe, il faut reconnaître que l’Occident a atteint un niveau de maîtrise scientifique et de spécialisation remarquable : dans le cadre de ses références, cette évolution force l’admiration et toutes les civilisations ont à profiter de la dynamique de cette rationalité et peuvent tirer des enseignements des progrès réalisés. « Profiter », « tirer des enseignements » n’est pourtant pas se soumettre : il faut, de la même façon, reconnaître que d’autres civilisations et d’autres cultures proposent une vision du monde très riche et que certaines d’entre elles ont su préserver des valeurs de vie essentielles dont on commence à entrevoir la portée fondamentale en Occident.[8] Il ne s’agit pas de proposer une nouvelle vague de « l’amour des exotismes et des folklores » ; bien au contraire, il s’agit de s’engager dans une réflexion exigeante sur les spécificités culturelles et les enrichissements possibles à partir de l’intérieur des cultures et non à leurs périphéries.

L’Islam, comme les autres civilisations et au même titre que n’importe quelle culture, a aujourd’hui à apporter sa contribution dans les différents domaines de la pensée et de l’action humaines. Que cette « religion » suscite les craintes de l’Occident n’est pas nouveau ; le conflit est vieux de plusieurs siècles. Ce qui est nouveau à notre époque, c’est le traitement différentiel auquel certains Occidentaux soumettent les autres cultures : prenant la mesure profonde de la crise des valeurs en Occident, on relèvera légitimement la sagesse de la pensée bouddhiste ou yanomamis, ou sioux. Sur le fond, on « permet » à ces cultures des différences de conceptions fondamentales en ce qu’elles ne sont pas dangereuses pour l’Occident : relever leurs qualités ne se fait pas, au fond, sans circonscrire leur degré très relatif de remise en cause du modèle occidental… Quant à l’Islam, le cas est différent. Plus d’un milliard de fidèles aujourd’hui, le quart de la planète demain : on ne cherchera pas alors la spécificité enrichissante, la particularité constructive… non pas, c’est ici la différence répulsive qui fixe nos esprits. Le danger paraît tel, l’agression au modèle tellement évidente, que c’est lorsque le monde de l’Islam parlera « notre » langue, empruntera « nos » instruments que l’on fera cas de sa présence positive. Ainsi, verra-t-on les mêmes intellectuels accuser, d’une part, la Déclaration des droits de l’homme d’être par trop ethnocentriste dans sa formulation (quand ils défendent les droits des cultures sud-américaines par exemple) et s’acharner, d’autre part, contre l’Islam parce qu’il ne respecte pas le texte de 1948. Sans avoir peur de revendiquer une chose et d’appliquer son contraire.

Le débat sur le cadre démocratique, on le voit, ouvre des perspectives très vastes. Retenons pour l’heure, trois questions qui y sont très directement liées et qui font grand bruit aujourd’hui : les droits de l’homme, la liberté d’expression et d’opinion et la question des non-musulmans dans les sociétés islamiques.

[1]. Tout, dans l’enseignement tiré des traditions du Prophète, s’y oppose. Et de façon catégorique. La conception moderne du pluripartisme pose en ce sens un sérieux problème : on pourrait imaginer un système approchant avec des exigences très strictes qui imposeraient que ce soit le contenu des programmes des partis – par leurs propositions concrètes – qui décide de leur accès au domaine du débat politique et non pas la seule volonté de pouvoir. Reste à penser la création d’une instance neutre et indépendante qui ait le mandat d’arbitrer.

[2]. Même à l’époque ommayade qui a vu naître le principe dynastique, les gouvernants étaient conscients qu’il leur était impossible de justifier islamiquement l’accès au pouvoir par la seule hérédité. Ils fondaient donc la reconnaissance du pouvoir sur l’allégeance (bay’a) du peuple au nouveau souverain. Il était le fils, certes, mais c’était l’allégeance qui était la caution de sa légitimité : cela nous confirme que jamais le sang ne justifie un « élu » sauf par un « jeu » sur la légitimité octroyée par le peuple : mise en scène que l’on se gardera aujourd’hui de reproduire.

[3]. Les cinq premiers successeurs du Prophète étaient tellement nourris par les enseignements de ce dernier et leur gestion du pouvoir était telle, qu’ils ne furent pas remis en cause par leur communauté. Ils n’ont pourtant pas hésité à démettre un gouverneur ou un juge de ses fonctions quand les musulmans de telle ou telle contrée s’en plaignaient ou si, selon leur propre évaluation, ils estimaient que la politique suivie était par trop lacunaire en terme de justice ou d’auto-exigence administrative : ‘Umar, en ce sens, était sans doute le plus exigeant et le plus ferme.

[4]. Voir l’ouvrage du Professeur Muhammad Hamidullah sur la vie du Prophète : Le Prophète de l’islam, dans lequel il transcrit et commente ladite constitution, nouvelle édition 1989, éditée par l’AEIF (Association des Étudiants Islamiques de France), tome II ; pp. 782 à 819.

[5]. Nous dirons un mot sur la question des ahl ad-dhimma – non-musulmans en terre d’islam – sans pouvoir malheureusement aborder l’ensemble de cette question dans le présent ouvrage.

[6]. La conception de l’homme qui naîtra respectivement de ces deux visions sera forcément marquée par ces différences : la caractéristique de l’homme en Islam est d’être porteur de la mémoire : sa raison est d’abord, par la révélation, une raison qui tire des enseignements de ce dont elle se souvient. Être avec Dieu, vivre avec les hommes, c’est se souvenir.  – Libéré de tout absolu, le pragmatisme de la raison autonome est fondé sur la construction et la projection. L’homme se fait dans le progrès et dans sa capacité à maîtriser la probabilité. Cette conception est fille de l’époque scientiste, mais elle reste aujourd’hui la référence dans tous les domaines de l’action sociale, politique et surtout économique.

[7]. Les discours des musulmans varient selon qu’ils mettent en évidence les similitudes ou les différences. Dans deux pays voisins, comme en Algérie et en Tunisie, deux penseurs tiendront, à partir des mêmes sources, deux discours de positionnement diamétralement opposés sur la question de la démocratie. À l’étude, on s’aperçoit que les divergences sont moins absolues que cela et qu’elles tiennent davantage, bien souvent, au type de rapport que l’on a avec l’Occident qu’à une opposition fondamentale sur le fond. Il existe, c’est une évidence que l’on ne peut nier, des opinions très différentes concernant le projet islamique : elles devraient contribuer à un débat interne enrichissant. Ce n’est malheureusement pas toujours le cas.

[8]. Nous dirons un mot plus bas de l’éthique. Qu’il nous soit permis de relever dans ce domaine que l’éthique, (re-) née en Occident de la conscience des catastrophes possibles, prend son sens, dans d’autres cultures, et notamment en islam, de la conscience de l’impératif de respect.

4 Commentaires

  1. Merci infiniment pour l’effort que vous faîtes à définir tous les termes que vous utilisez.Les approches que vous choisissez sont très didactiques et permettent des éclaircissements sur des concepts trop souvent galvaudés.

  2. Assalamu aleykum wa rahmatulah wa barakatahu cher freres

    L’ethique dans tous les senses du term est d’une importance sans egal. C’est le domaine de reference qui accorde a tous la dignite dans le traitement.

    Merci chers tous, qu’ALLAH vous garde et vous protege

  3. Très bon texte comme d’habitude, on appréciera la précision dans les 4 principes extraits de nos références textuelles et historiques.
    Certes le chemin est long avant d’arriver à cette exemple de société modèle, mais on on espère qu’une nouvelle génération de leaders musulmans « honnêtes » sauront et trouverons les moyens de mettre en application ces enseignements …

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