Pardonner 4/5

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Il en est qui se pardonnent tout et condamnent tous les autres. Il en est qui condamnent tout d’eux-mêmes et trouvent toutes les excuses aux autres. Il en est qui ne se pardonnent ni ne pardonnent rien. Il en est qui pardonnent tout et à (presque) tous. Aimer et pardonner, c’est marier l’exigence à l’indulgence. Une affaire d’équilibre, encore. Une tradition prophétique islamique affirme : « Trouve soixante-dix excuses à ton frère et si tu n’en trouves pas, imagine qu’il en existe une que tu ne connais pas. » Ce propos fait écho à la maxime chrétienne « Aime ton prochain comme toi même » et au « Tu ne jugeras point » : il est question d’aimer et de suspendre son jugement. Cela ne veut pas dire tout accepter d’autrui (car alors ce ne serait point de l’amour), mais considérer que ses erreurs ou ses fautes ne nous disent pas tout, définitivement, de lui (car alors ce serait un amour bien superficiel). Shakespeare posait la question : «Condamner la faute et non son auteur?», afin que les sentences humaines ne se trompent pas d’objet. Les monothéismes recommandent tous d’établir ces distinctions : aux êtres humains il est donné de juger des actes, Dieu seul est à même de juger les êtres humains. Quand ces derniers se transforment en juges, ils invitent non plus l’au-delà mais l’enfer ici-bas car alors « l’enfer » est vraiment « les autres », pour paraphraser Sartre.

Que veut dire au fond l’adage qui rappelle que « nul n’est parfait » si ce n’est que tous, que chacun, à commencer par nous-mêmes, nous ferons des erreurs, nous nous tromperons, nous manquerons de courage, parfois de générosité, d’amour et/ou de compréhension. Il faut commencer par apprendre à se pardonner à soi-même et cela, au demeurant, signifie deux choses bien distinctes : avoir la conscience de la faute, d’une part, et l’espérance de sa réparation ou de son dépassement, d’autre part. Certains semblent se pardonner aisément et passer outre à leurs propres manquements : on se rend compte qu’au fond ils n’ont pas toujours conscience de la nature du mal qu’ils peuvent faire. Ils insultent, violentent, négligent, méprisent, humilient sans une claire conscience de ce qu’ils font. Ils peuvent être aveuglés par leurs préjugés, leurs émotions, leurs blessures, leur soif de vengeance ou leurs certitudes. Le processus de leur propre déshumanisation ne leur est alors pas perceptible. Leurs raisons leur donnent raison, par définition. L’apprentissage de la distance critique par rapport à soi, ses intentions et son comportement est la base élémentaire de la spiritualité et de la psychologie : un esprit humain n’évolue pas sans cette capacité à développer un regard moral critique sur son agir. Ce que nous avons précédemment dit sur la tolérance, le respect, la liberté et l’amour participe des enseignements fondamentaux qui permettent de résister à l’inconscience, à la déshumanisation et à la bestialité des hommes. En acquérant cette conscience, l’homme acquiert le sens du pardon.

Cette conscience ne doit pas non plus nous enfermer. Les spiritualités et les religions nous enseignent toutes l’exigence et l’indulgence envers soi. Si les sages et les prophètes étaient des êtres humains, c’était bien pour transmettre le message de leur humanité, forte, parfois fragile, déterminée, parfois vulnérable, éveillée, parfois fatiguée. Les erreurs et les fautes sont des signes, des appels et des rappels sur la route contre la suffisance, l’arrogance et la prétention. Dans le même temps, elles expriment un besoin, celui d’être observé, pardonné et aimé. Nos fautes nous humanisent et il faut les accepter : non comme des fatalités mais comme des occasions de nous élever. Le pardon d’autrui est l’école de notre propre humilité. Quérir le pardon, être ou ne pas être pardonné, est l’essence de l’humanité. Seul, devant Dieu et/ou sa conscience, il faut avoir l’humilité de demander pardon comme de se pardonner. Pardonner, c’est aimer. Aimer, c’est pardonner. Aimer ce qui est, ou pourrait être, au-delà de ce qui est ou fut fait.

De soi à autrui, il faut aussi apprendre à « se mettre à la place de », à pratiquer l’empathie dont nous avons déjà parlé. Chercher à comprendre les motivations et les actions d’autrui pour être à même de mieux évaluer le sens et la portée d’une intention ou d’un geste. Ce n’est pas toujours facile, ce n’est jamais facile. Une histoire, un exemple… Thierry a quinze ans quand un jour, sur un coup de colère, il frappe violemment sa mère qui doit ensuite être admise d’urgence à l’hôpital : sa lèvre s’est enfoncée entre ses dents supérieures à cause de la violence du coup. Sa sœur appelle à la rescousse l’enseignant de Thierry, avec lequel il avait une relation profonde de confiance et de complicité. Arrivé à l’hôpital, l’enseignant est hors de lui, il est prêt à réprimander, voire à corriger lui-même, son élève tant il trouve inacceptable un comportement aussi indigne, rien ne pouvant justifier que l’on frappe sa mère. Sa sœur s’interpose et lui murmure en aparté : « C’était la façon d’agir de notre père. Il frappait ma mère, nous frappait : la violence a toujours été notre moyen de communication familiale. Thierry n’aurait pas dû, je le déteste de faire cela à maman, mais… » Elle ne finit pas sa phrase, puis ajoute avec un visage crispé et souffrant : « Vous comprenez ? » L’enseignant reste silencieux : il comprend, se calme. Ce n’est pas justifier la violence, mais comprendre d’où elle vient : la sœur de Thierry l’a fait passer du simple jugement moral à la complexité des circonstances de la vie. Il est à même désormais de revenir sur le jugement moral, d’en densifier les termes et de pardonner sans justifier. De pardonner pour accompagner à dépasser. C’est ce qu’enseignent les spiritualités, de l’hindouisme au confucianisme en passant par le bouddhisme, le judaïsme, le christianisme et l’islam : le pardon n’est pas une attitude passive d’acceptation mais un engagement humain actif à réformer et à transformer. Dieu efface certes les fautes et il arrive aux hommes de positivement les oublier : pour la conscience morale, effacer, oublier ce n’est pas nier que ces fautes ont été mais attester que notre conscience a, ou cherche, les moyens de les dépasser.

Thierry était victime, il devient bourreau. Devient-il bourreau parce qu’il était victime ? Des études psychologiques et psychanalytiques l’attestent. Devient-il bourreau par le simple fait qu’il était un être humain et que l’inhumanité sommeille en chacun de nous ? Des spiritualités, des religions et des philosophies l’affirment et le postulent comme une vérité confirmée par l’histoire de l’humanité. Il faut se méfier des sentiments de pitié et de l’instrumentalisation de l’autorité : ainsi, le pardon peut devenir ce sentiment de condescendance charitable envers la victime ou un instrument d’autorité pour l’ancienne victime et/ou le nouveau bourreau. Qui pardonne à qui ? Qui pardonne quoi ? Pardonner, comme aimer, ce n’est pas avoir pitié. Rien n’est facile et le pouvoir de pardonner est bien un instrument qui oblige à se questionner sur les intentions de qui en fait usage : il peut cacher la face la plus sombre de l’autoritarisme ou de la manipulation psychologique comme la face la plus lumineuse de l’amour et de l’empathie active et constructive. Ce qui distingue ces deux types de pardon est bien l’amour : pardonner par amour, pardonner avec amour et aimer encore.

13 Commentaires

  1. Je valide les arguments avancés ci-dessus car je crois qu’ils sont vrais.
    Le pardon est un sujet qui à fait monnaie courante dans ma vie et qui continue d »ailleurs à l’être. J’avais tendance à rejeter la faute de mon mal-être sur les autres mais à des occasions ôù les gens attendent quelques choses de moi.
    C »est un peu comme les  »désirs refoulés » de Sigmund Freud, qui constitue l’inconscient. Moi, je pense que ce manque a pour conséquences des représailles nerveuses. ..qui constituent, forment le mepris qui nous empêche d »aimer.. .Existe-t-il un remède

  2. La question était de savoir s’il existe un remède à ce défaut de compassion ou de pardon de l’autre, si c »est seulement psychologique ou physique ?

  3. Comment peux t on pardonner au meurtrier de son enfant qui n’a aucun regret? Comment peux t on pardonner à des personnes qui se son réjouit de votre malheur ? Dois t on pardonner à des personnes qui vous ont fait bcp de mal et ne sont même pas musulmans même s’ils sont née musulmans ils ont préférer tourner le dos à notre créateur pour jouir des pseudo plaisir d ici bas  » alcool, débauche, vice….. » Personnellement je ne peux pas pardonner à ces gens là que dieu me pardonne mais j ai pas cette force

  4. Aaww,
    Merci pour cet article. Mais est ce que le pardon ne dépend pas aussi des actions de l’autre ? Reconnaître déjà sa faute, se comporter en repentant ne facilite il pas les choses ? Que dire des  » récidivistes  »?
    On peut décider de ne pas se venger mais aller jusqu’à’ ‘aimer »??

  5. salam tous , ma vision est que le mal c’est des abysses et le pardon c’est des degrés quand a l’etre humain il peut décendre bcp plus vers les abysses mais en hauteur il a des limites bien proche , car ça na partien qu’au tout puissant le miséricordieu

  6. Le pardon! Quelle belle valeur
    Pardonner ou se pardonner!
    comment se pardonner quand on s’est laissé sciemment subir une injustice? Sous pretexte que le pardon et la bienveillance reveillent les conscienses. Comment se trouver des excuses, pour justifier l’acceptation de l’injustice et le dépassement des limites de dieu!
    Il est certes que juger ne fait partie de nos attributions.
    « Dans la tradition musulmane il est dit que celui qui pardonne aux humains dieu lui pardonne ses péchés »
    Pardonner à soi même, reconnaître ses faiblesses en tant qu’être humain engendra t il aussi le pardon du divin?????
    Je fais partie de ceux qui pardonnent tout à tout le monde, de ceux qui aiment du fond du coeur et de ceux qui prient dieu pour qu’il guide ceux qui étaient injustes envers moi vers son droit chemin…
    L’amour est un chemin, le pardon est aussi un chemin…
    Donner, se donner, offrir, s’offrir sans limites, sans jugement juste accepter l’autre tel qu’il est et l’accompagner tout au long de se chemin pour trouver la paix et rejoindre en paix celui qu’il la détient…
    Exercice pratique que je veux partager avec vous
    Fermez vos yeux juste après avoir lu sourate El mulk avant de dormir et pensez à une seule chose être acculli dans un endroit extrêmement lumineux et que cette lumière représente votre capacité de pardonner.
    Je sais, le chemin vers le pardon peut être amer, très amer… mais le bout de ce chemin est certainement le paradis…in sha Allah

  7. Bonne fête cher frère.
    On te souhaite le bonheur dans cette vie et Al Firdaws dans l’autre.
    On t’aime toujours, infiniment! ??

  8. Merci pour votre article. Devient-on bourreau parce qu’on a été victime? Chacun est responsable de ses actes et de ses choix dès qu’il a atteint l’âge requis. On peut certes s’égarer, on peut se voiler la face, ne pas avoir conscience du mal qu’on fait à autrui tant on est imprégné d’un univers de violence. Il est plus facile peut-être d’avoir une conduite inhumaine quand on a côtoyé l’inhumanité.
    Peut-être est-il important de juger l’acte violent pour ramener chacun à la raison… Sans doute la religion nous donne les clefs pour sortir de l’égarement, pour suivre le droit chemin.
    Les études qui attestent que les bourreaux sont les victimes d’hier apportent une affirmation d’une grande violence. Comment, au nom de quoi, peut-on déterminer les actes de quelqu’un avant qu’il n’ait pu faire de choix? Dieu seul peut connaître notre destinée. Je refuse d’être suspecte parce que j’ai côtoyé l’inhumanité. Par cette affirmation, les victimes se retrouvent condamnées à la double peine.
    Je crois au contraire, avec force, qu’être victime peut ouvrir l’esprit et le cœur, qu’il y a par exemple des ces éducateurs qu’on admire pour leur grande compétence à accompagner les enfants grâce à ou à cause de l’enfer qu’ils ont traversé un enfer.
    Si Dieu nous envoie des épreuves, à nous de choisir si nous nous rebellons, que cela nourrit notre amertume ou si nous le remercions.
    Pardonner me semble si difficile quand les actes sont monstrueux, dépassent l’entendement. Peut-être peut-on pardonner quand on a pu s’éloigner de ce qui nous blesse, qu’on a trouvé les ressources pour se reconstruire, que le temps a apaisé les plaies et éloigné le chaos.
    Car j’ai bien du mal à être indulgente d’autant que je refuse avec force de faire à autrui le mal qu’on a pu me faire. Finalement, ma colère est nourrie de ce qu’ils n’ont pas fait le choix de lutter contre l’inhumanité qu’ils ont eux-mêmes côtoyé… Mais peut-être que mon exigence est trop grande.

  9. Bismillah ir Rahman ir Rahim,
    Assalamualeikum mon chère frère.

    c’est avec grand plaisir que je lis tes articles. J’apprends surtout beaucoup et je te remercie.
    Que Allah te donne la santé et le Paradis.
    Je cherche les articles complet de Moi (1 – 5), Pardonner (1 – 5) et l’amour, le pardom et l’amour (1 – 5).
    Ou puis-je les trouver?
    Jazzaka Allah khairan.
    Soeur Nasib

  10. Salaam wa rahmatullaah,
    Je voudrais poser cette question, sur base des quatre derniers articles traitant de l’amour.
    Si aimer c’est pardonner, et pardonner c’est aimer, alors nombre de pères/mères qui aiment leurs fils/filles et ne leur pardonnent pas des écarts n’aimeraient pas vraiment leurs enfants ? C’est parce qu’ils aiment leurs enfants que ces parents les punissent aussi durement. Le pardon vient après, au delà de tout amour. Nombre de gens pardonnent à d’autres qu’ils ne portent pas forcément dans leurs coeurs, ils leurs pardonnent parce que c’est la première étape pour retrouver la paix, et non pour (é)prouver un quelconque amour.
    Il me semble qu’à chaque fois dans ces quatre textes, l’amour a été confondu avec le respect, l’appréciation ou le (non)jugement des autres, et ici avec l’empathie et le pardon. Est-ce que « aimer » signifierait uniquement « vouloir le bien de » celui/celle/la chose/… qu’on aime ? A travers ces textes, on n’arrive pas à en saisir le(s) sens véritable/conventionnel/ou autre()s.
    Qu’est-ce l’amour, au juste ?

  11. Quiconque pardonne et réforme, son salaire incombe à dieu ,ainsi qu’il fait partie des bonnes dispositions et de la résolution dans les affaires, sachez que dieu est pardonneur ,très miséricordieux .Pour cette raison, on doit être des personnes compatissantes, tolérantes et clémentes, qui, comme le révèle le coran. Merci infiniment pour cet article.

  12. Merci beaucoup pour cet article et pour toutes vos autres représentations . C’est incroyable de voir qu’en une personne toutes les morales de cette vie sont parfaitement comprises , et je parle dans tous les domaines bien sûr!

    Enfin pour revenir à cet article et aux commentaires je pensais également qu’il était parfois très compliqué de pardonner sans le repentir de la personne . Mais si l’ont doit prendre cette phrase  » Pardonner c’est aimer , aimer c’est pardonner  » je pense que le premier pas à faire dans cet amour n’est peu être pas l’amour envers la personne qui a fauté s’il n’y as aucun repentir ou que la faute est beaucoup trop importante mais plutôt pour un amour de dieu .
    PARDONNER POUR L’AMOUR DE DIEU.
    Il est certes parfois difficile comme il l’a été exposé dans l’article pour pardonner il faut  » avoir la conscience de la faute, d’une part, et l’espérance de sa réparation ou de son dépassement  » parfois une faute peu faire souffrir une personne à vie donc espérer se reconstruire peu être difficile.
    Mais l’amour pour dieu doit être encore plus forte et dieu est certes très grand il nous aidera à surmonter l’épreuve Incha allah !

    PS: Merci encore Tariq Ramadan pour votre patience envers la communauté musulmane . Je m’attache à vos paroles pour essayer de ne plus être déçu de ce monde où malheureusement la plupart des incompréhension sont dût au critère d’apparence que beaucoup d’être porte en eux.

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