Notre dette est immense, en vérité. Loin du tapage, dans la discrétion, presque dans la crainte, nos parents ont fait un travail remarquable. Venus pour chercher du travail, ayant souvent très peu étudié, ils se sont retrouvés en France, en Belgique, en Allemagne, en Angleterre, en Suisse ou autre : ils n’avaient pas grand chose si ce n’est une foi immense et la volonté de protéger de ce qui donnait sens à leur vie. Simplement, quotidiennement. Sans grandes connaissances théologiques ni grands discours sur la religion ils ont cherché, souvent dans la douleur, à transmettre à leurs enfants le sens de la foi en Dieu ; ils ont aménagé, du mieux qu’ils le pouvaient, des espaces de prières sur leurs lieux de travail, dans leur quartier, dans leur ville. Le souffle de spiritualité si perceptible dans les communautés musulmanes aujourd’hui est l’enfant de cette persévérance discrète. Combien de jeunes reprochent à leurs parents leur « ignorance » et oublient, au-delà de leurs maladresses et de leurs erreurs, combien ils leur doivent cet héritage silencieux du respect, du sens des limites, de la pudeur, ce profond sentiment de la présence de l’Être alors que tout, dans l’environnement, tendrait à Le faire oublier. Notre dette est immense, à n’en point douter.
II n’est pas de dette sans responsabilité. Nos parents ont fait face aux défis de leur temps et c’est à nous, aujourd’hui, de considérer notre époque et de nous engager, pour nos sœurs et nos frères, pour nos enfants et nos petits-enfants, à apporter une contribution à la taille des moyens qui sont les nôtres et dont nos parents étaient plus pour la plupart totalement démunis. Qui observe la scène européenne aujourd’hui ne peut être que surpris. En moins de cinquante ans, alors que la première génération faisait face au vide et au presque-rien en matière d’organisation islamique, nous voilà passés à un foisonnement imprévu et impressionnant. Les associations musulmanes se comptent désormais par milliers et partout, dans chaque ville, dans chaque quartier, on trouve des groupes actifs qui, tout en se formant, organisent des rencontres, des conférences ou des sorties. De la discrétion des premiers arrivants, on ne peut plus compréhensible, on est passé à la visibilité de leurs enfants, bientôt naturelle.
Ce tableau doit nous réjouir tant il est vrai que de plus en plus de musulmanes et de musulmans essayent de faire face à leur responsabilité dans un environnement pas toujours favorable. C’est un fait qu’il faut saluer. Une analyse un peu plus approfondie vient cependant nuancer l’étendue et la qualité de ces acquis. Même s’il ne faut pas, comme sont tentés de le faire certains musulmans excédés par les « problèmes de la communauté », oublier les évolutions positives, il est nécessaire cependant de rester lucide et d’évaluer avec honnêteté l’état de la situation. Le paysage s’assombrit tristement.
Au cœur même de ce renouveau de l’activité islamique, on trouve les déchirements et les divisions les plus catastrophiques. Des luttes attristantes pour la représentativité, des oppositions navrantes entre des « tendances » qui se rejettent, voire s’insultent et qui vont parfois jusqu’à s’exclure les unes les autres de la « communauté islamique » ou simplement de l’islam. Des associations, travaillant dans la même ville, dans la même localité, s’ignorent et parlent, chacune de son coté, de l’exigence et des bienfaits de la fraternité. L’analyse sérieuse ne laisse point de doute quant à l’état réel de la situation des musulmans en France, en Belgique, ou en Suisse : la division et l’émiettement sont la règle, les volontés de pouvoir s’intensifient et le dialogue entre les différentes tendances a quasiment disparu et tout le monde dit espérer le contraire. Qui donc est responsable ? Que faire pour remédier à cette situation? En d’autres termes comment tirer parti des acquis et réformer nos déficiences ? Parce que c’est bien de réforme dont nous avons besoin.
Au vrai, chacun d’entre nous a sa part de responsabilité dans l’état actuel de la communauté. On peut certes critiquer telle ou telle personne, telle ou telle organisation ou encore les gouvernements manipulateurs. Dire « ils » pour condamner « eux », « les autres ». On peut faire cela aisément, quotidiennement, aveuglement et, parce que l’on a passé son temps à chercher des coupables, finir par reconnaître que l’on n’a trouvé aucune solution. La réforme dont nous avons besoin aujourd’hui se situe très exactement là, elle consiste en un changement profond de notre état d’esprit et de la façon de parler et d’agir qui prévalent aujourd’hui dans notre communauté. C’est le travail de chacun et un engagement de tous les instants.
Revenir aux principes de l’islam auxquels tous nous sommes attachés veut dire manifester notre respect et notre fraternité à tous ceux qui s’engagent pour le bien, individuellement ou dans leur association même s’ils ne sont pas de notre sensibilité ou de notre « tendance ». C’est faire de notre diversité un atout et non plus un handicap : concrètement, cela consiste, au niveau local, à réinstaurer le principe et la culture islamiques du dialogue entre les personnes et les institutions, à développer une dynamique inter-associative entre des organisations qui ont compris qu’il est impératif et urgent de se compléter dans l’éducation et la formation plutôt que de se déchirer pour une hypothétique « représentativité ».
Ce dont nous avons besoin aujourd’hui c’est que chaque personne, chaque association développe à son niveau, dans son quartier, une nouvelle façon d’agir fondée sur la collaboration, l’échange et le partenariat avec les autres associations musulmanes présentes sur le terrain et plus largement avec toutes les institutions s’intéressant à l’éducation, à la prévention sociale ou à la formation civique. C’est chercher à tirer le maximum de bénéfices des compétences de chacun, qui en théologie, qui dans le travail social, qui sur le plan professionnel ou sportif, etc. Localiser notre engagement, multiplier les espaces de dialogue à petite échelle, respecter les divergences en développant des dynamiques inter-associatives basées sur la complémentarité et les objectifs ponctuels communs, tisser des liens avec l’environnement social et politique, c’est la responsabilité de chaque musulmane et musulman loin des clivages du passé artificiellement entretenus, loin des luttes fratricides, loin des pouvoirs. Proches de nos sœurs et de nos frères, avec nos sœurs et nos frères vraiment, sincèrement, profondément, parce que la Révélation comme le Prophète, que la paix et la bénédiction de Dieu soient sur lui, nous ont appris que nous ne sommes rien les uns sans les autres.
Notre communauté de foi vaut davantage que nos divergences intellectuelles, cela est certain. La vie cependant nous apprend que c’est bien dans le respect mutuel de nos intelligences et de nos sensibilités que nous fortifions l’amour en nos cœurs. Tel est le sens de notre spiritualité : un cœur illuminant l’intelligence ; une intelligence au service du cœur. Devant Dieu, notre responsabilité individuelle commune.