Sentiment d’appartenance 1/4

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Il faut bien venir de quelque part. On peut tenter de l’oublier, le regretter, l’effacer ou au contraire s’évertuer à revendiquer ses origines, sa patrie ou ses traditions, notre passé, familial ou personnel, représentera toujours une part importante de notre être, de notre identité. Nous appartenons, bon gré mal gré, à notre mémoire. Des origines, un environnement, des odeurs, des parents, ou non, parfois une demeure, parfois la rue, la paix ou les conflits familiaux, ou la guerre, des sourires ou des larmes, des présences ou des absences: nous sommes habités par ce que nous habitions, que nous habitons encore, que nous habiterons toujours. La vie est si courte et aucun des événements importants de notre mémoire ne disparaît jamais: des images reviennent, s’en vont, se font écho, se font miroir, parlent de concert ou s’opposent au cœur de nos questions, de nos joies, de nos souffrances, de nos doutes ou de nos espérances. Nous ne cessons d’être en quête de «quelque chose» à la lumière de ce passéappartenance: pour retrouver certaines joies, quelques habitudes, des présences amies ou amoureuses ou alors pour fuir la souffrance, l’abandon, la déception, la peine ou la violence. Nous sommes parfois surpris de constater la ressemblance entre les gens qui nous ont accompagnés et ceux qui nous accompagnent encore ; ou alors l’opposition radicale de leur caractère et de leur tempérament comme si notre vie était une quête du même ou l’espérance de l’opposé. Notre passé façonne notre présent, colore notre futur et nous rappelle à chaque rencontre, à chaque sourire, à chaque larme, et devant tous les miroirs, que nous lui appartenons définitivement.

Que cherchons-nous tout au long de ces pérégrinations à travers le monde, ces contrées et ces horizons, dans le regard et le cœur de ceux qui nous aiment et que nous aimons, dans nos moments de solitude et d’introspection? Que cherchons-nous? Le bien-être, le réconfort, la paix, l’apaisement, la réconciliation, l’harmonie et l’amour, sans doute. Notre passé nous y aide parfois et parfois nous en empêche. Il faut en permanence le revisiter, le comprendre, le démêler, le dompter, l’oublier car on ne peut jamais définitivement le fuir. Il faut vivre et faire avec. Il est notre présent quand nous nous tournons vers l’avenir: nous cherchons, en permanence, les lieux, les amours et le sens de nos appartenances. Nous savons qu’il faut chercher et, au fond, trouver: parfois nous ne savons pas ce que nous cherchons, parfois nous savons exactement ce qu’il faut trouver sans le trouver, parfois nous avons déjà trouvé ce que nous cherchons encore… Troublant. Difficile. Dans ces méandres, on cherche finalement à s’appartenir: être soi, se sentir à soi.

Rien de nouveau. Cette recherche de l’appartenance est inscrite dans les plus anciennes traditions et philosophies du monde et on la retrouve dans les tiraillements des esprits les plus modernes et les théories psychologiques les plus récentes. Quelque chose m’habite que je dois réussir à habiter afin d’atteindre l’harmonie, vivre l’équilibre et me libérer. Mon passé me le rappelle, mon cœur et ma conscience également : je viens de quelque part et je dois faire le choix d’une destination. Je suis lié et libre, libre aussi de rester lié sans rien chercher. Laotseu affirmant «Je n’agis pas, le tao m’agit» mettait en évidence que la force qui le menait dans sa quête de liberté était déjà celle de l’objet de sa quête. Ce qu’il cherchait le faisait chercher : la libération du «moi» consiste à réconcilier la détermination imposée de la marche avec le choix libre de son objet, réconcilier la Voie et la destination. Appartenir à sa route pour que la route appartienne à sa fin et que l’on puisse enfin s’appartenir pleinement et librement. Socrate ne disait pas autre chose au début du Banquet alors qu’il s’intéressait à l’amour: «On ne peut chercher que ce que l’on sait devoir être cherché», indiquant en cela la relation profonde entre ce qui nous a fait, nous fait et ce que nous essayons de faire et de vivre. L’amour, comme la quête de libération spirituelle, est un formidable révélateur: beaucoup de soi est dans son objet. Les paroles paradoxales du Christ, du «Dieu caché» auquel se réfère Blaise Pascal, dévoilent cette même vérité essentielle:  «Tu ne me chercherais pas si tu ne m’avais trouvé.» Dieu habite déjà ceux qui Le cherchent, à l’évidence, et la rencontre est ici encore une réconciliation: il devient alors possible d’habiter avec son cœur ce qui nous habitait naturellement. En d’autres termes, trouver en conscience et en liberté ce qui nous a poussés, inconsciemment ou impérativement, hors de nousmêmes signifie effectivement reprendre possession de soi, s’appartenir, trouver la paix. Le Christ affirme ici que c’est bien de Dieu qu’il s’agit et cette révélation commune des trois monothéismes fait écho au seizième Psaume où David, selon la tradition juive, «s’abrite en Dieu» qui l’habite: cette expérience de la «dévéqoute» («adhésion à») lui permet de trouver un refuge, une demeure, l’apaisement et de lier son destin à son sort: «Tu es la part de mon destin, […] c’est Toi qui soutiens mon sort.» La tradition musulmane confirme le sens de ces enseignements : la révélation appelle le fidèle à lever «[sa] face vers [à se consacrer à] la religion, en monothéiste sincère, selon l’aspiration naturelle [fitra] à partir de laquelle Dieu a créé l’homme». Il s’agit de tourner sa face, de lutter contre le voilement et l’oubli et de revenir, par la volonté et le souvenir, à la nature première: «N’est ce pas au souvenir de Dieu que s’apaisent les cœurs? »

L’objet de la quête n’est peut-être pas la libération du «moi» comme dans les traditions orientales et asiatiques, ou l’amour, ou Dieu, mais les différentes écoles de psychologie moderne reconnaissent aux thérapies le même objectif : revenir à soi-même, essayer de comprendre ce qui nous anime, nos modes de fonctionnement, nos blocages, nos besoins, nos attentes, nos blessures et les analyser pour mieux les maîtriser. On ne veut plus «se subir», mais se donner les moyens de «s’appartenir». Et s’il est question, comme en amitié ou en amour, de faire «don de soi», ce n’est pas au sens d’«être dépossédé de soi» (sans ou contre sa volonté), mais au contraire de se donner pleinement et consciemment. Il y a loin entre les sentiments que la vie semble nous voler et ceux que notre être a les moyens de maîtriser et d’offrir comme autant de cadeaux. Revenir sur les traces de son passé, tenter d’accéder aux tensions de son inconscient (si l’on y croit et s’il existe), analyser ses comportements et ses réactions, c’est bien essayer d’identifier ce qui habite sa psyché et son être pour les faire agir et réagir de telle ou telle façon. Rentrer en soi, rentrer chez soi, comprendre et donner à sa conscience et à sa volonté le pouvoir de décider de son comportement et de ses attentes pour soi et envers autrui.

La quête naturelle de l’appartenance est une quête du bien-être. Les hommes et les femmes qui décident de s’oublier, et de ne plus s’appartenir, en usant de l’alcool ou des drogues par exemple, cherchent un bienêtre dont leur conscience lucide semble les priver. Tout se passe comme s’ils décidaient de ne plus s’appartenir en surface parce qu’ils sont traversés en profondeur d’un sentiment de dépossession de soi, d’un manque. D’autres, adolescents ou adultes, semblent en per manence rechercher la confrontation et le conflit. Ils donnent l’impression de ne jamais être en paix, de ne pas chercher la «paix», comme si l’agressivité et la tension étaient les états dans lesquels ils se sentent le mieux. On a affaire à un double phénomène assez bien étudié : un mal-être profond se cache derrière la recherche du conflit, et l’individu, en sus, a l’impression qu’il peut affirmer son autonomie et atteindre ainsi son bien-être dans l’opposition à autrui. Plus souvent, l’agressivité et la recherche de la confrontation cachent des attentes et des demandes d’un autre type : pousser l’autre vers ses limites, le forcer à prouver son attachement et son amour et à exprimer une reconnaissance envers et contre tout. Ces modes de fonctionnement, compliqués et complexes, ne remettent pourtant pas en cause les éléments que nous avons évoqués plus haut : l’être humain cherche ici à reprendre possession de soi à travers les yeux de l’autre, il a besoin de sa médiation, de sa reconnaissance, de son amour et de sa confiance. Son agressivité est bien souvent sa façon de communiquer et sa recherche du conflit une quête d’amour. L’autre, les autres, ceux qu’il aime ou avec lesquels il vit, déterminent son univers d’appartenance, et sa violence symbolique ou réelle est sa façon d’y entrer, d’exister, pour être vu, reconnu et s’assurer qu’il a une place, qu’il y a «sa place». Le rapport à soi et au groupe, sur le plan psychologique autant que normatif, est particulièrement important.

La spiritualité, la psychologie et le droit permettent d’appréhender de façon holistique la question de l’appartenance. Sa dimension psychologique est, nous venons de le voir, fondamentale et renvoie à des ordres multiples toujours en interaction: la quête d’une vérité que nous désirons habiter, l’équilibre intérieur qui nous permet de nous appartenir et enfin notre présence dans la famille, le groupe, la société auxquels nous appartenons de fait. L’appartenance obéit toujours à des règles: les vérités des spiritualités orientales et des religions exigent, sans exception, une discipline, des efforts et le respect scrupuleux de rites souvent très précis. L’introspection, les psychothérapies et les psychanalyses sont éprouvantes et requièrent un cadre avec des normes et des étapes qui conditionnent leur succès. L’appartenance à une collectivité est sujette à des lois qui fixent des obligations et des droits, la typologie des statuts de l’adhésion à la société (citoyens, résidents, immigrants, etc.) et le cadre normatif de leur interaction. Dans les sociétés pluralistes contemporaines, on s’aperçoit que la loi est nécessaire car elle régule et protège, mais reste insuffisante: il est impératif de prendre en compte la dimension psychologique qui parachève, ou infirme, tout sens d’appartenance à un groupe. La diversité culturelle et religieuse permet d’accéder au sens de cette appartenance si, en deçà des limites de la législation, les croyances et les sensibilités sont reconnues et respectées collectivement. L’individu sent alors qu’il appartient à une collectivité qui le comprend aux deux sens du terme: elle comprend intellectuellement ses valeurs et le «prend avec» en tant que membre légitime et à part entière de son organisation. La question n’est pas légale et a à voir avec la psychologie collective et les sensibilités: nous vivons une époque troublante où les sensibilités dominantes et légitimées peuvent exclure ce que les lois avaient pourtant intégré.

4 Commentaires

  1. Salam,
    Je voudrais revenir sur cette phrase reprise dans l’article, qui m’a donné du fil à retordre ! C’est la phrase de Socrate (et celle de Pascal, puis presque tout le paragraphe 3) :
    «On ne peut chercher que ce que l’on sait devoir être cherché»
    Elle voudrait dire que notre capacité à chercher dépendrait de nos dispositions vis à vis de l’objet considéré. Cet objet est soit:
    1) inconsciemment ou consciemment/délibérément occulté, ignoré ou rejeté, ou simplement inconnu
    2) inconsciemment ou consciemment défini, connu, voulu, désiré.
    Dans le premier cas, il semblerait que l’on soit incapable ou dans le refus ou l’impossibilité de chercher l’objet puisqu’on veut s’en détacher, s’en éloigner à tout prix ou qu’on y soit totalement étranger et indifférent. Dans le deuxième cas, la quête devient possible.
    Dans le cas de quête « inconsciente » comme pour la quête consciente, l’objet cherché existerait déjà et serait quelque part porté par nous, enfoui en nous ou avéré. Ce serait un besoin, un manque, une nécessité qui nous pousse vers lui (toujours de manière consciente ou inconsciente).
    Il faudrait remarquer que même si notre besoin de chercher est inexistant dans le premier cas, l’objet, lui, existe bien mais il est soit indésirable (on sait consciemment/inconsciemment qu’il ne doit surtout pas être cherché), soit hors des limites de notre perception, et de ce fait, soit nous ne voulons pas le chercher ou ne pouvons pas savoir qu’il doit être cherché.
    Ce qui pose d’autres problèmes :
    – Comment se fait-il qu’un objet qui était hors de notre perception (et donc de nos besoins conscients ou non), peut tout à coup devenir accessible à notre appréhension et devenir un besoin impératif ? S’il n’a jamais fait partie de nous, nous n’avons aucune possibilité de le chercher (d’après le 3ème paragraphe)
    – Quand/comment saurait-on que quelque chose (de nouveau, d’ailleurs) doit être cherché ?
    – Comment l’inverse pourrait-il arriver aussi : cesser de chercher ce qu’on croyait devoir être cherché ? Est-ce qu’on renie purement et simplement ce qui a déjà été ancré en nous, on s’en détourne, on le jette aux oubliettes ? On repart à zéro ?

  2. Le sentiment d’appartenance se décline presqu’à l’infini. Il prend des formes multiples jusqu’à sa forme la plus pure. N’est-ce pas le but ultime de toute vie de retrouver sa source après s’être dépouillée de toutes les quêtes « illusoires » d’appartenance…

    “The happiness of the drop is to die in the river.” Al-Ghazâlî

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