Toi 3/5

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Nous manquons d’amour, c’est certain. Nous semblons ne pas en avoir assez à donner et ne jamais en recevoir assez. Cela devrait nous convaincre que les effusions d’émotions ne sont pas toujours des effusions d’amour. La clé est ailleurs : revenir à soi, nous l’avons dit, et s’accompagner et s’éduquer afin d’apprendre, mûrir et donner corps et substance à son être. S’écouter plutôt que se voir et s’aliéner dans le regard de l’autre. L’époque de l’image provoque de profonds mal-être : on nous impose un modèle de beauté, une dictature de l’apparence et un regard sur soi biaisé, « médiatisé », bon gré mal gré. L’époque est cruelle et les malaises sont douloureux. Dans toutes les sociétés, de plus en plus, et sans exception.

On remarquera que les anciennes traditions spirituelles d’Orient et d’Occident dirigent systématiquement la conscience humaine vers la nature. Elle est une école, une initiation. Les éléments sont là, nous entourent dans notre quotidien depuis notre enfance. L’éveil de la spiritualité consiste à les regarder différemment, à voir en eux des signes, des célébrations et des concerts de chants, de louanges et de prières à l’ordre cosmique, à l’archétype universel, aux dieux ou à l’Unique. Cette conversion du regard est une conversion du cœur, le passage de l’état de celui qui observe à l’état de celui qui aime. La capacité à connaître, à reconnaître et à s’émerveiller provient du profond de l’intériorité, du « soi », de la conscience ou du cœur : elle exige une prise de distance avec le regard « immédiat », une disposition de l’intelligence et du cœur, un désir de proximité et souvent de sens. Alors l’ancien, l’habituel devient nouveau. On y voit d’autres choses, que l’on avait ignorées, pas vues, pas remarquées, tout à fait négligées. Les éléments se révèlent à nous de la même manière que nous nous révélons à nous-mêmes. Notre regard s’approfondit, se transforme et se densifie. Plus d’intelligence de cœur, de discernement spirituel, d’horizon imaginaire, plus d’amour. Si l’époque du progrès effréné et de la vitesse nous pousse à sortir de l’ennui en nous offrant toujours du nouveau, avec la surenchère de « nouveaux produits » et la société de consommation aveugle, les spiritualités, les philosophies, les religions et les arts nous appellent et nous invitent à mieux observer l’ancien, à trouver ce qu’il y a de perpétuellement nouveau en lui car jamais deux fois nous ne l’observons de la même manière, pour paraphraser Héraclite. Il s’agit de discerner l’extraordinaire dans le banal et l’ordinaire : la nature, le ciel, les éléments, notre environnement, notre entourage le plus commun. Changer de regard.

Les traditions les plus anciennes nous invitent à cette conversion intérieure qui est l’étape initiale de tous les enseignements spirituels. Les spiritualités traditionnelles africaines (que l’on appelle trop vite et très approximativement « animistes ») ou amérindiennes font écho aux enseignements hindouistes et bouddhiques de même qu’aux révélations des monothéismes : la métaphysique habite le physique, l’extraordinaire se cache dans l’ordinaire, le sacré hante le profane et le sens se terre dans l’essence des éléments. Dans un texte parlant des traditions celtiques, Tissages (Weavings), Esther de Waal remarque qu’à notre époque de la technologie nous sommes capables « de voir plus » alors que nous voyons « moins ». L’étendue est inversement proportionnelle à la profondeur : les spiritualités celtiques, relève-t-elle, intègrent Dieu, le sacré et l’extraordinaire dans le quotidien très ordinaire. Le poète anglais William Blake exprime la même intuition, recherche la même révolution du regard lorsqu’il écrit ces vers :

Voir un univers dans un grain de sable

Un firmament dans une fleur

Tenir l’infini au creux de sa main Et l’éternité dans une heure.

Ce fut également la révélation de Baudelaire : si les Fleurs du mal avaient déjà à voir avec le regard, c’est entre ce recueil et les Petits Poèmes en prose qu’il prend conscience que le poète doit chercher à extraire l’extraordinaire de l’ordinaire. L’alchimiste du verbe, qui « de chaque chose extrait la quintessence » et « de la boue [fait] de l’or », doit changer son regard : le Beau est dans le commun pour qui a une vue hors du commun. Rainer Maria Rilke répétera ces mêmes vérités de la spiritualité et de l’art : apprendre à regarder est une des façons d’apprendre à aimer. Ou peut-être est-ce le contraire : apprendre à aimer nous apprend à mieux regarder. Ou peut-être est-ce les deux, ensemble, contradictoirement, en tension et en harmonie. Éluard affirmait qu’il fallait aimer pour comprendre, mais cette vérité ne peut exclure qu’il faille comprendre pour aimer. En amour, la logique d’Aristote était sans doute incomplète ou relative : deux thèses opposées peuvent être vraies au même moment et pour la même personne.

C’est avec ce regard de l’intérieur qu’il conviendrait d’observer les femmes et les hommes qui nous entourent. Apprendre à aimer, apprendre à regarder. Apprendre à regarder, apprendre à aimer. Au-delà des apparences, des rôles et des fonctions, s’imprégner des horizons intérieurs de ceux que l’on aime par habitude, par pulsion ou au détour d’un désir subit. Retrouver les chemins de l’émerveillement et s’efforcer de discerner l’original, l’extraordinaire, le nouveau non pas « au fond de l’inconnu » ou dans le « dernier modèle » mais dans le connu, le plus naturellement exposé devant soi. Transformer la présence des êtres en paysage à redécouvrir sans cesse et les éléments qui les constituent en signes. Non pas multiplier la quantité mais densifier la qualité : il s’agit de l’exact opposé de la société de consommation en amour, comme en amitié, comme dans son rapport au progrès technique. Un autre regard sur soi, un autre regard sur toi. Observer sa mère, son père, ses enfants, sa famille, son entourage avec cette attention particulière de l’amour qui cherche l’extraordinaire miracle de la présence, le don du cœur, la singularité du « toi ». Dire «merci» à Dieu, au cosmos, à la nature et à « cet autre » qui nous ont faits, dans leur miroir, avec leur présence, à travers leur regard. Regarder, aimer, remercier ; aimer, regarder, remercier ; remercier, aimer, regarder, etc. Infinies combinaisons de l’amour.

« Toi », tu ne ressembles à personne. Mon cœur le sait, mon regard te le prouve. L’amour a besoin de preuves, tous les cœurs le savent. Apprendre à mieux aimer ceux que l’on aime est un exercice spirituel constant. Les psychologies modernes ne cessent de revenir à ces vérités essentielles que les premières spiritualités du monde nous avaient déjà transmises.

« L’amour est à réinventer », disait le poète dans sa fougue et sa déception d’adolescent, mais peut-être suffit-il simplement de le redécouvrir. Prendre du temps, de la distance, méditer, évaluer et se mettre en route : l’amour ressemble à la quête spirituelle parce qu’il est une quête de sens et de bien-être. Il appartient à chacun de découvrir l’extraordinaire qui se cache au cœur des présences si ordinaires de notre quotidien. Un trait de caractère, une émotion, un sourire, une expression, un regard, un sentiment, une blessure, un silence, une absence : tout parle à qui sait entendre. Entendre sans juger, ou plutôt juger qu’il n’y a rien à juger. Juger est humain ; juger, c’est aussi aimer ; suspendre son jugement, c’est mieux aimer ; et aimer, malgré les jugements, c’est aimer vraiment.

18 Commentaires

  1. Salam . l’amour doit être là raison de notre existence, d’abord aimer dieu qu’on se lève le matin, aimer son entourage………. Puis chercher sa moitié pour l’aimer ,de transformer sa vie en paradis au coucher du soleil s’il ne vient pas il faut retourner vers dieu pour apprendre le grand amour jusqu’à l’aube , »aimer c’est savoir vivre  » et vivre c’est trouver l’âme soeur  » qui se trouve dans les mains de dieu . merci bcp pour tout Mr ramadan.

  2. Merci , merci infiniment pour votre science que vous partagez avec nous , vous êtes un grand homme qu’Allah vous récompense, et vous donne longue vie pour que vous puissiez encore nous accompagner ,
    Avec tous mon respect ….
    Melle DIF

  3. J’adhère parfaitement à cette philosophie du retour à soi pour mieux aimer ou juste aimer et de par là vivre car que serait une vie sans amour (au sens large)?
    Toutefois ce regard différent semble difficile pour ne pas dire pas possible dans le monde actuel où l’imagine que nous avons de notre personne est conditionnée par celui que les autres ont de nous.
    Quel temps pouvons-nous accorder au « déjà vu » si la « nouveauté » est presque journalière?
    Alors que les semaines semblent être des jours, les jours des heures… où allons nous les trouver ces instants qui nous permettraient de nous retrouver face à nous même?

  4. Bonjour,
    Ilya Abu Maady (ou Elia Abu Madi) disait dans son recueil « la philosophie de la vie » (فلسفة الحياة) « Soit beau, tu verras la beauté de l’existence/l’univers » (كُن جميلاً ترَ الوجودَ جميلا). Dans ce magnifique recueil, l’idée est de changer son regard, de s’éduquer (s’élever, devenir « beau », spirituellement) afin de percevoir la beauté de son environnement, de l’univers etc.
    Une autre référence à noter, et qui est apparue 4 fois dans le Saint Coran: « Il y a certes (dans cela) des signes à tout (homme/femme) endurant et reconnaissant » (إنَّ في ذ لك لآيات لِكلِّ صبّار شكور). Il faut de l’endurance pour comprendre/déchiffrer Ses signes, et de volonté réelle à connaitre et reconnaitre Ses bienfaits.
    Concernant l’amour: l’humain s’attache à ce qu’il pense lui être utile, vital, nécessaire… et il appelle cela « l’amour ». C’est un mot facile à coller partout, et qui devient carrément une « adoration » (« j’adore cette robe, ce décor, cette forêt, cette plage, ces enfants, cet homme, cette femme… », ce qui, traduit en langage « lucide » veut dire: « je suis incapable d’imaginer ma vie sans eux »). Pourtant, l’amour véritable, ne devrait-il pas être celui qui n’attend rien de matériel en retour? Aimer (je dirais plutôt respecter) la nature, pas juste pour en tirer profit ou apprécier sa beauté (pour son propre plaisir), mais pour sa sauvegarde, et pour les générations à venir. Aimer (respecter, se soucier de l’état de) son prochain, et aimer le bien pour son prochain, pas pour ce que celui-ci pourrait vous (r)apporter en retour, mais pour le bien -juste ça, le bien-, pour Dieu (fii sabiili llaah, dans la voie de Dieu).
    Enfin, l’amour de ses enfants, de ses parents, de son mari/femme, de ses proches ou amis, est ce qui généralement lie les gens, naturellement. Dans ces liens-là, on n’attend pas de retour autre qu’un amour partagé.

  5.  » Aimer malgré les jugements, c’est aimer vraiment « , quelle extra-ordinaire conclusion ! et quelle belle introduction à l’amour… un début qui ne finit pas et une fin qui n’est qu’un début… un appel à l’excellence ! developper les sens du regard. Merci professeur

  6. Très beau texte sur l’extraordinaire de l’ordinaire et de l’amour qui s’y trouve au quotidien chez chacun de nous et autour de nous ,,,en attendant vos conférences en France ,si par chance dans ma région …je pourrais en profiter d’au moins une .Merci pour tout ce travail au service de tous .

  7. Si je comprends bien, l’amour prendrait forme dans la réalité -toute matérielle, avec son lot d’émotions positives ou négatives et dont il faut se détacher, en prenant du recul- mais plus encore dans le spirituel, le métaphysique et le rationnel. Nous manquerions d’amour parce que nous n’aurions pas appris à aimer (ou plutôt à voir le monde) à travers le prisme de la spiritualité qui investit les sens et la raison.
    Pour éprouver l’amour, il y aurait un passage nécessaire par :
    – les sens pour découvrir le monde,
    – la raison pour comprendre, maitriser ce que les sens révèlent (percevoir l’extraordinaire dans le commun ou l’ordinaire),
    et le spirituel pour imprégner le coeur de ces connaissances.
    Et si l’amour était plus irrationnel -sans que cela implique qu’il ne soit qu’émotions ? Un peu comme la foi ?

    • Non que l’irrationnel réfute ou exclut toute rationalité… mais que cet amour, ou une part de cet amour, relève d’abord de quelque chose d’inexpliqué rationnellement, et qui est d’un ordre spirituel (ce n’est pas la raison qui fait naitre ou motive l’amour). La comparaison d’avec la foi est en ceci : qu’amour et foi ne peuvent pas s’expliquer par des preuves matérielles (leur origine est « transcendante »), mais que notre raison ne cesse d’analyser leurs manifestations/représentations/signes traduits dans l’espace matériel, afin d’en appréhender les éléments déclencheurs, les éléments qui vont les raffermir, et d’en comprendre le sens, les objectifs ou les finalités.
      Ma conviction est que l’amour comme la vie (la Création, l’âme, etc), la foi et la sagesse, sont des dons divins. Expliquer l’amour ou la vie sans référence au spirituel (au divin) marque une rupture avec la foi et certainement un manque de sagesse.

  8. Quels beaux souvenirs! Les mots doux et les regards restent de beaux souvenirs de notre amour.
    Parfois on vit un amour exceptionnel qui s’épanouit sans être nourri.
    Merci infiniment ?

  9. Salamelekoum
    Merci
    Merci à mes parents de nous avoir accompagner dans l’éducation de ce sentiment profond, existentiel, qui est l’Amour avec un grand A !!
    Q´Allah vous garde M. Ramadan

  10. S iL’Amour nous semble un graal, une innacessible étoile , c’est que nous ignorons combien Dieu nous aime!
    Plus proche de nous que notre propre oreille, son amour nous permet de porter attention à l’autre , qu’il soit sympathique ou antipathique , de transformer cet amour Divin universel en un amour d’autrui , jusqu’à en aimer ses défauts.
    Je n’ai pas atteint cette plénitude , mais je sais que les Jugements n’appartiennent in fine qu’à Allah.Ainsi dans ma vie intime , je cherche aussi à m’ouvrir à l’autre. et non pas à le juger; mais parfois mon Djihad (que vous définissez comme la lutte contre ses propres démons) est lourd et je me pense regresser. sur le chemin de la plénitude spirituelle.

    J’ai lu plusieurs de vos livres, et en tant que catholique pratiquante, je retrouve dans vos valeurs humanistes , les valeurs universelles des gens du Livre.
    Tout ce que vous écrivez s’appliquent aussi à nous les chrétiens, dans la sens où la Foi, le Souffle est supérieur au Dogme .
    Merci d’éclairer notre spiritualité par la Lumière de vos écrits et de nous aider à progresser sur notre chemin de vie.

  11. As Salam. K ALLAH vous accorde longue vie afin QUE VOUS PUISSIEZ RESTER AU SERVICE DES HOMMES.PERSONNELLEMENT JE VOUS DIS GRAND MERCI;PARCE QU à TRAVERS VOS ECRITS ET CONFERENCES JE ME RETROUVE.K ALLAH VOUS BENISSE

  12. Nous sommes tous sous le jugement constant d’un autre regard dans tout ce qu’on fait on n’est jamais épargné d’un jugement et à la fin on sera jugé par une autre dimension c’est comme si on est entraînée toute notre vie à ce dernier jugement et que l’homme sur terre se substitue à dieu .c’est vrai que suspendre son jugement est une preuve d’amour alors est ce que nous serons aimé à la fin de l’univers et y aura il des suspensions de jugements pour tout le monde

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