Invité à Montréal par l’organisme Canadiens pour la justice et la paix au Moyen-Orient, l’islamologue et professeur à l’université d’Oxford, Tariq Ramadan fait partie des intellectuels musulmans francophones les plus en vue dans le monde. Entre ses admirateurs qui saluent ses nuances et ses détracteurs qui l’accusent de tenir un double discours, il aborde de front certains des grands enjeux de l’islam d’aujourd’hui. Présence s’est entretenu avec lui.
Que pensez-vous de ces appels lancés par des intellectuels musulmans pour une réforme de l’islam?
Tariq Ramadan : Tout dépend de ce que l’on entend par cela. Cet appel à réformer l’islam ne va pas être entendu par le monde musulman, car il considère que le Coran et les traditions prophétiques ne peuvent pas être réformés. Par contre, je crois que ce qu’il faut réformer, c’est la façon de lire les textes. Le problème avec la formule «réformer l’islam» c’est qu’elle peut être mal comprise. Si cela veut dire faire la réforme de l’intelligence musulmane, de l’interprétation musulmane du Coran, alors je dis oui. Toutefois, réformer les textes, cela est impossible du point de vue musulman, comme cela n’est pas possible du point de vue chrétien.
Dans certains pays, des actions sont posées à l’encontre des femmes, des personnes sont emprisonnées, voire torturées, parce qu’elles ont exprimé des critiques envers l’islam. Ces comportements doivent-ils changer selon vous?
TR: Il ne fait aucun doute qu’il doit y avoir plus de liberté dans les sociétés musulmanes. On doit pouvoir exprimer une pensée, un avis critique. Le problème, c’est que les gens sont torturés ou emprisonnés, non pas d’abord à cause de l’islam, mais d’abord parce que l’on a affaire à des despotes et des autocrates qui ne laissent aucune liberté. C’est le cas dans la majorité des sociétés arabes comme, par exemple, au Moyen-Orient.
Face à la volonté du gouvernement français de réaliser des perquisitions dans les mosquées, vous répondez que les musulmans violents n’ont pas été formés et influencés dans les mosquées. Alors, où sont-ils formés et influencés?
TR: J’ai suivi pratiquement toutes les recherches au sujet de la radicalisation. Elles dévoilent que 99 % des personnes qui ont été arrêtées pour avoir posé des gestes violents ne sont pas liées à des mosquées. La radicalisation se réalise à l’extérieur des mosquées. Cela se passe dans des réseaux dont les membres ne sont pas toujours des pratiquants. Alors, répondre aux attentats par la surveillance des mosquées, cela n’est pas justifiable. Il est injustifiable de déclarer, comme l’a fait Alain Juppé [maire de la ville de Bordeaux et ancien premier ministre français] que les imams doivent parler le français! Affirmer cela, c’est dire que parler arabe est suspect! Oui, il y a des discours religieux qui sont dogmatiques. Nous devons les confronter par le débat.
Dans vos interventions, vous me semblez appeler régulièrement à une responsabilité partagée. Est-ce que je comprends bien votre pensée?
TR : Je cherche la voie de la sagesse. Quand je rencontre un être humain, il n’est jamais tout blanc ni tout noir. Quand je rencontre une civilisation, elle n’est jamais toute noire ni toute blanche. Tous les musulmans ne sont pas bons et tous ne sont pas des diables. Les Occidentaux ne sont pas tous bons et ils ne sont pas tous des diables. Penser comme cela, c’est choisir la voie de la sagesse. J’essaie d’établir des liens sur des valeurs partagées, sur des pratiques qui sont communes et sur une autocritique permanente. Cela ne veut pas dire que j’ai peur de dire certaines choses qui ne plaisent pas. Voilà pourquoi je ne peux pas aller dans certains pays arabo-musulmans, que je ne suis pas le bienvenu dans certains pays occidentaux, comme cela a été le cas aux États-Unis. Cependant, je refuse le simplisme. Je refuse le dogmatisme. Je refuse la pensée binaire qui consiste à dire que d’un côté il n’y a que des bons, que de l’autre côté il n’y a que des mauvais.
Dans plusieurs religions, le radicalisme pose problème. Comment faire pour prévenir cette radicalisation?
TR: Tous les processus de radicalisation sont liés à deux phénomènes cumulés. Le premier, c’est le manque de connaissance du fait religieux et de la religion elle-même. Donc, nous devons, comme première mesure préventive, nous intéresser à l’éducation religieuse des individus. L’autre phénomène est la fracture sociale. Lorsqu’un jeune vit un malaise dans sa vie, la religion peut devenir un refuge. Quand la religion est un refuge pour un jeune qui ne connaît rien au fait religieux ou à la religion à laquelle il adhère, cela devient une arme extrêmement dangereuse. Nous devons comprendre que les réponses à la radicalisation ne se retrouvent pas uniquement dans le religieux. La réponse est à la fois religieuse, sociale, économique et politique.