– Ash-shahada wa ash-shari’a
Sans doute, la plus grande des difficultés pour les musulmans vivant aujourd’hui en Occident (mais cela est également vrai dans le monde entier) est-elle de traduire leurs aspirations et leurs espérances en un langage clair, compréhensible, « audible ». Car enfin tout se passe comme si nous évoluions dans une sorts de nébuleuse, un flou somme tout peu artistique, dans lequel les pensées sont embrouillées, les concepts peu clairs et les propos divergeant, quand ils ne se contredisent pas. On peut reprocher longtemps à nos interlocuteurs leur écoute partielle, leurs interprétations tendancieuses, voire la déformation des propos. Certes, ces attitudes existent, et parfois sciemment, mais il reste que notre responsabilité, quant a l’entretien des approximations qui concernent l’islam, est sans commune mesure.
– Élaborer un discours
L’un des grands défis de ces prochaines années sera, pour les musulmans, de revisiter leurs références et de faire un travail intense de compréhension. Non seulement de la lettre des prescriptions mais plus profondément de leur sens, de leurs objectifs et de leurs exigences et ce dans une démarche qui ne devra jamais oublier, bien évidemment, le fondement spirituel de leur cheminement vers Dieu. Le besoin d’une telle étude se fait grandement sentir aujourd’hui non pas seulement dans la seule perspective d’être mieux compris par autrui mais déjà, essentiellement, parce qu’il est impératif que les musulmanes et les musulmans se comprennent mieux eux-mêmes et qu’ils aient de leur être et de leurs références une conception un tant soit peu claire. C’est loin d’être le cas aujourd’hui comme chacun peut s’en rendre compte au quotidien.
La nécessité est grande en effet de revenir aux fondements de notre religion et d’en clarifier les principes et les perspectives. La première étape, incontournable, consiste à fixer un certain nombre de définitions qui permettront, au cours d’une lents mais solide élaboration, de construire un discours tout à la fois rigoureux, profond et accessible tant aux oreilles des musulmans qu’à celles de leurs interlocuteurs. Un discours un et unique traduisant la conception et le mode de vie des musulmans et refusant, à chacune des étapes de son élaboration, tant de se reposer sur les apparentes évidences que de se laisser aller à la tentation simplificatrice ou caricaturale. On le voit, le projet est exigeant et demande aux musulmanes et aux musulmans un effort certain de réflexion, d’étude et de clarification. Nous ne saurions rendre clairement une idée si celle-ci demeure embrouillée dans nos esprits. Pour les musulmans, qui se doivent de porter témoignage de leur foi, cet exercice est un devoir, le sens premier et essentiel de leur responsabilité devant les hommes.
– Deux notions
Il faut donc commencer par le commencement. Parmi les concepts communément employés par les musulmans, les orientalistes, les sociologues et les journalistes, on trouve deux notions, ash-shahada et ash-shari’a, dont le sens semble apparemment clair et vis-à-vis desquelles on ne s’embarrassent plus ni d’analyses ni de précisions ni d’aucune autre précaution méthodologique. Ces deux concepts sont pourtant d’une importance fondamentale pour qui veut comprendre l’essence de la religion musulmane, en ses fondements comme dans les modalités de son adaptation à l’espace et au temps. Or, l’analyse des discours actuels nous montre que le sens couramment donne à ces deux notions est très réducteur et très asséchant et qu’il finit par trahir la portée véritable que la source coranique et l’exemple du Prophète (PSL) leur ont originellement donnés. La shahada ne serait plus que l’attestation de foi qui, une fois prononcée, fait qu’un être humain devient musulman. Pilier parmi les cinq piliers, on finit par présenter cet acte de foi comme trop souvent on le fait avec les autres pratiques lorsque l’on enseigne le droit islamique (fiqh): dans son seul formalisme, voire sa pure technicité. C’est encore plus vrai de la shari’a présentée soit comme la seule expression de la Loi islamique ou, plus gravement, comme l’application d’un code pénal atemporel et inhumain. Bien pauvres définitions qui ne rendent pas compte de la richesse et de la portée de ces concepts fondamentaux.
– Ash-shahada : Le témoignage de l’être
Attester qu' »il n’y a de dieu que Dieu et que Muhammad (PSL)est Son envoyé » est effectivement l’expression de ce qui est l’être et l’essence de la musulmane et du musulman. Par ces mots le croyant témoigne de sa foi en un Créateur, un et unique, auquel se soumet la création dans sa totalité. Le musulman exprime également la compréhension particulière qu’il a de l’histoire de l’humanité. Celle-ci fut jalonnée par les prophéties et les révélations qui toutes donnent un sens à l’histoire et ce jusqu’au dernier Livre, le Coran, révélé à Muhammad (PSL). C’est dire que cette attestation, la shahada, traduit une véritable conception de l’univers, de la vie, de la mort et des finalité de l’existence. Elle dit, dans la forme et la profondeur, ce que c’est qu' »être musulman » au plus intime de l’être (le lien avec Dieu) comme dans l’élaboration de sa compréhension des évènements et de l’histoire (le sens de la vie). C’est de tout cela que le musulman témoigne quand il la prononce. Et ce n’est pourtant pas tout. La shahada porte en elle deux autres dimensions dont, malheureusement, on fait trop souvent l’économie alors qu’elles révèlent le sens parachevé de 1’attestation.Celle-ci est d’abord et fondamentalement le témoignage de la fidélité du croyant au pacte originel qui lie l’homme à Dieu : il se sait participer d’un ordre, d’une harmonie, d’une origine à proximité de laquelle la foi est aussi naturelle au cœur que voler l’est à l’oiseau. Le témoignage est enfin l’expression d’une lourde responsabilité devant les êtres humains : témoigner, pour le musulman, c’est porter un message dont il lui faut devenir le meilleur des modèles. Pour être devant les hommes, un signe, un souvenir, un rappel ; jamais une contrainte. On le voit, la notion de ash-shahada est riche, et incontournable. En clair, elle traduit ce qui fait le musulman, dans son être, sa conception de la vie et de l’univers, son intime fidélité et sa responsabilité humaine.
– Ash-shari’a : Le comment être
Reste alors à savoir comment l’on peut, dans sa vie quotidienne comme dans sa société, faire vivre cet être en lui dormant les conditions de son épanouissement. Quelle est la voie qui peut nous permettre de rester fidèle à la Source tout en faisant face aux vicissitudes de la vie, du temps et des cultures. Tel est bien le sens premier et essentiel du concept ash-shari’a qui exprime cette idée de la voie, du chemin vers la source. Si, comme nous l’avons vu, ash-shahada traduit ce que c’est qu’ « être musulman, ash-shari’a nous enseigne « comment être musulman ». A l’instant même où un être humain a prononcé la shahada, avec conscience et conviction, tous ses actes sont désormais, en soi, l’application de la voie islamique, de la shari’a. Respirer, manger, boire, prier, travailler, fonder un foyer, etc. sont déjà le « comment » de l’être au monde du musulman. Dire cela n’est pas suffisant ; encore faut-il mettre en évidence que cette application est tout à la fois intime et globalisante : l’effort que chaque croyant fait pour donner vie à sa spiritualité, comme sa recherche de la proximité avec le Créateur, comme encore l’aménagement de sa vie quotidienne (seul et avec sa famille), comme enfin l’organisation de son espace social sont autant d’expression de cette Voie. Cette derrière exige du musulman le profond souci de fidélité marié avec la conviction, la compréhension, l’effort, l’intelligence du contexte, le sens de l’initiative et de l’adaptation sur le plan personnel comme sur le plan social.
Pour le musulman, à la lumière de sa foi, la Voie est naturellement universelle. Elle oriente sans jamais dépouiller ou priver le croyant de son intelligence des hommes, des époques, des lieux et des cultures. Clairement, la Voie ne peut se concrétiser sans l’intelligence active de l’homme parce qu’il ne peut y avoir de fidélité vraie sans la compréhension profonde des évolutions. Celles du cœur comme celles des sociétés. On a souvent réduit la définition de la shari’a à celles qu’en ont données les savants et les juristes selon leur domaine spécifique de spécialisation : on a ainsi laisse croire qu’il y avait plusieurs « islams », l’un du droit, l’autre de la spiritualité, un autre encore de la mystique. Il n’est rien pourtant, la Voie est une et englobe toutes les dimensions de l’être : le cœur et la raison, la spiritualité et les prescriptions, l’intimité et la société. La shari’a n’entretient pas la confusion des genres ; bien plutôt, elle révèle les principes de leur harmonie.