L’ijtihâd : entre l’absolu des sources et la relativité de l’histoire

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Quand il devait prononcer un jugement, le premier calife Abû Bakr revenait d’abord au Coran en cherchant s’il s’y trouvait un texte applicable. S’il n’en trouvait pas, il prenait en considération la vie du Prophète (PBSL) – selon son souvenir ou celui de ses compagnons – pour y découvrir une situation semblable pour laquelle le Prophète (PBSL) aurait prononcé un jugement spécifique. Si, au terme de ces recherches, les deux sources restaient muettes sur le cas en question, il réunissait pour consultation les représentants du peuple et prenait avec eux une décision neuve, et rationnellement autonome, mais respectueuse de l’esprit des deux sources.

Cette démarche par étapes avait reçu l’approbation de Muhammad (PBSL) lui-même quand il envoya Mu’âdh ibn Jabal au Yémen afin qu’il y exerçat la fonction de juge. La veille de son départ, le Prophète l’interpella : « Selon quoi jugeras-tu ? – Selon le livre de Dieu, répondit Mu’âdh ; – Et si tu n’y trouves rien ? – Selon la tradition (Sunna) du Prophète de Dieu ; – Et si tu ne trouves rien ? – Alors je mettrai toute mon énergie à formuler mon propre jugement. Sur quoi le Prophète conclut : “Louange à Dieu qui a guidé le messager du Prophète vers ce qui est agréable au Prophète.” »

De fait, en matière législative, les choses sont claires. Le droit islamique, dont on parle tant aujourd’hui, c’est d’abord l’ensemble des règles générales stipulées par le Coran et la Sunna. Très vite, nous l’avons vu, elles ne purent suffire à répondre aux questions de la vie quotidienne des musulmans. Il fallait donc que ceux-ci développent une méthode et établissent les principes de la recherche en matière de droit : qu’à l’exemple de Mu’âdh, ils mettent « toute leur énergie à formuler leur propre jugement ». Cette activité de réflexion est connue dans le droit islamique sous le nom de ijtihâd, nom arabe dont le sens est littéralement « mettre toute son énergie », « faire l’effort de ». Il s’agit, pour le juriste, en l’absence de textes de référence de s’atteler à formuler rationnellement une réglementation en prise avec le lieu ou l’époque et qui ne trahisse pas l’enseignement et l’esprit des deux sources fondamentales. Selon les lieux et les époques, les réponses ont donc dû s’adapter au contexte : elles furent par la force des choses diverses, plurielles mais toujours « islamiques » quand elles ne contredisaient pas les principes généraux unanimement reconnus.

C’est dire la place du raisonnement, et avec lui de la relativité de l’espace et du temps, dans le domaine de la réflexion juridique. Les juristes doivent répondre aux questions de leur temps en tenant compte des réalités sociales, économiques, politiques de leur lieu de vie. C’est ce que fit l’imâm As-Shâfi’î lorsqu’il modifia le contenu de sa jurisprudence (fiqh) après un voyage qui l’avait mené de Bagdad au Caire. Quand on lui demanda le pourquoi de telles modifications alors que l’islam est un ; il répondit que les réalités de Bagdad étaient différentes de celles du Caire et que des lois valables là-bas ne l’étaient pas forcément ici. En d’autres termes, il traduisait le fait que si la lettre du Coran et de la Sunna est une, son application concrète est plurielle et suppose une adaptation.

Ce travail d’adaptation qui est le fait des juristes est connu sous le nom de « fiqh » qui regroupe l’ensemble de la jurisprudence islamique : tant pour ce qui a trait à l’aspect cultuel que pour les affaires sociales. Si les règles codifiant le culte ne se modifient guère, il n’en va pas de même du traitement des affaires sociales. Ici, les réalités fluctuent et le fiqh bien compris est une réponse donnée à un moment donné de l’histoire par un juriste qui « a fait l’effort » de formuler une législation islamique et dont on doit saluer le travail mais non pas sanctifier les décisions ou les propositions. Cette confusion entre la sharî’a et le fiqh est d’ailleurs l’un des problèmes majeurs des musulmans aujourd’hui : ceux-ci, trop souvent, soit confondent l’esprit des injonctions coraniques avec le sens que tel juriste leur a donné aux premiers temps de l’islam, soit éprouvent une grande peine à penser une législation puisant toujours dans les sources fondamentales mais en prise réelle avec notre époque.

On le voit de façon explicite, dès l’origine, et jusqu’à aujourd’hui, l’islam a toujours exigé de ses fidèles de penser concrètement, rationnellement, leur rapport au monde et à la société. De nombreux orientalistes ont relevé que l’une des spécificités de l’islam était la priorité donnée, dès l’origine, à la réflexion juridique plutôt qu’aux considérations théologiques parce que, dans son essence, l’islam mariait la sphère privée et la sphère publique et que la recherche de réponses concrètes s’imposait. Ce mariage révèle une conception particulière de l’homme et du monde.

Nous avons essayé de montrer que rien ne s’oppose en islam au fait d’appréhender le changement et d’accepter le progrès, mais il nous reste à mettre en évidence les spécificités de la conception islamique de l’être humain et de l’univers. Il s’agira en fait d’analyser quelques-uns des principes généraux et absolus dont nous parlions plus haut afin de mesurer en quoi ils peuvent traduire une certaine idée de la modernité qui ne serait toutefois pas assimilée à son actualisation occidentale.

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