Principes et modèles 4/5

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Difficile de nier qu’il existe des «civilisations» : à travers l’histoire des hommes, on peut identifier des «ensembles», des «univers de référence», avec des sociétés qui partagent durablement ou temporairement des traits communs: des valeurs, des principes, des éléments de culture, des dispositions intellectuelles, des techniques, etc. Difficile de les dénombrer tant sur le plan diachronique que sur le plan synchronique: tout dépend des critères que l’on aura déterminés au préalable et de la connaissance ou de la méconnaissance de certaines civilisations et sociétés qui ont disparu ou qui sont trop régionales. On parle aujourd’hui de dix-huit, seize, huit, quatre «grandes civilisations» mais ces chiffres ne correspondent pas à grand-chose. On les identifie parfois aux cultures qu’elles intègrent, aux religions, aux philosophies, aux spiritualités organisées, à une langue ou encore à un espace géographique. Les critères sont flous, pour le moins, et la légitimité de telle ou telle classification est parfois tout à fait discutable. On n’hésite d’ailleurs pas à revoir les catégorisations en fonction des besoins politiques ou géostratégiques du moment: l’exemple de la Turquie est intéressant puisque ce pays fut considéré au XIXe et au début du XXe siècle comme «européen» alors qu’aujourd’hui certains le considèrent comme tout à fait «asiatique» et très fortement «islamique» (donc pas très «européen»). Peu d’objectivité en matière de civilisation !

Reste que l’on peut mettre en évidence des traits distinctifs, des courants dominants et, ainsi, circonscrire des aires de civilisation. Citons l’exemple du bouddhisme dont les traditions diffèrent tant de la Chine au Japon. Il en est de même pour la grande civilisation islamique et ses spécificités perses, africaines, arabes, voire occidentales. Bien qu’il existe des traits communs supérieurs, on observe des distinctions en matière de culture et de langue et des particularismes à l’échelle des nations. La civilisation occidentale est traversée par les mêmes dynamiques et la même diversité. Entre les États-Unis et l’Europe, ou encore l’Australie et la Nouvelle-Zélande, on peut déterminer un certain nombre de principes fondamentaux, communs et fondateurs, et une diversité de sous-ensembles intégrés de fait dans le grand ensemble. En Amérique du Sud et en Asie, cette réalité plurielle se confirme.

Il en ressort une première vérité qui est en totale contradiction avec les perceptions qui auraient tendance à fermer et à enfermer les civilisations dans des catégories monolithiques. Il n’existe aucune civilisation close, «pure» qui n’ait pas reçu d’apports de l’extérieur de son aire d’existence et d’influence. Les commerçants, les intellectuels, les voyageurs et les savants ont tour à tour importé et exporté des idées, des coutumes et des techniques qui ont permis une fécondation mutuelle entre les civilisations. Les racines et les éléments constitutifs des civilisations sont multiples et proviennent toujours d’innombrables influences qui se transforment, s’entremêlent et interagissent en permanence. Comme il n’y a pas d’identité exclusive et pure, il n’y a pas de civilisation uniforme et homogène: les approches essentialistes défendent en fait une position idéologique – et souvent dogmatique – de la question de la nation, de la culture et de la civilisation. Le rapport à la mémoire et à autrui n’est en rien scientifique et cache des considérations quant à «soi» et à la «pureté» de son univers de référence. Les «civilisations dangereuses» font écho aux «identités dangereuses» d’Amin Maalouf, un pouvoir de nuisance particulièrement effrayant.

Il faut ajouter à cela la dimension historique qui touche, intrinsèquement, toutes les civilisations. Comme les identités, elles sont toujours en mouvement, changent, évoluent, se transforment, progressent, régressent, traversent des crises, font face à des tensions, voire subissent des attaques et des remises en cause plus ou moins radicales. Ces évolutions historiques sont accompagnées de redéfinitions, d’évolutions quant aux aires géographiques propres, aux zones d’influence et aux relations de voisinage culturel. Les frontières se meuvent, deviennent rigides ou plus poreuses et les renouveaux proviennent de ces dynamiques mêmes. Le phénomène est identifiable à travers les siècles en Chine, en Inde, au Japon, autour de la Méditerranée, en Europe comme en Amérique du Nord et du Sud et jusqu’à l’Australie: toutes les «civilisations» se sont transformées historiquement et géographiquement. Que l’on adhère ou non à l’idée des «cycles de dynasties et de civilisations» d’Ibn Khaldûn, force est de constater que l’on peut toujours déceler des périodes de grandeur et d’autres de décadence qui se succèdent, parfois s’accélèrent, parfois se figent mais finissent toujours par se réaliser.

On observe un autre phénomène important à l’intérieur des aires de civilisation qui va lui aussi avoir une conséquence considérable sur les relations entre les différents univers de référence. En effet, les mêmes valeurs et les mêmes principes, bien qu’ils soient considérés comme universels, peuvent donner naissance à des applications concrètes et à des modèles historiques très différents. Par exemple, les principes fondateurs de la démocratie (État de droit, citoyenneté égalitaire, suffrage universel, mandat des élus devant rendre des comptes – accountabilities – et séparation des pouvoirs) peuvent bien être partagés par la majorité des sociétés européennes (et occidentales), aucun modèle de démocratie ne correspond à un autre. Les mêmes principes universels ne donnent pas les mêmes modèles historiques. Ces derniers dépendent des mémoires nationales, des psychologies collectives et des cultures qui leur confèrent une forme particulière. Si cela est vrai à l’intérieur même des «civilisations», le phénomène sera d’autant plus observable lors d’une approche comparative. Discuter et débattre des valeurs communes ou différentes impose une confrontation constructive et critique d’un autre type quand il s’agit d’évaluer les réalisations historiques. On peut certes estimer qu’un modèle a mieux réussi sur un plan ou sur un autre (gestion sociale, organisation politique, etc.), mais au bout du compte l’évaluation d’une civilisation ou d’une société fait sens quand, comme nous l’avons dit, on compare ses réalisations pratiques avec les principes qu’elle revendique. Dans l’absolu ou en rapport à l’éthique appliquée, la comparaison des modèles est souvent inutile et peut être nourrie par un sentiment nationaliste, chauvin et un rapport de force inavoué.

Ce dernier point est important. Comme il n’existe pas de couple sans relation de pouvoir, il n’existe pas de civilisation sans relations potentielles de domination. On peut vouloir dialoguer, se comprendre et construire ensemble, il reste que l’appareil idéologique, qui définit les civilisations, les identités et l’universel, les intègre, bon gré mal gré (et jamais innocemment), dans un système de catégorisation qui détermine des hiérarchies. Qu’on le veuille ou non, que l’on fasse semblant de l’ignorer ou non. La terminologie utilisée pour énoncer les principes, la temporalité choisie pour évaluer les étapes de l’Histoire, les hiérarchies déterminées des valeurs et la célébration de certains «modèles» (confondus avec les principes qui les sous-tendent), tous ces éléments ont à voir avec une quête de pouvoir qui influence les débats et les représentations de soi et d’autrui. C’était déjà l’intuition, nous l’avons dit, qui déterminait les prises de position de l’école de Francfort, puis de Herbert Marcuse jusqu’à celles de l’économiste Serge Latouche dans sa critique de la «méga-machine» Occident et de certains mythes concernant le progrès.

12 Commentaires

  1. Justement, ce sujet est tres interessant, puisque je suis entraine de reflchir sur l’evolution culturelle des Comoriens. Au commencement, c’etait l’homme qui construisait la maison(louer la maison pour la famille ), mais a nos jour, c’est la femme qui loue la maison. Une chose qui porte atteinte au developpement meme du pays. Le pure de chose, c’est qu’apres avoir fait ce constat, je suis devenu comme Satan pour les intellectuelles religieux. Qulle genre d’evolution ou de civilisation ?
    Comment est que je peux califie ces Ulamas?
    Comment remedier ce probleme?

  2. Bonjours Monsieur Ramadan. Je tiens aussi saluer votre travail depuis des années même si je partage pas toutes vos prises de positions…. Comme vous venez de le dire la civilisation est une et multiple suivant le nouveau de lecture et de subjectivité du sujet. Mais comme vous le dites si bien d’Ibn Khaldoun qui y voit une histoire cyclique (en résumé) la civilisation ne saurait être éternelle (même islamique). Alors pourquoi est-ce que l’homme invoque t il toujours une civilisation même décadente ou disparue pour vivre et prospérer ? La civilisation ne serait elle pas aussi une sorte de filiation au-delà de la biologie ? Car reconnaître son identité c’est légitimer son existence ? Allaho A3lam.

  3. Votre article comme tant d’autres est excellent! Merci pour vos éclairages Monsieur Tarik Ramadan et pour la limpidité de vos arguments. Une nourriture intellectuelle salvatrice!

  4. il ne faut pas non plus minimiser le fait que l histoire telle qu’elle est écrite subit également l’influence de l’historien, de son « histoire » propre. Chacun a sa perception des choses et sa manière propre de la restituer.
    Merci pour cet article toujours très intéressante.
    Bien à vous.

  5. Monsieur Tariq Ramadan c’est toujours un plaisir de vous lire et de vous écouter .
    Vous êtes un flambeau dans ce monde de ténèbres et d’obscurantisme et j’espère que sa lumière restera à jamais brillante et continuera à éclairer les générations à venir!!
    merci ALLAH pour Ta Générosité .

  6. « …On observe un autre phénomène important à l’intérieur des aires de civilisation qui va lui aussi avoir une conséquence considérable sur les relations entre les différents univers de référence. En effet, les mêmes valeurs et les mêmes principes, bien qu’ils soient considérés comme universels, peuvent donner naissance à des applications concrètes et à des modèles historiques très différents. Par exemple, les principes fondateurs de la démocratie (État de droit, citoyenneté égalitaire, suffrage universel, mandat des élus devant rendre des comptes – accountabilities – et séparation des pouvoirs) peuvent bien être partagés par la majorité des sociétés européennes (et occidentales), aucun modèle de démocratie ne correspond à un autre. Les mêmes principes universels ne donnent pas les mêmes modèles historiques. Ces derniers dépendent des mémoires nationales, des psychologies collectives et des cultures qui leur confèrent une forme particulière… »
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    Si nous avions tous une base comme commune comme nous le rappel les « livres » Saints, alors nos différences serait ailleurs. Et cette base commune c’est justice et vérité. Et quand on parle de justice on ne parle pas des locaux ou se déroule « trop » souvent cette parodie de justice et vérité.

    Bref, la justice est ce qu’elle est(juste) et la vérité est ce qu’elle est, il est impossible d’interpréter autre chose que ce que c’est, il va falloir faire face une bonne fois, sans quoi l’histoire ne cessera de se répéter aussi inlassablement que la justice et la vérité.

    Est-ce que quelqu’un comprend ce que je dis ?

    Courage et endurance a tous,

  7. Il n’est pas certain que les civilisations choisissent leurs valeurs. Celles revendiquées ne sont que des apparences. La réalité d’une civilisation n’existe que dans ce que nous pourrions en observer si nous n’étions pas éduqués à n’observer que ce que notre propre civilisation nous a appris à observer. Ainsi, lorsque vous dites, « Comme il n’existe pas de couple sans relation de pouvoir, il n’existe pas de civilisation sans relations potentielles de domination. », c’est parce que vous vivez dans des civilisations où le pouvoir est une croyance reconnue. Lorsque vous parlez de démocratie, il ne s’agit que d’une façon d’exercer le pouvoir, probablement apparue parce qu’il était difficile de l’exercer autrement dans des sociétés complexes. Ce que vous décrivez de la démocratie, ce ne sont que les apparences. Ainsi, ce qui importe n’est pas tant ce que nous revendiquons mais ce que nous sommes, la façon dont nous vivons, nos comportements. Ils montrent que nous croyons au pouvoir, puisque nous respectons ceux qui le possèdent, en l’argent puisque nous respectons ceux qui le possèdent, à la société de consommation, puisque nous faisons nos courses dans des supermarchés… Il serait donc déraisonnable de définir une éthique sans auparavant comprendre nos croyances « inconscientes » et de savoir les évaluer (et de comprendre aussi leurs interactions et leurs incohérences), et sans que nous n’apprenions à maîtriser l’incertitude de nos choix, car nous ne savons pas où cela nous mène… Nous ne savons pas le faire et pour le moment ce sont nos sociétés (c’est-à-dire personne) qui décident au travers des événements. Une autre possibilité serait de permettre à différentes civilisations de cohabiter sans que l’une ne cherche à dominer les autres, ce qui n’est pas ce que nous observons. Je ne sais pas si le Bouddhisme (qui n’est normalement pas basé sur le pouvoir) existe encore, noyé dans les sociétés chinoise et japonaise basées sur le pouvoir.

  8. Propre et très intéressant, bonne continuation et que dirons aussi de l’ancienne civilisation africaine car la nouvelle n’a aucun sens vu qu’elle est une mauvaise copie des autres (Occident-Orient).

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